Partie 7

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Dans un mouvement un peu trop précipité, je dépose mon violoncelle et mon sac, puis je me rue vers la fenêtre. La voiture de l’homme est toujours garée devant le portail. Suwan fixe ma chambre, son regard planté dans la vitre comme une lame invisible. Un frisson glacé me traverse l’échine. Ce n’est qu’à ce moment-là que je réalise : il m’a ramené ici sans jamais me demander mon adresse.

Il sait.

Et ce regard qu’il braque sur ma fenêtre, calme, indéchiffrable, c’est sa façon à lui de le dire. Sans un mot, sans un geste, juste cette présence étouffante qui m’observe.

Je recule d’un pas trop rapide, manque de m’étaler au sol, puis referme violemment les rideaux. La pièce s’assombrit, mais son ombre reste imprimée sur ma rétine.

Parfois, les réponses se cachent là où on ne les attend pas.

La phrase tourne en boucle dans ma tête, obsédante, comme un disque rayé impossible à éteindre. Je défais d’un geste nerveux les boutons de ma chemise, la jette sur le lit, puis la jupe noire la rejoint aussitôt. Dans la salle de bain, je laisse couler l’eau chaude et m’appuie un instant contre le lavabo. Mon reflet me fixe avec la même lassitude que je ressens. Mon corps parait étranger, rigide, comme s’il retenait quelque chose. Une peur que je refuse de nommer. Dans mes yeux, je lis toute l’inquiétude qui m’habite, comme si elle cherchait à sortir de mon corps, comme si elle voulait me montrer qu’elle existait, et que je ne l’appréhendais pas de la bonne manière.

Je lâche les bords du lavabo que je serrais comme une malade. Tout mon être se manifeste pour me faire comprendre que quelque chose ne tourne pas rond. Et pourtant, je garde la tête dans le sable. Je ne veux pas y faire face. Je suis trop faible pour ça. Fatiguée de douter, de sentir que la vérité se tient à un pas de moi sans jamais se laisser attraper.

Quand l’eau devient assez chaude, je m’y plonge jusqu’au cou. La chaleur brûlante détend mes muscles un à un, mais mon esprit, lui, reste aussi tendu que la corde d’un arc. Je ferme les yeux. L’eau enveloppe mes oreilles, étouffe le monde. J’inspire profondément avant de plonger la tête.

Sous la surface, tout devient silence.

Mon cœur bat, lent, assourdi. C’est un calme trompeur, fragile, mais si doux. J’aimerais rester là. Loin des questions. Loin de Suwan, de Samuel, de ma mère. Loin de tout.

Sous l’eau, les larmes ne coulent pas.

Le silence sous-marin me berce quelques instants. Mon souffle suspendu, j’écoute les battements assourdis de mon cœur. Une seconde. Deux secondes. Trois. L’illusion de l’apaisement ne dure qu’un instant. L’image de Suwan revient. Son visage impassible, cette lueur étrange dans ses yeux, comme s’il savait ce que je n’ai pas eu le courage d’admettre. Il sait. Et cette certitude me fait plus peur que tout le reste.

Je ressors la tête brusquement, haletante, comme si j’échappais à la noyade. L’air me brûle les poumons. La réalité finit hélas par me rattraper quand ma mère frappe à la porte.

  • Il est tard, indique-t-elle sur un ton dur. Dépêche-toi d’aller te coucher.

Je ferme les yeux un instant pour chasser la vague de frustration qui monte en moi.

  • Et n’oublie pas tes cachets ! gronde-t-elle avant de retourner avec Antoine.

Les cachets.

Et voilà, Suwan est de nouveau omniprésent dans mes pensées. Sa voix grave, ses mots énigmatiques. Pourquoi est-il tant obsédé par ce que j’ai oublié ? Je frissonne, non plus à cause de l’eau qui a refroidit, mais de cette sensation glaçante que quelque chose d’inexorable est en train de se mettre en place, et que je suis en plein milieu sans même le comprendre.

Je me sèche lentement, enfilant mon pyjama avec des gestes mécaniques. Mon regard dérive vers la table de nuit où la boîte de cachets m’attend, inoffensive en apparence. Je tends la main… puis la retire.

Ce soir, non. Pas cette fois.

Je repousse la boite au fond du tiroir et m’allonge sous la couette, le cœur battant.

Mais le sommeil refuse de venir. Je tourne et retourne dans mon lit, incapable de trouver une position confortable. Chaque bruit devient une gêne insupportable : le tic-tac du réveil, le ronronnement de la chaudière, le souffle du vent contre la fenêtre. La lueur du lampadaire s’infiltre à travers le rideau mal tiré, dessinant des ombres mouvantes sur le plafond. Je ferme les yeux, tente de me concentrer sur ma respiration, mais rien n’y fait.

Les draps sont trop chauds, puis trop froids. Je tente de m’apaiser en me tournant sur le côté, puis sur l’autre, mais c’est impossible. Mon esprit, lui, s’emballe. Chaque seconde me semble durer une éternité. Je compte mes respirations, je tente d’imaginer un endroit paisible, mais mon cœur bat bien trop vite. Pourquoi est-ce si difficile de simplement fermer les yeux ?

Le plafond devient un écran où se projettent des pensées incontrôlables. Suwan, Samuel, cet incendie dont je n’ai aucun souvenir. Et s’ils avaient raison ? Et s’il y avait vraiment quelque chose que je n’ai pas le droit de savoir ? Une angoisse sourde monte en moi. Il me faut quelque chose pour me calmer.

Les minutes s’étirent en heures, et l’aiguille du réveil semble avancer douloureusement lentement.

2h48.

Résignée, je me lève, pieds nus sur le parquet froid. Juste une tisane, pour apaiser mon cœur. Rien d’autre.

Dans la cuisine plongée dans la pénombre, la bouilloire ronronne doucement. J’observe la vapeur s’échapper en volute. Le bruit de l’eau qui chauffe me ramène un instant à la réalité. Le simple fait d’avoir une action à accomplir me rassure, me donne une illusion de contrôle. Je m’appuie contre le comptoir, la tête posée sur mon bras, luttant contre cette lassitude qui ne veut pas me laisser tranquille. Lorsque la bouilloire siffle enfin, je verse l’eau fumante dans une tasse et la tiens entre mes mains, savourant la chaleur qui glisse le long de mes doigts engourdis.

Je prends une gorgée, espérant que la boisson apaise mon esprit. Mais en remontant, un détail capte mon attention. Une lumière, fine, persistante, filtre sous la porte du bureau de ma mère.

Mon estomac se noue. Que fait-elle debout à une heure pareille ? Le silence de la maison est écrasant, et cette lueur solitaire semble presque irréelle. Curieuse et légèrement inquiète, je m’approche à pas feutrés. Chaque planche grince sous mes pieds. J’aurais dû rebrousser chemin. J’aurais dû. Mais quelque chose me pousse à continuer.

Je colle mon œil à la serrure. L’angle ne me permet qu’un aperçu partiel du bureau. J’aperçois un coin du meuble en bois massif, impeccablement rangé, des classeurs alignés avec une précision presque maniaque, et une lampe à abat-jour diffusant une lumière tamisée. Tout est parfaitement organisé, à l’image de ma mère, méthodique et rigoureuse. Pas un papier ne dépasse, pas un stylo ne traîne.

Je tends l’oreille. Un murmure brise le silence.

Elle parle à quelqu’un. Sa voix est basse, presque confidentielle. Les mots sont indistincts, mais le ton est grave. Je retiens mon souffle, essayant de capter le moindre indice. De quoi peut-elle bien parler à une heure pareille ? Et surtout, avec qui ?

J’entends ses talons aiguilles claquer au sol alors qu’elle fait les cents pas, et je m’écarte de peur qu’elle ne me voit. Plus proche de la porte, je peux désormais distinguer quelques phrases.

  • … Je vous l’ai déjà dit, Richard, le conseil ne cautionnera jamais ce genre d’expérimentation.

Je retiens mon souffle.

Un silence. Puis :

  • Oui, je sais que vous aviez obtenu leur confiance, autrefois. Mais les choses ont changé depuis l’incident.

L’incident ? Mon cœur rate un battement.

  • Non, Richard, vous savez très bien que je ne peux pas me permettre d’être mêlée à ça. Si on découvrait que j’ai encore des contacts avec vous, je perdrais ma place.

Elle parle vite, nerveusement, comme si elle craignait d’être entendue.

  • … Le conseil ne veut pas d’un nouveau projet Bêta 2.0, ou peu importe le nom que vous avez choisi de lui donner.

Je fronce les sourcils.

Bêta… 2.0 ?

C’est la première fois que j’entends ces mots. Et pourtant, dans la voix de ma mère, il y a cette assurance glacée qui me donne l’impression d’avoir raté un épisode complet de ma vie. Elle parle comme si tout ça allait de soi. Je n’ai aucune idée de ce dont elle parle, ni même du travail qu’elle fait exactement.

Elle dit faire partie d’un conseil d’administration. Mais dans quelle entreprise ? Pourquoi j’ai l’impression d’être laissée à l’écart de sa propre vie ? De ne pas avoir le droit de la connaitre entièrement ?

Je m’écarte de la porte, le souffle court. Ma mère continue, plus bat, presque suppliante :

  • Vous ne comprenez pas… Ce que vous proposez, c’est dangereux. Et si quelqu’un retrouvait les anciens rapports…

Un craquement dans le couloir. Je recule précipitamment. La poignée bouge.

Il faut que je remonte avant qu’elle ne me voie.

Je jette un coup d’œil à ma tasse vide, et file la déposer dans l’évier de la cuisine. Je ne veux pas qu’elle se pose des questions si demain matin elle trouve une tasse sur ma table de chevet. Trop tard. La porte s’ouvre derrière moi.

  • Alexia ? Qu’est-ce que tu fais debout ?

Je me retourne, raide.

  • Je… Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis venue prendre une tisane.

Ses yeux plissés me scrutent longuement. Elle ne me croit pas. Et je le sais. Son regard glisse sur la tasse dans l’évier, sur mes épaules voûtées. Elle comprend avant même que je parle.

  • Alexia ! fulmine-t-elle. Tu n’es donc pas assez grande pour penser à prendre tes cachets toute seule ?

Elle m’attrape brutalement le bras. La douleur est vive, sèche.

  • Combien de fois faudra-t-il que je te répète que ces médicaments t’aident ? Tu veux recommencer comme avant ? Les cris, les cauchemars, les crises ?

Je tente de me dégager.

  • Non, maman attend…

Mais elle ne me laisse pas placer le moindre mot. Toute justification est inutile.

  • Tu es complètement irresponsable ! continue-t-elle.
  • Peut-être que si tu me laissais tranquille, je saurais enfin ce que je cache !

Ses doigts se resserrent sur mon bras. Son visage est méconnaissable, crispé par la peur autant que la colère.

  • Tu n’as aucune idée de ce que tu dis.
  • Si ! je crie. Tu veux juste m’empêcher de me souvenir de l’incendie !

Le claquement résonne avant que j’aie le temps de comprendre. Une chaleur fulgurante envahit ma joue. Je reste figée. Elle aussi. Le silence qui suit est plus violent que la gifle.

  • Je t’interdis de dire ça, murmure-t-elle, tremblante. Tu ne comprends rien à ce que tu évoques.

Elle attrape la boite de pilules, la secoue, les fait tomber dans sa paume. Deux comprimés jaunes.

  • Avale. Maintenant.

Je la fixe, incrédule. Ses yeux brillent, et pas seulement de colère. Il y a autre chose, une panique sourde. Presque désespérée.

Je cède. Sous son regard, j’avale les cachets, la gorge nouée.

Elle me toise encore un instant, puis quitte la chambre, la porte claquée si fort que le mur en tremble.

Je reste là, immobile, le goût amer sur la langue.

Les effets montent vite. Mes pensées se brouillent, se dispersent comme des volutes de fumée. Dans un dernier élan de lucidité, j’attrape mon téléphone, les doigts tremblants. Le contact de Samuel s’affiche.

Je crois que Suwan avait raison.

L’écran vacille.

Puis, plus rien.

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