Partie 11

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Je suis figée. Pas par la peur. Enfin… pas seulement. Mais plutôt par l’incrédulité. Les mots de Suwan tournent dans ma tête comme des coups de marteau. Il m’a kidnappé. C’est absurde. J’ai envie de rire, de hurler, de le gifler juste pour que tout ça redevienne concret. Mais rien ne sort.

Je reste plantée-là, le cœur en vrac, les doigts crispés contre mes cuisses.

  • Vous m’avez menti, je souffle enfin, la gorge serrée.

Suwan ne me répond pas tout de suite. Il m’observe comme on regarde un animal blessé, avec une pitié froide qui me donne envie de mordre.

  • Je ne t’ai pas menti, dit-il calmement. J’espérais simplement que tu viennes avec moi de ton plein gré. Mais le débarquement de Samuel a… compliqué les choses.

Samuel.

Le prénom me percute de plein fouet. Mon souffle se bloque, mes entrailles se tordent. J’aimerais que son nom ne fasse plus rien, qu’il glisse sur moi comme une brûlure refermée. Mais non. Tout remonte. Le poids de ses mains. La fièvre dans son regard. Ce lien invisible qu’il a tissé entre nous.

Je me force à respirer.

  • Et ça, ça justifie de m’enfermer ?

Suwan me fixe. Sa voix tombe, tranchante.

  • Tu crois que j’ai le temps de te convaincre ?

Je serre les poings.

  • Non. Vous avez juste le temps de me manipuler. Comme tout le monde.

Il ne bronche pas. Son silence est une arme.

Je sens la colère monter, glaciale, lucide. Pas le cri, pas la panique, juste cette envie de lui renvoyer toute sa froideur à la figure.

  • Tout ce que vous m’avez raconté sur l’incendie, c’était pour quoi ? Pour m’attirer ici ?

Suwan inspire lentement.

  • Je ne t’ai pas menti, répète-t-il. Mais ta mère, elle, l’a fait. Elle t’a droguée pour te faire oublier. Ces pilules t’ont rendue docile, vide. C’est fini maintenant. Les effets vont s’estomper. Les souvenirs, les crises… tout va revenir.

Je ne dis rien. Mais une part de moi sait qu’il a raison. Ils ont tout effacé. Les détails de l’incendie, la chaleur étouffante, l’odeur du feu, la sensation de suffoquer dans cette école en flamme… tout ça est devenu un flou, un souvenir inaccessible, comme s’il n’avait jamais existé.

Je ferme les yeux un instant. Les crises… oui, je m’en souviens. L’air qui manque, les muscles qui lâchent, cette panique qui n’a ni visage, ni nom. Mais je ne peux pas me permettre de flancher. Pas maintenant. J’ai besoin de comprendre. Même si ça me brûle. Même si ça me détruit.

Quand je rouvre les yeux, il me fixe toujours.

  • Pourquoi moi ? je demande, la voix plus stable que je ne le pensais.
  • Je n’en ai aucune idée. Mais tu étais là cette nuit-là. Et tout ce que tu crois avoir oublié n’a jamais vraiment disparu.

Peut-être que la douleur, la confusion qui va m’assiéger, c’est le seul moyen de comprendre ce qui m’est arrivé. Peut-être qu’il faut que je traverse ça pour retrouver mon esprit, pour comprendre pourquoi j’étais là cette nuit-là, pourquoi cet incendie m’a laissée sans mémoire.

  • Pourquoi vous pensez que tout ça va revenir, si vous, vous ne vous en souvenez pas ?

Il me regarde, une expression presque désolée dans les yeux.

  • Parce que pour mon cas, c’est le Mnémorion. C’est lui qui a effacé mes souvenirs, pas les somnifères.

Le nom tombe comme un couperet. Le Mnémorion.

Il n’explique rien, mais je sens mon estomac se tordre, une peur sourdre me grimper dans la gorge. Je hoche la tête sans répondre. Pas parce que j’ai compris, mais parce que je n’en peux plus d’entendre cette voix calme et tranchante.

Je dois jouer le jeu. Pour l’instant.

Le laisser croire qu’il maitrise la situation, pendant que j’observe, j’apprends.

J’entends le cliquetis du verrou, sec, tranchant. Je me répète ces mots comme une prière. Pour ne pas paniquer, pour ne pas exploser. Mais le temps se dilate, s’étire. Tout devient flou.

La pièce dans laquelle Suwan m’a enfermé est silencieuse. Pas de bruits de pas dans le couloir, pas de voix derrière la porte. Rien d’autre que mon souffle irrégulier et les battements précipités de mon cœur.

Je fais les cents pas. Plusieurs lits alignés longent les murs, des armoires individuelles se dressent dans un coin, mais tout est froid, impersonnel. Rien ne trahit la moindre trace de vie dans cet endroit. Suwan ne m’a pas enfermée dans un cachot humide, mais cette absence totale de chaleur humaine m’oppresse.

Je ne sais pas combien de temps s’écoule avant que la porte s’ouvre enfin.

  • Suwan.

Il ne dit rien, toujours aussi impassible. Fait un signe de tête pour m’indiquer de le suivre. Je serre les poings. Pas un mot d’excuse pour m’avoir enfermée, pas un regard pour voir comme je digère ce qu’il vient de m’arriver. Juste ces yeux froids et analytiques, comme si j’étais une équation qu’il devait résoudre.

Je sors sans un mot. Le couloir est large, bordés de grandes fenêtres qui donnent sur une espèce de cour intérieure éclairée par des lampadaires blafards. Le bâtiment est immense, plus que je ne l’imaginais. Ce n’est pas juste une maison. C’est un complexe, un lieu organisé. Une école ? Un centre de recherches ?

  • Où est-ce qu’on est ? je demande, d’une voix ferme
  • Un pensionnat, répond-il sans me regarder. Un lieu sécurisé, pour ceux qui ont besoin de se cacher.
  • Se cacher de quoi ?

Le regard fixé droit devant lui, il semble peser ses mots.

  • Du reste du monde.

Il tourne à l’angle, ouvre une large porte en bois, m’invite à entrer dans une salle qui me rappelle étrangement le salon que nous avons quitté. Même chaleur tamisée, même choix de meubles élégants et confortable. Pourtant, ici, il y a quelque chose de plus solennel. Comme si cet endroit était destiné aux discussions importantes, aux décisions irrévocables.

Il s’assoit, m’indique le fauteuil en face.

  • Tu as des questions. Je vais y répondre.

Je reste debout.

  • Vous pouvez déjà commencer par m’expliquer ce que vous attendez de moi.

Un léger sourire lui effleure les lèvres.

  • Rien pour l’instant. Je veux seulement que tu comprennes où tu es.

Il me fixe avec insistance, et ma curiosité finit par me faire capituler. Je m’installe sur le coussin moelleux du fauteuil. Suwan s’appuie contre le dossier, les doigts croisés.

  • La magie existe.

Je ris, nerveusement.

  • Pardon ? C’est une blague, c’est ça ?
  • Non, répond-il calmement. Mais « magie » est un mot imprécis. Ce que tu as vu avec Samuel et Eishen… ce n’est qu’une infime partie de la vérité. Ce ne sont pas des illusions, ni des tours de passe-passe. La science, telle que tu la connais, ne peut pas encore expliquer pourquoi certaines personnes naissent avec des habilités comme les leurs.

Je repense aux ailes d’Eishen, au pouvoir de Samuel qui a manipulé mes émotions. Je n’ai pas rêvé tout cela.

  • Et ces… personnes ? Ils sont nombreux ? je demande.
  • Pas tant que ça. Mais assez pour que nous ayons dû nous organiser. Pendant des siècles, ceux qui étaient comme nous ont été traqués, persécutés. L’humanité rejette ce qu’elle ne comprend pas. C’est pourquoi nous restons cachés.

Je croise les bras.

  • Et ce pensionnat, c’est quoi ? Une cachette pour magiciens ?
  • Pour les Bêtas, corrige-t-il. Ceux qui sont nés différents.

Le mot tombe. Simple, concis. Bêta.

Il résonne en moi comme une syllabe déjà entendue, pas tout à fait étrangère et pourtant insaisissable. Une réminiscence floue coincée quelque part derrière une porte fermée. J’ai l’impression de l’avoir déjà goûté, sans pouvoir dire où. Ni quand.

Un frisson me parcourt.

  • Et ces… Bêtas, vous les dirigez ?
  • Non, souffle-t-il, amusé par ma question. Nous sommes sous la coupe d’un conseil : les Anciens. Une poignée de famille, qui ont survécu assez longtemps pour accumuler du pouvoir… et ne pas vouloir le partager.

Sa voix se durcit. Il a quelque chose de profondément amer dans son ton.

  • Et vous, vous faites partie de ce conseil ?
  • Non. J’ai choisi une autre voie.
  • Une voie où on enlève des gens ? je réplique.

Il ignore ma pique.

  • Je refuse leurs règles. Je refuse de rester à genoux. Les Anciens veulent nous maintenir faibles, divisés. Mais ce n’est pas en restant dociles qu’on changera les choses.

Je le fixe, interdite. Il parle de rébellion. De pouvoir. Et dans ses yeux, quelque chose brûle. Quelque chose de dangereux.

  • Vous voulez créer quelque chose, je murmure sans réfléchir. Changer ce que vous êtes.

Il tourne la tête vers moi. Un sourire presque fier.

  • Disons… améliorer. Chaque Bêta n’a qu’un pouvoir unique. Et ce n’est pas suffisant.

Je l’observe, comprenant peu à peu où il veut en venir. Suwan incline légèrement la tête, son regard toujours fixé sur moi, évaluant chacune de mes réactions. Un frisson me parcourt l’échine. Plus il parle, plus je réalise que je ne veux peut-être rien savoir.

  • Des expérimentations… des manipulations… je murmure, presque pour moi-même. C’est à ça que vous vous consacrez ?

Je m’interromps. Il parle de modifier ce que nous sommes, de redistribuer les cartes du pouvoir, et tout cela avec un calme glaçant. Je sens une pression dans ma poitrine, un malaise diffus qui s’étire au fil de ses explications.

  • Vous jouez avec la nature, avec ce que vous êtes… avec ce que Samuel et Eishen sont.
  • Avec ce que nous pourrions être, corrige-t-il d’un ton neutre.

Il hoche lentement la tête.

  • Mon but est d’arriver à donner plusieurs pouvoirs à un même individu. Parce que c’est la seule façon de survivre face aux Anciens.

Mon estomac se noue. Il parle de rébellion. De guerre.

  • Pourquoi est-ce que vous devriez vous battre contre eux ?

Suwan reste silencieux un instant. Puis, lentement, il se lève et vient se placer face à la fenêtre.

  • Parce qu’ils ne sont pas les saints qu’ils prétendent être, murmure-t-il. Parce qu’ils ont du sang sur les mains. Parce que de nombreux Bêtas sont morts à cause d’eux.

Mon souffle se coupe. Une peur froide s’immisce en moi. J’ai l’impression d’être prise au piège, engluée dans quelque chose qui me dépasse. Tout ce que je croyais savoir sur Samuel, sur ce monde… était une illusion.

Je sens la peur remonter, mêlée à cette étrange assurance nouvelle. Samuel avait raison. Cet homme joue avec des forces qui dépassent tout. Et moi, je suis en plein milieu.

Mais cette fois, je ne compte pas fuir.

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