Partie 4 - Samuel
Merde, je suis à la bourre pour le premier jour d’orchestre.
Je ne pige toujours pas pourquoi Suwan a autant insisté pour que je m’y remette. La musique, le violoncelle, tout ça… c’était un autre moi. Une époque que j’ai rangé dans un coin de ma tête pour éviter qu’elle me bouffe. Mais non. Il a fallu qu’il revienne à la charge avec ses phrases tordues et son regard de vieux renard. Et ce déménagement soudain, là, sorti de nulle part… il dit que c’est pour « tourner la page », mais je sens bien qu’il cache autre chose.
Depuis quelques mois, il me parle à peine. Et quand il le fait, c’est toujours pour me balancer des demi-vérités. Il manigance dans son coin, comme d’habitude. Et moi, je dois juste suivre le plan sans savoir ce qu’il fout. Sauf que cette fois je sens que ça pue.
Le bus me dépose enfin devant le parvis du conservatoire.
Je reste planté là un instant, le sac sur l’épaule, le cœur qui cogne trop fort. Chaque marche que je monte me donne l’impression de remonter le temps. J’ouvre la porte, et bam, l’odeur du bois ciré, le couloir qui résonne sous les pas, ce putain de parquet grinçant… tout me renvoie à ce gamin que j’étais. Celui qui rigolait pour rien et qui croyait encore que le monde n’était pas pourri jusqu’à la moelle.
Je donnerai n’importe quoi pour ne pas me souvenir.
A l’intérieur, personne ne fait attention à moi. Et tant mieux. Je sors mon instrument, me faufile entre les pupitres. Et là, mon cerveau s’arrête.
Alexia.
A la même place qu’il y a cinq ans. Le front plissé, les lèvres pincées, en train de se battre avec une fausse note. Elle râle, souffle du nez. Même ses mimiques n’ont pas changé. Putain, Suwan, qu’est-ce que tu mijotes encore ?
Je le savais. Je l’ai senti le mois dernier, quand je l’ai croisée au lycée. Et maintenant, tout colle. Il voulait que je vienne ici, que je la retrouve. Pour quoi ? Pour rejouer au petit couple de gamin ? Non. Je ne suis qu’un vulgaire pion dans son échiquier géant. Mais je dois faire gaffe. Rester prudent. Avec lui, chaque geste compte. Si je découvre ce qu’il cherche, peut-être que je pourrais la protéger. Parce que mon monde à moi n’est pas fait pour elle.
Je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vue, m’installer à côté de mamie-ronchon. Je ne vais pas fuir. Pas ce soir. Je m’installe à sa droite, comme avant. Le jeu commence. Et, pour le moment, je laisse Suwan croire qu’il obtient ce qu’il veut.
- Je vois que rien n’a changé. Tu fais toujours la même moue quand tu fais une fausse note.
Elle sursaute, tourne la tête vers moi. Ses yeux s’écarquillent, l’espace d’une seconde je vois passer tout un orage d’émotions : la surprise, le doute, et puis ce petit éclat de joie qu’elle tente de cacher.
Et moi, je prends tout ça en pleine gueule. Les souvenirs remontent comme une vague, violente, étouffante.
Le déchiffrage commence. Bordel total. Les trompettes partent en sucette, le chef s’arrête, recommence, râle, tape du pied. On refait le début trois fois, et c’est toujours aussi chaotique.
Et pourtant… ça fait du bien.
Pendant deux heures, j’oublie tout. La douleur, les plans foireux de Suwan… absolument tout. Seules les notes restent, les vibrations sous mes doigts, la résonnance de mon instrument. Une bulle en dehors du temps.
Quand la répétition s’arrête, le silence tombe d’un coup. Alexia range son violoncelle sans un mot. Elle a ce regard perdu, entre la gêne et le regret. Elle voudrait parler, je le sens, mais elle n’ose pas. Moi non plus. Je devrais partir. La laisser tranquille. C’est ce qu’un type intelligent ferait.
Mais je reste planté là, comme un con. Et sur le chemin de la sortie, je réfléchis à la meilleure façon d’agir satisfaire tout le monde. Alexia, Suwan… et moi. Parce que, putain, pendant les deux dernières heures je me suis senti tellement léger !
Finalement elle s’approche, me tend son téléphone. Nos doigts se frôlent quand je prends l’appareil. C’est rien, juste un contact. Mais ça me cloue. Une décharge, presque douloureuse, me traverse la main. Elle aussi l’a sentie, je le vois dans sa façon de détourner les yeux, la respiration un peu plus rapide. Je tape mon numéro, lentement, pour gagner quelques secondes. Au moins, si Suwan recommence à foutre la merde, je saurai où la retrouver. Parce qu’il y aura toujours des problèmes avec Suwan.
Son parfum me revient, familier et flou à la fois. Quand je lui rends le téléphone, nos regards se croisent, et d’un coup tout devient trop proche. Trop dangereux. Je devrais m’éloigner, mais mes pieds refusent de bouger.
Et c’est là que la soirée dérape.
- Dites, c’est quand même une sacrée coïncidence que vous vous retrouviez dans le même lycée alors que vous n’habitiez pas ici il y a quelques mois…
Je me retourne. Et voilà. L’emplumé.
Eishen.
Évidemment. Il fallait qu’il soit là, lui aussi.
Je sens ma mâchoire se crisper, mais je garde la face. Je sors l’histoire bidon que Suwan et moi avons préparé. Sauf qu’il insiste.
- Et tes parents, ils sont venus avec toi ?
Le monde s’arrête de tourner. Comment peut-il sérieusement me poser cette question à la con ? Il le fait exprès ?
Je serre les dents.
- Mes parents sont morts il y a un peu moins de quatre ans. D’où le besoin de changer d’air, je réponds sans lâcher le regard du garçon.
Je lâche ça d’un ton sec, sans détourner le regard. Eishen me fixe comme si je venais de me changer en éléphant. Ce connard joue bien le jeu, il faut l’avouer… Il bafouille une excuse et se tire sans demander son reste. Tant mieux.
Alexia, elle, est pâle. Mal à l’aise. Elle bredouille une phrase de condoléance. Je hoche vaguement la tête. Ces mots-là, je les ai entendus cent fois. Ça change rien. Ça ramène juste tout le reste.
Je commence à m’éloigner, mais elle me rattrape. Sa main se referme sur la mienne. C’est doux, c’est chaud. Trop. Je relève les yeux vers elle, et tout ce que je vois, c’est la même gamine qu’avant, mais avec ce regard d’une fille qui a trop grandi d’un coup. Elle parle de son père qui s’est barré, de sa mère totalement froide, distante, de ce vide qui la bouffe. Et moi, j’écoute, sans savoir pourquoi. Peut-être parce qu’elle est la seule qui sonne encore vrai. J’ai envie de lui dire qu’elle n’est pas seule, que je la comprends. Mais si je commence à ouvrir cette porte, c’est fini.
Je vois ses émotions toutes chiffonnées. Une véritable pelote de laine ! Un seul geste, et je pourrais défaire le nœud, transformer la peine en force, la colère en patience…
Un klaxon perce notre bulle. Je tourne la tête. Suwan est là.
Mon corps se raidit instinctivement et je lâche la main d’Alexia. Je vois la peine et l’incompréhension dans ses yeux, ça me fend un peu. Mais je ne dis rien. A quoi bon ? Alors je détourne les yeux et rejoint la voiture.
Arrête de la regarder. Putain.
Suwan garde le regard fixé sur la route, impassible. Il ne dit rien, et moi, je sens la tension qui s’épaissit dans l’habitacle. Le moteur ronronne. Les lampadaires défilent. Silence.
Je finis par craquer.
- Tu comptes rester muet tout le trajet ?
Il esquisse un sourire sans joie.
- J’observe simplement. Tu semblais... à l’aise avec elle.
Je serre les poings. Il sait exactement où frapper pour me déstabiliser.
- Ce n’est pas un jeu, Suwan, je rétorque, ma voix plus dure que je ne le voulais.
- Tout est un jeu, Samuel. Reste à savoir si tu joues pour gagner ou pour perdre.
Putain, je déteste quand il sort ses phrases de merde. Toujours en énigmes. Toujours à parler comme un gourou.
- Pourquoi tu t’intéresses autant à elle ? je demande, les mots me brûlant la gorge.
- Je t’ai déjà dit. Alexia était là, cette nuit-là.
- Et toi aussi, apparemment, je rétorque, en désignant la cicatrice sur son bras. Alors ?
Il soupire.
- Ce que je cherche, c’est la vérité. Quelque chose d’aussi puissant que cette nuit ne peut pas être un simple accident.
- Et si tu te trompais ?
- Alors pourquoi n’a-t-elle aucun souvenir de l’incendie ? Pourquoi a-t-elle tout effacé ?
Je grogne.
- Je n’en sais rien. Peut-être que c’est son esprit qui se protège. Peut-être que c’est trop douloureux.
- Non. Ce genre d’amnésie n’est jamais naturel. Tu le sais aussi bien que moi.
Je serre les poings sur mes genoux. Il ne parle pas seulement d’Alexia. Il parle d’autre chose, quelque chose de plus grand, plus dangereux, mais que je n’arrive pas à cerner.
- Toi, tu étais là, non ? Pourquoi tu ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé ?
Suwan tourne brièvement la tête vers moi, un éclat glacé dans les yeux.
- Parce que quelqu’un a trafiqué nos mémoires. Elle, moi… personne n’y a échappé.
Je ravale un juron. Toujours les mêmes énigmes. Toujours le même foutu ton.
- Tu veux la vérité ? Cherche-la en toi, au lieu de foutre le bordel dans sa vie.
- Je ne suis pas le centre de cette histoire. Elle, oui. Et si tu n’es pas prêt à l’accepter, tiens-toi à distance.
Je le fixe, incrédule. Il parle comme si tout était simple, comme si je pouvais détacher Alexia de ce chaos sans conséquence. Mais je sais que ce n’est pas possible. Suwan a ce don de tisser ses plans autour des gens, de les aspirer sans qu’ils ne s’en rendent compte. Alexia ne sait pas à quel point elle est proche du bord du précipice.
- Tu veux des réponses, toi aussi, reprend-il, plus tranchant. Tu sais que ce n’est pas juste afin découvrir ce qu’il s’est passé, mais surtout nous préparer pour un avenir qu’on ne peut pas ignorer. Alexia... elle est au centre de tout ça, tu ne peux pas faire semblant de l’ignorer, Samuel. Tu n’as pas le luxe de fermer les yeux.
Je secoue la tête. Il a peut-être raison. Mais merde, pas comme ça. Pas au détriment d’Alexia.
- Peu importe comment, murmure-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Ce qui compte, c’est de découvrir ce qu’il s’est réellement passé.
Je me sens pris au piège.
Le silence s’installe entre nous, lourd et presque oppressant. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, mais une chose est sûre : il ne lâchera pas le morceau, et moi non plus.
- Tu crois vraiment que c’est le moment pour jouer à ton jeu ?
Suwan baisse lentement les yeux sur le volant, son sourire s’efface.
- Quel jeu ?
Je prends une inspiration, mon ton plus froid.
- Eishen. Il est de retour. Et toi, tu fais comme si de rien n’était.
Il ne me regarde même pas.
- Tu crois que je ne l’ai pas vu venir ? rétorque-t-il, un soupçon de défi dans la voix. Je peux le gérer.
- Tu te fous de moi ?
Je fronce les sourcils, me penchant en avant.
- Tu ne sais pas dans quoi tu fourres les pieds, je glisse.
Suwan ne bronche pas, ses yeux rivés sur la route. Sa certitude m’irrite, mais je sais que je ne peux rien changer.
- Si ça tourne mal, je t’aurai prévenu, je crache, les dents serrées.
Quand enfin je peux m’effondrer dans mon lit, le silence me pète à la gueule.
Je reste planté là, les poings crispés sur mes genoux, à fixer le plafond comme si je pouvais y trouver une réponse. Tout tourne à nouveau dans ma tête. Alexia. Putain, Alexia. Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend ici.
Suwan fait le malin avec ses airs de prophètes, ses mots lissés, son ton tranquille. Mais moi je sais. Je sais à quoi ressemble ce foutu monde quand les lumières s’éteignent et que les masques tombent. Et je sais qu’ils ne la laisseront pas tranquille.
Ils ne la laisseront jamais tranquille.
Je me masse la nuque, inspire à fond, mais ça ne change rien. J’ai ce goût amer dans la bouche, ce mélange de culpabilité et de trouille. J’aurais dû la prévenir. J’aurais dû lui dire de se barrer dès qu’elle m’a revu. Qu’elle ne me parle plus. Qu’elle m’oublie, bordel. Mais comment tu veux lui dire ça, à elle ? Elle te regarde avec des yeux qui comprennent tout et rien à la fois, et toi tu redeviens ce gamin paumé qui s’accrochait à sa voix pour ne pas sombrer.
Je ferme les yeux. Revois sa main dans la mienne, ce bref contact avant que tout se casse la gueule. Elle croit encore qu’elle peut recoller les morceaux. Qu’il suffit de comprendre. Mais elle ne sait pas qu’ici, comprendre, c’est crever.
Je rouvre les paupières. L’air est glacé, mais j’ai chaud. Trop chaud. J’entends encore la voix de Suwan dans un coin de ma tête. Ce n’est pas ton rôle de la protéger, Samuel.
Peut-être pas, non.
Mais si je ne fais rien, elle va finir comme moi. Et ça, je ne le supporterai pas.
Alors ouais, je vais coopérer. Je vais creuser avec lui, remettre de l’ordre dans ce foutoir qu’est devenu sa mémoire. Pas pour lui, ni pour ses plans foireux. Juste pour qu’il me foute la paix. Et qu’il la laisse tranquille.
Suwan veut des réponses ? Très bien. Il les aura.
Mais après ça, il la laissera vivre. Je ne veux pas le voir tourner autour d’Alexia, encore moins essayer de lui parler. Il ne la manipulera pas avec ses grands discours.
Elle ne mérite pas ça. Elle mérite pas ce monde-là.
Et moi, je ne veux pas la voir y brûler comme nous.

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