Partie 1
La pluie tape contre les carreaux de la fenêtre à un rythme régulier, apaisante comme une berceuse mélancolique. Recroquevillée sur mon lit, je regarde les gouttes glisser le long du verre et se fondre dans le vide de l’autre côté. Le ciel est lourd, gris, presque oppressant. Le temps passe sans que je m’en rende compte.
Demain, c’est la rentrée. Mon ventre se serre rien que d’y penser. Un nouveau lycée, une nouvelle ville, de nouveaux visages. Tous mes repères ont disparu depuis le déménagement, et savoir que ma mère m’a inscrite dans un établissement « d’élite » n’arrange rien. Je ne me sens pas prête. Pas prête du tout. On raconte que ce lycée n’accepte que les meilleurs : lettre de motivation, entretien, sélection drastique. Des centaines de dossiers pour quelques élus. Mais moi, je n’ai rien fait. Aucun test, aucun entretien. J’ai simplement une mère influente, et un nom qui ouvre des portes.
Depuis toujours, elle me pousse à la perfection. Il faut que je sois la meilleure, irréprochable, brillante. Que je fasse honneur à son nom. Et quand j’ai trouvé refuge dans la musique, elle a jugé que c’était une perte de temps. J’avais onze ans quand elle m’a désinscrite du conservatoire, du jour au lendemain. J’ai rendu mon violoncelle. Fini les répétitions, l’orchestre. Plus rien. Ce jour-là, quand elle m’a arrachée à ce monde, je n’ai pas seulement perdu un passe-temps. Je l’ai perdu, lui.
- Alexia, vient mettre la table ! tonne-t-elle depuis le rez-de-chaussée.
Le son de sa voix me ramène brutalement à la réalité. Je me lève, le cœur lourd et les pieds trainants, et descends les escaliers à contrecœur. Les dîners en famille sont une épreuve. Le silence pesant, les remarques froides, la tension qui règne en maître tyrannique. J’aimerais pouvoir m’échapper, disparaître avant que tout recommence. Car tous les soirs, c’est la même chose.
Sophie Brunault, ma mère, ne supporte pas qu’on la fasse attendre. Elle m’adresse un regard impatient depuis la porte de son bureau, et je m’exécute aussitôt. Dans la cuisine, Antoine s’affaire autour de son cake aux tomates, concentré, les sourcils froncés. Sans un mot, j’attrape les assiettes et les dispose sur le marbre noir de la table. Les couverts, les verres, le pichet d’eau. Chaque geste est mesuré, calculé. Antoine hoche la tête en signe d’approbation. Nous savons tous les deux qu’il ne faut rien laisser au hasard. Il en va de notre survie.
Le bruit des talons de ma mère résonne dans le couloir, comme un avertissement, un signal pour boucler les derniers détails avant qu’elle n’apparaisse. Antoine place le plat sur la table, la sauce juste à côté, et s’empresse de sortir le vin blanc. Lorsqu’elle entre enfin, son regard glacial parcourt la pièce. Elle sourit à peine avant de s’asseoir, et le repas peut commencer.
Antoine s’installe en face de ma mère, me laissant comme d’habitude la place du milieu, et attrape mon assiette pour y déposer deux tranches de cake.
- Pas de sauce Alexia, gronde-t-elle sans lever les yeux. Tu es déjà suffisamment ventripotente, pas la peine d’en rajouter.
Les mots claquent, tranchants. Ils s’infiltrent dans ma poitrine avant même que j’aie le temps de respirer. Une brûlure me traverse, cette vieille honte qui ne me quitte jamais vraiment. Depuis l’incendie, j’ai l’impression que mon corps m’appartient encore moins qu’avant. Trop lourd. Trop visible. Trop encombrant. J’ai beau baisser les yeux, tirer sur mes manches, tout me rappelle ce que je suis censée cacher.
J’aimerais lui répondre, lui dire qu’elle ne comprend pas à quel point ses réflexions font mal, mais ma gorge se serre. La phrase me reste plantée en travers, comme un poignard silencieux.
- La sauce fait partie intégrante du plat, souffle Antoine avec un maigre sourire.
- Ne commence pas, Antoine. Je porte peut-être ton nom, mais tu ne seras jamais son père.
Il s’apprête à répondre, mais je l’interromps avant que la tension monte.
- Ce n’est rien. Je n’en prendrais pas.
Silence. Encore. Étouffant. Je mâche lentement. Le goût du cake me paraît fade. Parfois, je me demande comment ils font pour encore partager la même table. Elle est tranchante, froide comme le marbre qu’elle chérit, et lui… lui il a cette douceur fatiguée de ceux qui ont trop essayé.
Antoine finit par rompre le silence.
- Il serait peut-être temps de parler de cette nouvelle année.
Mère lève un sourcil, méfiante.
- Je t’en prie, fait ton numéro.
- Sophie, on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. Tu sais très bien que…
- Je ne suis pas l’une de tes patientes, le coupe-t-elle avec froideur.
Son compagnon se tait un instant, les mâchoires serrés.
- Je m’inquiète pour elle, murmure-t-il. Pour Alexia.
- Alors ne discute pas mes décisions. Elle a besoin de stabilité. Repartir à zéro est la meilleure solution. Un nouveau lycée, une nouvelle vie. Il faut qu’elle reprenne des bases solides.
- Tu crois qu’on efface un incendie en changeant de décor ?
Son ton se brise, et je sens mon cœur se serrer.
- Elle a été enfermée dans une salle, Sophie. Elle a failli y rester. Et tu fais comme si de rien n’était !
- Et toi, tu fais quoi Antoine ? Tu devrais l’aider, non ? C’est ton travail après tout.
Je serre les poings sous la table. Ils parlent de moi comme d’un problème à résoudre. Comme si je n’étais pas là, à table, avec eux. Ma mère n’aime pas que je me mêle de leurs discussions. Pourtant, c’est moi le centre de la conversation. C’est moi qui me suis retrouvée enfermée dans une classe de mon lycée alors qu’il était dévoré par les flammes. C’est moi qu’on bourre de cachets parce que je n’arrive pas à dormir. Moi qui n’arrive pas à me souvenir de ce qu’il s’est passé cette nuit-là. Mais ils continuent de m’ignorer. Et moi, je me tais.
- J’ai accepté un poste dans un internat, finit par répondre Antoine. Je n’aurais pas le temps d’assurer son suivi comme avant.
- Alors on s’en tiendra là, tranche ma mère d’un ton sec.
Le repas se termine sur cette note acide. Le silence reprend sa place, règne en maître dans la cuisine. Le soir tombe sur la maison, étouffant les bruits du dehors. Le monde entier semble se taire autour de nous, comme si la nuit elle-même avait peur de déranger. Ma mère débarrasse la table sans un mot. Antoine parle à voix basse, trop calme, trop posé, comme s’il cherchait à éviter les éclats de verres qui jonchent encore nos vies.
Je n’écoute qu’à moitié. Les mots me glissent dessus. Depuis l’incendie, tout me parait flou, comme si je regardais le monde à travers une vitre sale. Quelques mois ont passés, mais je n’ai pas retrouvé mes repères. Je sursaute au moindre son, je me sens étrangère dans ma propre peau.
- Tu devrais aller te coucher, dit ma mère sans me regarder. Et n’oublie pas tes cachets.
Je hoche la tête et quitte la table. L’escalier grince sous mes pas, chaque marche proteste comme pour m’avertir. En haut, la lumière du couloir découpe un carré pâle sur le sol. Je m’apprête à tourner quand une voix retient mon attention.
Antoine.
- Elle repousse les souvenirs de l’incendie… comme elle repousse ceux de son père, murmure-t-il presque en chuchotant, craignant que je l’entende.
Je me fige. Les mots me fendent en deux. Une partie de moi sait pertinemment que je fuis l’incendie. Les bribes, les sensations, le feu, la panique, le chaos… Mais mon père ? Pourquoi parler de lui maintenant ?
Je n’ai jamais vraiment pensé à lui. Antoine a toujours été là, depuis aussi loin que je me souvienne : les anniversaires, les rentrées, les week-ends pluvieux à bricoler. Il a fait le travail, sans jamais le dire, sans jamais vouloir prendre la place qu’un autre avait abandonnée.
Bien sûr, il y a toujours eu ce pincement, discret mais régulier. Celui qu’on ressent quand on sait qu’on n’a pas été voulu. J’ai souvent imaginé que mon père été parti parce que j’étais un poids, une contrainte, une erreur qu’il n’avait pas eu la force d’assumer. Mais je ne l’ai jamais cherché. Jamais.
Alors pourquoi ?
Je m’appuie contre la rambarde, le cœur serré. Je fouille ma mémoire, mais son visage m’échappe. Des contours flous, une voix indistincte, des gestes sans forme. Rien de solide. Comme s’il n’avait jamais vraiment existé.
La voix de ma mère monte, glaciale, coupante.
- La seule chose à éviter, Antoine, c’est de mêler le père d’Alexia à cette histoire.
Je retiens mon souffle. Pourquoi en parle-t-elle ainsi ? Sait-elle où il se trouve ? Est-ce qu’il est…impliqué ?
Je recule d’un pas, craignant que le parquet ne trahisse ma présence. Le silence retombe en bas, et mes pensées s’emballent. J’aimerais descendre, exiger une explication, mais mes jambes refusent d’avancer.
Alors je remonte jusqu’à ma chambre. Les cachets m’attendent sur la table de nuit, rangés avec soin par ma mère, comme un rituel qu’elle m’impose chaque soir. J’en avale deux sans réfléchir. Leur goût amer me colle à la langue, une amertume qui me suit jusqu’au fond de la gorge. J’éteins la lumière et me glisse sous les draps.
Le plafond devient une mer sombre où mes pensées se noient.
Mon père. L’incendie. Ma mère. Antoine.
Visages sans contours. Mots à demi perçus. Fragments qui s’entrechoquent. Tout s’emmêle, tout brûle encore. Les flammes n’ont jamais vraiment cessé.
Je sens une pulsation sourde dans mes tempes, une chaleur qui me gagne, presque étouffante. Mon corps est lourd, mais mon esprit refuse de se taire. Il remue sous la surface, fouille dans la cendre. Il cherche quelque chose que je ne sais pas nommer. Peut-être une preuve. Peut-être une vérité qu’on m’a arrachée.
Je revois les yeux d’Antoine à table, fuyants. Et la voix de ma mère, glaciale, tranchante, qui fait taire tout ce qu’elle ne veut pas voir. J’ai l’impression qu’à part moi, personne ne veut me voir retrouver la mémoire.
Peut-être parce qu’ils ont peur de ce que je pourrais découvrir.
Peut-être parce que la vérité, cette fois, brûlerait plus fort que le feu lui-même.
Je repense à ce qu’a dit Antoine, à la peur dans la voix de ma mère, à ce père effacé qu’on me cache depuis toujours. Une douleur sourde s’installe dans ma poitrine, entre le manque et la colère.
Et au milieu de cette nuit qui brûle, une promesse s’impose, simple et violente, comme une fracture : cette année, je découvrirai la vérité.
Sur l’incendie.
Sur mon père.
Et sur tout ce que ma mère m’a caché entre les deux.

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