Partie 6

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Depuis cette soirée-là, quelque chose s’est fêlé. Samuel ne vient plus aux répétitions, et au lycée, il m’évite. Parfois je l’aperçois, au détour d’un couloir ou dans la cafétéria, mais il détourne aussitôt le regard. Comme si je n’existais plus. Comme si tout ce qu’on avait partagé n’avait été qu’une illusion. J’essaie de me raisonner, de me dire que ce n’est qu’une phase, qu’il finira par revenir, mais chaque silence, chaque détour qu’il prend pour m’éviter, creuse un peu plus le vide qu’il a laissé derrière lui.

Les jours passent, ternes et interchangeables. Les cours, les révisions avec Eishen, les trajets en voiture avec Antoine, tout suit le même rythme, sans saveur. Même les blagues d’Eishen semblent sonner faux. Il manque quelque chose. Ou plutôt, quelqu’un. Ce vide, je le sens aussi dans ma musique. Chaque note sonne creuse, comme si ma motivation s’était envolée avec lui.

Ce soir pourtant, c’est différent. Le concert de Noël a lieu. J’ai attendu ce moment avec une impatience fébrile, mêlée d’une angoisse que je n’arrive pas à nommer. Antoine me dépose devant le conservatoire, et avant de sortir, je lui dis simplement :

  • Ne m’attends pas ce soir, je rentrerai sûrement tard.

Il hoche la tête sans poser de question. Ce n’est pas qu’il se moque de moi, mais ni lui ni ma mère ne se sont jamais intéressés à mes concerts. Ils n’ont jamais pris la peine d’y assister, alors pourquoi celui-ci serait différent ? Tant que mes notes sont bonnes et que je respecte leurs règles, je peux bien disparaitre toute une soirée.

L’air glacial me mord le visage quand je descends de la voiture. J’inspire profondément et remonte mon écharpe jusqu’au menton. Les mains dans les poches, j’accélère le pas vers l’entrée.

À l’intérieur, c’est l’effervescence habituelle des soirs de concert. Les archets grincent, les cors s’échauffent, des rires nerveux éclatent çà et là. L’air sent le bois ciré et la colophane. Ce chaos familier aurait dû me rassurer. Pourtant, une sensation étrange ne me quitte pas, me serre la poitrine.

Je dépose mon violoncelle dans la petite salle où nous nous préparons. Pas de signe d’Eishen. D’habitude, il est déjà là, à raconter des anecdotes absurdes : les déboires de ses perruches, une théorie bancale sur un forum, ou la dernière fois où il a failli incendier sa cuisine. Pas ce soir.

Samuel non plus.

Mon cœur se serre. Leur absence flotte dans la pièce comme un écho, quelque chose que je n’ai pas la force d’ignorer. J’espérais encore qu’il viendrait, violoncelle à la main, regard calme, ce demi-sourire qui me donnait toujours un peu de courage. Mais il n’est pas là. Et je me sens stupide d’y avoir cru.

  • Allez, en place ! hurle le chef d’orchestre depuis le couloir. Tous en scène !

En passant devant le grand miroir près de la porte, je m’arrête, prise d’un malaise familier. La jupe noire me serre, soulignant chaque forme que j’aimerais dissimuler. La chemise blanche tire au niveau du ventre, refusant obstinément de tomber droit. Je tire dessus, sans succès. Mon reflet me renvoie une image que j’aimerais effacer.

Il faudrait sérieusement penser à faire un régime.

La voix de ma mère résonne dans ma tête, tranchante, précise.

La colère monte doucement, brûlante. Pourquoi est-ce si difficile de me sentir bien comme je suis ? Pourquoi est-ce que, malgré tous mes efforts, je ne suis jamais assez pour elle ? Un soupir m’échappe, mêlé de frustration et d’une légère tristesse qui me serre la poitrine. Je sais que je ne serai jamais à la hauteur de ses attentes, que je serai toujours une déception silencieuse, celle qu’elle regarde avec ce jugement constant dans les yeux. Et le pire, c’est que parfois, j’ai l’impression d’être d’accord avec elle.

Je secoue la tête, chassant ces pensées comme on repousse une mouche agaçante. Ce n’est ni le moment ni l’endroit pour m’effondrer. Tu dois être irréprochable, continue de murmurer sa voix. Alors je m’arrache à mon reflet, remets en place une mèche de cheveux rebelle et serre mon violoncelle un peu plus fort contre moi. Ce soir, je jouerai comme si tout allait bien. Parce qu’il n’y a pas d’autre choix.

La scène est immense, baignée dans une lumière dorée qui nous aveugle un peu lorsque nous prenons place. La salle, pleine à craquer de visages anonymes, bourdonne d’une impatience fébrile. Je balaie machinalement les rangées du regard. Pas de Samuel. Pas d’Eishen. Mais une autre silhouette attire mon attention.

Suwan. Je crois que c’est comme ça qu’il s’appelle.

Assis au fond. Immobile. Droit comme une statue. Même de loin, je sens son regard accroché au mien. Une présence lourde, presque étouffante, que je ne peux ignorer. Que fait-il ici ? Et pourquoi ce regard ?

Je serre les dents et reporte mon attention sur mon violoncelle, m’efforçant de respirer lentement pour me calmer. Le chef d’orchestre monte sur son estrade, lève sa baguette, et le silence s’installe comme par magie, dense, absolu. Je pose mes doigts sur les cordes, ajuste mon archet, respire profondément, et les premières notes s’élèvent. Mais la musique me semble étrangère, comme si elle ne m’appartenait plus.

Concentre-toi, Alexia, je me répète en boucle. Concentre-toi.

Mais Suwan est là, quelque part dans le noir, et je ne peux pas l’oublier. Sa présence me distrait, me pèse.

Je joue, mais ce soir, les notes sonnent faux dans mon cœur.

Les applaudissements retentissent comme un tonnerre, mais je n’arrive pas à sourire. Je m’incline machinalement, le cœur ailleurs. Les bravos me paraissent lointains, sans relief. Je sais que j’ai bien joué, mais à quoi bon, si personne ne regarde vraiment ?

Je range mon violoncelle avec lenteur. Je traîne, incapable de partir. L’absence de mes deux amis pèse encore plus lourd maintenant que tout est terminé. Et Suwan… pourquoi était-il là ? Son regard, durant tout le concert, m’a transpercé.

Quand je sors enfin, la nuit m’accueille avec son froid brutal. Mon souffle forme de petites volutes dans l’air. Je tire sur mon écharpe, cherchant un peu de chaleur, mais mes pensées tourbillonnent trop pour que cela fasse une différence. Et puis je le vois.

Adossé à un arbre, à quelques mètres de l’entrée, il attend. La même posture nonchalante, le même sourire énigmatique. Mon cœur se serre.

Il s’approche lentement, et avant qu’il ne dise quoi que ce soit, les mots m’échappent :

  • Vous étiez là… tout le concert. Pourquoi ?

Il esquisse un sourire.

  • Je voulais te féliciter. Ta prestation était remarquable, Alexia.

Ces mots devraient me réchauffer. Mais ils me glacent.

  • Merci, dis-je en baissant les yeux.

Il silence s’étire, lourd, presque gênant. Puis, poussée par quelque chose que je ne comprends pas, je relève les yeux.

  • Vous pourriez me ramener chez moi ?

Il semble surpris un instant, et acquiesce simplement.

  • Bien sûr.

La voiture sent le cuir et le froid. Suwan conduit sans un mot, ses gestes précis, presque mécaniques. Les phares des voitures croisées illuminent son visage par intermittence, dessinant des ombres qui accentuent son air mystérieux.

Je fixe la fenêtre, mais mon reflet dans la vitre me renvoie une image tendue, nerveuse. Mon cœur bat un peu trop vite, et mes doigts se crispent autour de la sangle de mon sac. Être seule avec lui me donne l’impression de jouer avec quelque chose de dangereux, une sensation que je n’arrive pas à définir mais qui me serre la gorge.

Suwan, lui, semble parfaitement à l’aise. Trop à l’aise, même. Il ne dit rien, se contentant de regarder la route, un léger sourire au coin des lèvres, comme s’il savait quelque chose que j’ignorais.

  • Pourquoi avez-vous envoyé Samuel dans ma vie ?

Ma voix brise le silence. Les mots sortent tout seuls. Trop directs. Trop sincères. Ses doigts se crispent légèrement sur le volant.

  • C’est une grande question, répond-il doucement.

Son ton est calme, presque amusé, comme s’il jouait avec mes nerfs. Je sens la colère monter en moi, mais elle se mélange à une forme d’appréhension.

  • Ce n’est pas une réponse, dis-je, la voix plus sèche que je ne l’aurais voulu.

Il tourne la tête vers moi, son sourire s’élargit.

  • Peut-être que tu devrais te poser une autre question.
  • Laquelle ?
  • Pourquoi ta mère tient-elle tant à ce que tu ne te souviennes pas de l’incendie ?

Son ton est calme, mais ses mots frappent comme une gifle. Je sens mon estomac se nouer.

  • Qu’est-ce que... ? Elle veut juste que je passe à autre chose. Que je… que j’avance, je balbutie d’une voix tremblante.

Suwan laisse échapper un rire.

  • Est-ce vraiment ce que tu crois ? Ou bien essaie-t-elle de se protéger de quelque chose ?
  • Se protéger de quoi ?

Il ne répond pas immédiatement. Ses yeux restent fixés sur la route, mais je vois le coin de sa bouche se relever légèrement, un sourire presque imperceptible, comme s’il savourait ma confusion.

  • Dis-moi, Alexia, as-tu déjà essayé de ne pas prendre tes cachets ?

Je sursaute. Sa question me prend de court.

  • Non. Pourquoi je ferais ça ?
  • Pour voir ce qui se passe, répond-il, toujours aussi calme. Peut-être que ton esprit essaie de te dire quelque chose. Quelque chose que ces somnifères étouffent depuis trop longtemps.

Je sens mon cœur battre à tout rompre. Les cachets. Ces pilules que je prends chaque soir depuis des mois, presque machinalement, sans poser de questions.

Je secoue la tête, les pensées en pagaille.

  • Vous pensez que c’est… important ?

Suwan se tourne enfin vers moi, et cette fois, son regard rencontre le mien. Ses yeux sont sombres, mais il y a une intensité dans son regard qui me fige.

  • Parfois, les réponses se cachent là où on ne les attend pas, murmure-t-il.

Je ne sais pas quoi répondre. Sa voix est douce, presque rassurante, mais quelque chose dans son ton me met mal à l’aise.

Lorsque nous arrivons devant ma maison, il coupe le moteur, mais reste immobile. Pendant un instant, le silence revient, lourd, oppressant.

  • Ce soir, ne prends pas tes cachets, dit-il enfin. Juste cette fois. Si rien ne se passe, alors tout ira bien. Samuel arrêtera d’enquêter, et tu pourras tourner la page.

Il marque une pause, puis ajoute dans un souffle :

  • Mais si quelque chose change... ou si ta mère agit étrangement... viens me voir. Je t’aiderai à comprendre.

Je le fixe, pétrifiée. Ses mots résonnent dans ma tête, dangereusement doux.

  • Bonne nuit, Alexia, conclut-il avec un sourire énigmatique.

Je descends de la voiture, le souffle court. L’air glacé me brûle le visage. Ses paroles tournent en boucle dans mon esprit.

Ne prends pas tes cachets.

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