Partie 5
Les mois défilent à une vitesse affolante. Et, pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression de respirer. La cour du lycée qui m’oppressait au début de l’année est devenue notre point de rendez-vous quotidien avec Eishen. Tous les matins, il m’attend avec un café et un sourire, et la journée commence sans heurts, paisiblement.
Je m’étais préparée à un enfer : des profs rigides, des contrôles impossibles, l’ambiance élitiste où tout le monde se surveille. Mais finalement, ce n’est pas si différent de mon ancien lycée. Les cours sont exigeants, oui, mais je m’en sors. Mes notes tiennent la route, et à force d’organisation, je garde la tête hors de l’eau. Peut-être que, contrairement à ce que ma mère pense, je suis capable de plus que de survivre.
Chaque jeudi, après les cours, je retrouve Eishen dans un petit café à deux rues du lycée. C’est devenu notre rituel. Lui parle sans arrêt, rit beaucoup, ne travaille presque pas, pendant que je noircis mes fiches ou corrige mes résumés. Mais je ne m’en plains pas. Avec lui, tout parait plus simple. Les révisions, les discussions, même le silence.
Grâce à mes résultats, ma mère ne dit plus rien quand je sors mon violoncelle à la maison. Elle a même fini par accepter que je l’emmène au lycée pour répéter avec mon ami dans la salle de musique. Notre chef d’orchestre a annoncé un concert juste avant Noël. Je n’en ai rien dit à la maison. Je sais déjà qu’Antoine et ma mère ne viendront pas. Ils ne sont jamais venus. Ce serait stupide d’espérer.
Le conservatoire est devenu mon refuge. Un lieu suspendu, hors du temps. Là-bas, j’oublie tout. Et surtout, il y a Samuel. A chaque répétition, dès que nos regards se croisent, tout le reste s’efface. Il arrive souvent en retard, son violoncelle sur l’épaule, l’air détaché mais tranquille. Parfois, je sens son regard sur moi au milieu du tumulte des instruments. Il ne dit rien, mais sa présence suffit. Entre nous, il y a ce fil invisible, cette complicité silencieuse qui ne demande ni mots ni explications. Quand nos archets se lèvent, nos sons se mêlent comme avant. Comme si les années n’avaient rien brisé.
Et pourtant… Samuel reste un mystère.
Certains soirs, je le sens ailleurs, enfermé dans ses pensées, presque sombre. Puis, l’instant d’après, il me balance une remarque moqueuse, un sourire bref, et tout semble redevenir normal. C’est à n’y rien comprendre.
Mais il y a surtout cette chose qui me dérange. Quelque chose que je n’arrive pas à définir, mais que je ressens chaque fois qu’Eishen et Samuel se retrouvent dans la même pièce. Leur silence, leurs regards lourds, cette manière qu’ils ont d’occuper l’espace comme deux pôles opposés. Eishen garde son éternel sourire poli, et Samuel l’ignore complètement. On pourrait presque sentir l’air se figer entre eux.
Je ne suis pas idiote. Je sais qu’ils se connaissent. Et pas de la meilleure manière.
Samuel n’est pas là par hasard. J’en suis presque sûre. Quelle est la probabilité qu’il débarque dans la même ville, le même lycée, le même orchestre, après toutes ces années ? Tout ça sent la coïncidence arrangée.
Mais pourquoi ? Pourquoi être revenu ? Et surtout, pourquoi ce regard plein de colère quand il pense que je ne le vois pas ?
Ça me ronge. Je veux comprendre, mais en même temps, j’ai peur des réponses que je pourrais trouver. C’est peut-être pour cela que je n’ai toujours rien cherché sur l’incendie. J’ai peur de la vérité, peur que cet incident cache quelque chose de beaucoup plus gros. De plus dur. C’est plus facile de faire semblant de vivre que de creuser dans ce qu’on ne veut pas réveiller.
Alors je me perds dans la réalité. Je m’accroche aux cours d’histoire et aux répétitions d’orchestre, au café soluble du lycée, aux révisions de contrôles et aux conversations légères avec Eishen. Je voudrais trouver le courage de chercher, mais je fais l’autruche.
Comme toutes les semaines, Antoine me dépose sur devant le conservatoire.
- Vingt heures, me rappelle-t-il comme si j’allais oublier d’un mardi à l’autre.
J’acquiesce distraitement. Il repart aussitôt, me laissant seule dans l’obscurité glaciale de l’hiver.
Quand j’arrive devant la salle, c’est le chaos. Des plaintes, des éclats de voix. Un attroupement devant la porte. Je m’approche : une feuille A4, mal scotchée, flotte sur le battant.
Répétition annulée, m’explique Eishen déjà sur place. Le chef est malade.
Les râleurs s’en donnent à cœur joie. Entre ceux qui ont fait une heure de route et ceux qui veulent « un minimum de respect », c’est un concert d’indignation.
Eishen et moi échangeons un regard complice. Nous nous éloignons du vacarme, descendons jusqu’au distributeur et prenons un café tiède. Il envoie un message à sa mère pour qu’elle vienne le chercher. Moi, j’appelle Antoine.
- Il n’y a pas de répétition ce soir, je souffle. Personne n’a été prévenu.
Il reste calme, comme toujours.
- Je vais essayer de finir plus tôt. En attendant, avance sur tes devoirs.
Je promets vaguement. A peine raccroché, je soupire et m’affale un peu plus sur le banc froid. Les séances d’orchestre sont mon seul vrai bol d’air. Je n’ai aucune envie de rentrer ou d’ouvrir un cahier.
- Ma mère arrive dans quinze minutes, propose Eishen. On peut te déposer si tu veux.
J’accepte, soulagée.
La porte du conservatoire s’ouvre, et la troupe de râleurs sort enfin, toujours en bougonnant. Alors que chacun se sépare et que le calme revient, un violoncelle apparaît. Samuel décoche un regard noir à Eishen. Le froid semble s’intensifier d’un cran. Il s’avance vers nous sans un mot.
Je me décale pour lui faire un peu de place. Le silence qui suit est presque physique, lourd, collant. Eishen fixe son téléphone, la jambe battant la mesure d’un morceau invisible. Samuel s’enfonce dans le banc, mains dans les poches, paupières à demi closes. Et moi, je me sens coincée entre les deux, comme prise au piège.
- Au moins, on n’aura pas à supporter Claudette, murmure Samuel, un coin de sourire aux lèvres.
Je ris, un peu trop fort peut-être.
- A cette heure-ci, elle doit râler contre chaque feu rouge de la ville.
Son sourire s’élargit, presque complice.
Mais la jambe d’Eishen s’agite davantage. L’air devient irrespirable. Cette tension me rend folle. Pourquoi ils ne peuvent pas juste parler, régler leur compte une bonne fois pour toute ? Je voudrais pouvoir les secouer tous les deux, les obliger à en parler, à crever l’abcès. Mais je ne dois pas m’immiscer entre eux, ce serait déplacé. Ils sont assez grand pour gérer leurs problèmes.
La voix d’une femme résonne depuis le parking. Eishen se lève d’un bond. Il me lance un regard hésitant, mais avant que je puisse bouger, Samuel pose la main sur mon bras.
- Reste, murmure-t-il, comme une supplication.
Ce mot, dit si doucement, me traverse de part en part.
Eishen se fige, ses yeux vont de moi à Samuel. Puis, sans un mot, il tourne les talons et s’éloigne.
Je serre la mâchoire.
- Il exagère, je souffle. J’ai rien fait.
Samuel retire sa main, visiblement gêné.
- Désolé si j’ai foutu la merde.
- T’as rien fait, je soupire. Enfin… je crois.
Il ne répond pas. Son silence me pèse, presque autant que son regard fuyant. Je sens cette tension entre nous, prête à éclater, et c’est plus fort que moi.
- C’est quoi votre problème à tous les deux ? j’explose finalement, alors que je m’étais juré de ne pas intervenir. Ne me regarde pas avec comme ça, Samuel, vous n’êtes pas vraiment discrets. Les regards froids, les piques à peine voilées, les soupirs agacés…
- Tu as raison, finit-il par dire calmement. Eishen et moi, nous avons nos différends. C’est nul qu’il te fasse retomber ça dessus, mais les choses sont… compliquées.
- Parlez-en ! Je ne veux pas avoir à subir votre combat d’ego toute l’année. Vous êtes tous les deux mes amis, que ça vous plaise ou non. Je ne vais pas arrêter de voir l’un pour satisfaire l’autre.
Il hoche lentement la tête. Sa mâchoire se contracte, puis il se détend à nouveau.
- Je ne suis pas certain de pouvoir lui pardonner un jour ce qu’il a fait. Mais, je ferais des efforts pour être… correct en sa présence.
- C’est tout ce que je demande, je souffle, soulagée.
Sans réfléchir, je pose ma main sur la sienne. Son contact est chaud, étrangement rassurant. Il ne bouge pas. Ses doigts se referment doucement autour des miens, et tout mon corps réagit à ce geste minuscule. Mes poumons oublient comment respirer. Mon cœur bat à un rythme fou, désordonné, et chaque battement résonne jusque dans mon crâne.
Et puis, sans que je comprenne pourquoi, quelque chose change. Une chaleur diffuse se répand lentement dans ma poitrine, comme une onde qui m’envahit et me calme. Ma respiration se régularise d’elle-même, mes épaules se détendent, mes pensées cessent de tourner en boucle. C’est comme si mon corps venait de lâcher prise sans mon accord.
Samuel, lui, ne dit rien. Il trace distraitement des cercles du bout du doigt à la base de mon poignet, et je sens mes pensées s’enrouler autour de lui sans que je puisse lutter. C’est un frisson qui part de mes doigts et remonte jusqu’à mes tempes, un mélange de calme et de tension qui me fait vaciller. J’ai l’impression que mon corps tout entier le réclame, que mon esprit se laisse complètement aspirer. Je n’ose pas y réfléchir, je n’ose pas analyser, je me contente de me laisser emporter.
- Pourquoi tu as déménagé ? demande-t-il soudain, d’une voix plus douce que jamais, sans arrêter sa caresse.
Sa question me prend totalement au dépourvu. En quatre mois, il n’a jamais abordé le sujet. Pourquoi maintenant ?
Sa voix me ramène un peu à moi, mais je n’ai pas la force de parler. Les mots restent coincés dans ma gorge. La peur revient en même temps que le soulagement : la peur de ce que je pourrais dire, de ce que je pourrais montrer, et le soulagement qu’il soit là, qu’il tienne ma main comme s’il voulait me protéger de tout.
Je balance mon regard vers lui, mes yeux brillants. Et quelque chose chez moi bascule. Je veux lui faire confiance, je veux tout lui dire, même ce que je n’arrive pas à formuler. Et si mes émotions débordent, c’est sa faute autant que la mienne.
- Je… je n’ai aucun souvenir de cette nuit, je balbutie, la voix tremblante. Il y a eu un incendie… dans mon ancien lycée… et… j’y étais.
Je sens ses doigts se serrer un peu plus, et le frisson revient, plus intense cette fois. Mon cœur tambourine comme jamais, mes jouent brûlent, et une part de moi tremble de désir et de peur. Je voudrais reculer, respirer normalement, mais je ne peux pas. Je suis à la fois en sécurité et… vulnérable comme jamais.
- Pour dormir… je… je prends des somnifères… sinon je… fais des cauchemars, je continue, presque inaudible. Je brûle… encore et encore.
Son regard ne me juge pas. Il ne dit rien, mais je sens qu’il comprend tout, qu’il ressent tout, à ça me fait un bien fou… et en même temps ça me terrifie. Je ne sais plus distinguer ce qui est la peur du souvenir et ce qui est cette sensation trop forte qu’il provoque en moi.
Je décide de lui montrer. Je n’aurais jamais cru être capable de me dévoiler ainsi, surtout avec lui, à peine sept mois depuis l’accident. Et pourtant, je défais les boutons de mon manteau et soulève le bas de mon pull, révélant ma chair brûlée au bas de mon dos.
Samuel ne dit rien, le souffle coupé. Je n’ose pas affronter ses yeux, je ne veux pas y lire de la pitié.
- Alexia, regarde-moi.
Je ne bouge pas. Alors il approche sa main et attrape doucement mon visage pour le tourner vers lui. Son geste est ferme, mais pas brusque. Ses doigts sont chauds sur ma peau glacée. Quand nos regards se croisent, la pression dans ma poitrine se relâche d’un coup. Une larme roule sur ma joue. Il l’essuie du pouce sans rien dire. Le garçon ferme les yeux un instant, puis serre ma main plus fort. Et encore une fois, cette chaleur étrange, bienfaisante, s’installe en moi. Mon cœur ralentit, ma tête s’éclaircit, comme si son simple contact repoussait mes démons.
- Je suis là, souffle-t-il simplement.
Et pour la première fois depuis longtemps, je le crois. Samuel est avec moi, maintenant. Il ne me lâchera pas. Il ne peut pas, sinon… je ne suis pas certaine de réussir à me relever.
- Alexia…
Sa voix tremble légèrement, comme s’il allait me dire quelque chose d’important. Mais son murmure est interrompu par un bruit de pas dans l’obscurité. Une silhouette s’avance, et tout ce que j’avais cru maîtriser s’effondre. Samuel se raidit, sa main se retire brusquement de la mienne, et je sens le vide derrière lui, un froid glacial dans ma poitrine. Tout ce que j’avais ressenti, cette chaleur, ce vertige, ce mélange insensé de confiance et d’attirance, explose et se disperse dans un silence sourd, laissant derrière lui un goût de manque et de confusion.
- Alors Samuel, tu ne me présentes pas à ton amie ?
Je sursaute, le cœur encore fragile. Samuel, lui, se referme d’un seul coup, comme si on venait de claquer une porte en lui.
- Suwan, grince-t-il. Tu n’avais pas une réunion jusqu’à vingt heures ?
Tout à l’heure, mon cœur battait à une vitesse folle pour les raisons que je croyais connaitre. Maintenant, il s’emballe pour une tout autre raison : la peur, l’incompréhension, et cette sensation douloureuse d’avoir été brusquement arrachée à quelque chose de fragile et de chaud.
L’homme s’avance dans la lumière des réverbères et balaye sa remarque d’un signe nonchalant. Sa silhouette est fine, presque élégante, mais son regard me met mal à l’aise. C’est un regard qui observe trop, qui analyse avant même de saluer.
- J’ai appris que ta répétition était annulée, répond-il d’un ton léger. Je n’allais pas te laisser mourir de froid, voyons.
- Je suis assez grand pour me débrouiller tout seul, rétorque Samuel, la mâchoire crispée. J’aurais pris le bus, comme toutes les semaines.
- Mais je n’aurais pas eu le plaisir de rencontrer cette charmante demoiselle.
Son clin d’œil me glace. Je me redresse instinctivement, comme si mon corps tentait de s’éloigner malgré moi. Je me souviens vaguement l’avoir aperçu le soir de notre première répétition. Cette fois-là aussi, Samuel s’était braqué.
- Alexia, me salue mon ami en se levant. On se voit au lycée.
Sa voix n’a plus rien de la douceur d’il y a quelques minutes. Elle est dure, fermée, presque étrangère. Il ne me laisse pas le temps de répondre. Il attrape brusquement le bras de l’homme et l’entraîne vers le parking.
Je reste figée sur le banc, incapable de bouger, incapable de respirer normalement. L’air est soudain trop froid, trop lourd. La chaleur qui m’apaisait s’est envolée avec lui, et il ne me reste plus que le vide.
Pourquoi réagit-il ainsi ? Qui est cet homme pour que Samuel se mette aussitôt sur la défensive ?
Je les regarde s’éloigner, silhouettes sombres sous les lampadaires. Les bribes de leur conversation me parviennent, étouffées par le vent.
- Tu n’aurais jamais dû venir aussi près, grogne Samuel.
- Mais j’ai besoin de savoir, répond l’autre, Suwan je crois, la voix plus vive. Tu n’as toujours rien trouvé, alors que ça fait des mois que nous sommes là. Je dois découvrir ce qu’il s’est passé la nuit de l’incendie.
Mon cœur loupe un battement.
Non. J’ai dû mal comprendre. Ça ne peut pas être ce qu’il a dit. Samuel ne sait rien de cette nuit, il me l’a juré sans rien dire. Ses yeux, son trouble, tout sonnait vrai. Et pourtant… Suwan en parle comme s’il cherchait ensemble. Comme si Samuel savait.
Je sens une boule se former dans ma gorge. L’air refuse d’entrer dans mes poumons. Le froid mord mes doigts, mais je ne bouge pas.
Samuel… qu’est-ce que tu me caches ?
Je reste longtemps assise là, seule sur ce banc désert, incapable de rassembler mes pensées. Le silence du conservatoire est devenu pesant, presque inquiétant. Et pour la première fois depuis longtemps, je ne ressens plus l’apaisement de tout à l’heure.
Seulement un vide.
Et la certitude glacée que quelque chose m’échappe.

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