Partie 8 - Samuel

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Je savais que le bonheur ne pourrait pas durer avec Suwan dans les parages. Il finit toujours par tout foutre en l’air, peu importe à quel point les choses semblent stables. L’illusion a tenu quelques semaines, pas plus. Le temps de croire que je pouvais avoir une vie normale. Et puis, il a fallu qu’il s’approche trop près du soleil, qu’il veuille un contact direct avec Alexia.

Et moi, comme un con, j’ai dérapé.

Putain.

Je revois encore mes doigts sur sa peau comme une ligne tracée au couteau. Au début, c’était tellement con. Un geste de pitié, presque mécanique. Lui rendre une respiration normale, lui offrir une nuit sans hurlement. Je voulais juste qu’elle respire. Pas qu’elle m’appartienne.

La première seconde, tout est douceur. Tu sens la tension qui se détend, le rythme cardiaque qui ralentit, la tempête qui se met au repos. C’est presque jouissif, au début : un putain de soulagement industriel, une main qui remet l’horloge à l’heure. Tu te sens utile. Tu crois que tu rends service. Tu crois que tu sauves quelqu’un.

Et puis tu pousses un peu. Juste un peu pour voir si tu peux faire mieux. Parce que l’idée que ça marche te grise. Et là, merde. Le fil casse.

La sensation est physique. Pas juste une métaphore. C’est comme tirer sur une corde de violon jusqu’à ce qu’elle vibre trop fort et pète. Il y a un claquement sec dans la tête. Les émotions qu’elle possédait, ses hésitations, ses blessures, ses petites réticences, se lissent, se polissent. Ce n’est plus elle qui tremble, c’est quelque chose d’extrêmement propre, une surface vernissée où rien ne s’accroche. Je n’ai pas compris sur le moment. Pas tout de suite. Mais quand elle m’a regardé, avec ce léger frisson dans les yeux, j’ai su que j’étais allé trop loin.

Putain. Trop loin.

Le truc qui me ronge depuis, ce n’est pas seulement d’avoir violé cet espace intime. C’est pire : je n’arrive plus à savoir quoi m’appartient, quoi lui appartient, et quoi j’ai fabriqué de toutes pièces.

Quand sa main serre la mienne, quand son regard me cherche, est-ce le fait que je sois là ? Que je l’ai aidée ? Ou est-ce parce que j’ai trafiqué ses émotions comme on trafique une radio ? Est-ce qu’elle me désire parce qu’elle est attirée, ou parce que je l’ai rendue moins inquiète, plus disponible à ressentir, et que dans ce trou j’ai semé autre chose ? Est-ce que j’ai réveillé un désir vrai, ou est-ce que je l’ai fait naître ?

Ce doute me fout la nausée.

Je me revois l’entendre rire après, léger, comme si quelqu’un avait frotté une lampe. Ce rire, je l’ai entendu et j’ai eu envie de le garder, de le posséder. Mais tout de suite, je ne peux que me demander si c’est moi qui ai provoqué ça. Ai-je semé ce rire dans son être comme on sème une graine dans un pot ?

L’idée me coupe le souffle. J’ai envie de gerber. Un désir fabriqué n’est pas amour ; c’est prison. Et si elle m’aime à cause de cette main que j’ai posée sur elle, alors je suis la chose la plus monstrueuse qui lui soit arrivée.

Alors je me retire. Parce que le seul moyen de voir la différence, c’est la distance. Si je reste proche, je suis sûr de continuer à altérer, à contaminer. M’éloigner, c’est peut-être la seule chance que ce que reste d’elle reprenne sa forme réelle. Mais m’éloigner me tue aussi, parce qu’à chaque fois que je la vois rire avec quelqu’un d’autre, mon cerveau me hurle que ce pourrait être moi qui ai fabriqué ce rire. Et la culpabilité me consume, me retourne l’estomac.

Je préfère mille fois qu’elle me déteste pour ce que je suis plutôt que de l’avoir aimée pour ce que je lui ai donné artificiellement.

Alors je me tiens loin. Je ne peux plus l’approcher sans craindre de lui faire du mal. Encore plus de mal.

Je la vois au lycée, rire avec Eishen, grimacer devant le plat immonde de la cafète, me chercher parfois du regard dans la foule de lycéens. Et moi, je me planque. Comme un lâche. Parce que si je m’approche encore, je sais que je recommencerai. Et cette fois, ce ne sera plus un accident. Ce sera moi. Conscient. Délibéré.

Et ça, je ne me le pardonnerai jamais.

Suwan n’a qu’à trouver ses réponses tout seul. Je ne peux plus l’aider sans compromettre la vie d’Alexia. Et ça me bouffe de l’intérieur.

Ça me tue de l’admettre, mais au moins, Eishen est là. Il saura la protéger de l’influence de Suwan. Du moins… je l’espère.

Je sens encore la brûlure de mon erreur dans mes veines. Une trace acide, invisible. Mon pouvoir, c’est une saloperie. La frontière est si mince : un frisson qui traverse mes doigts et altère ce que ressentent les autres. Et Alexia a changé.

Juste un instant. Une seconde où ses émotions n’étaient plus les siennes.

Une seconde qui me hante, chaque putain de nuit.

Putain…

Putain de merde. J’ai merdé. Encore. Et rester là, à ruminer, ne la protégera pas. Le regret seul ne vaut rien. Alors je bouge. Je dois bouger.

Je ne vais plus à l’orchestre. Ce soir encore, alors que tout le monde m’attend pour le concert de Noël, je n’irais pas. D’abord parce que je ne supporterais pas son regard. Mais surtout parce que j’ai une mission bien plus urgente : éloigner Eishen de Suwan.

Le danger ne dort pas. Et moi non plus.

Je ne sais pas comment il a fait, mais il s’est approché un peu trop près de notre maison. Et si je ne suis pas toujours d’accord avec Suwan, il reste l’homme qui m’a sauvé la vie. Mon mentor. Je ne laisserai pas Eishen m’arracher une deuxième fois à ma famille.

Le type me suit à la sortie du lycée. Apparemment, il préfère une mauvaise filature qu’un concert avec Alexia. Putain, quel con. Il croit être discret, mais il est aussi subtil qu’un éléphant derrière un arbre. Dans le bus, mon esprit bout. Le semer serait facile, mais inutile. Il reviendrait. Plus furieux, plus obsédé. Déploierait des ressources faramineuses pour passer la ville au peigne fin.

Non. Il faut que je trouve un moyen de le décourager.

Le bus dépasse mon arrêt habituel. Deux stations plus loin, il y a un vieux hangar désaffecté, coincé entre un terrain vague et une casse automobile. L’endroit parfait. Quand je descends, je prends la fuite en courant, sans me retourner. J’entends ses pas précipités derrière moi. Il mord à l’hameçon.

Il croit me coincer. Qu’il vienne.

La nuit est tombée. Aucun lampadaire. Juste la lueur blafarde de la lune et le vent qui siffle entre les tôles. Je m’engouffre dans l’entrepôt, traversant un dédale de couloirs humides et silencieux. Les pas d’Eishen résonnent derrière moi, réguliers, obstinés. Je tourne à un angle, me plaque contre le mur, attends. Mais le bruit de ses pas s’arrête.

  • Samuel, arrête ton cirque. Je sais que tu me tournes en bourrique.

Merde. Il est trop malin pour son propre bien.

  • Suwan est condamné par le Conseil, ça fait des années et tu le sais. Mais t’as pas à tomber avec lui. Je peux t’aider à t’en sortir.

Mon cœur s’arrête net. Ces mots, je les ai déjà entendus.

Je peux t’aider.

Non. Pas encore. La rage monte à la gorge. Il pense sérieusement qu’on est fait de la même étoffe ? Suwan n’est pas tout blanc, mais il n’a pas de sang sur les mains. Lui, si. Le sang de mes parents.

Je rêve de lui éclater la gueule. Je veux sentir ses os craquer sous mes doigts. Mais quand je sors de l’ombre et m’avance dans le couloir, Eishen s’est déjà envolé.

Putain de merde !

Je balance mon poing contre le mur le plus proche. Le métal vibre, froid, impassible. Je reste là, immobile, respirant à peine, jusqu’à ce que la douleur me ramène à moi. Le froid s’insinue dans mes vêtements, mais rien ne calme le feu en moi.

Rien.

Je marche vers la sortie. Mes bottes crissent sur le gravier et chaque bruit résonne trop fort. Le vent s’engouffre dans l’entrepôt et me gifle le visage. Froid de merde. Je serre les dents, je fourre mes poings fermés dans mes poches. Putain, Eishen… Pourquoi tu t’acharnes ? Pourquoi tu dois toujours te mettre sur ma route, à fouiner, foutre ton nez dans ma vie et celle des autres ? Toujours à vouloir détruire ma vie pour illuminer la tienne.

Je sors enfin. L’air glacé me mord la peau, s’insinue dans mon manteau, me fait trembler. Chaque souffle me brûle les poumons. La nuit est noire comme un trou sans fond, et j’ai l’impression qu’elle me regarde, qu’elle me juge. Merde. Même l’air me déteste. Chaque lampadaire éteint me semble un piège, chaque ombre un foutu monstre. Et moi, je marche, furieux, haletant, incapable de calmer ce feu dans ma poitrine.

Je rentre à pied, les mains dans les poches, les muscles tendus, les dents serrées. Tout. Tout me fait chier, tout me met en colère. Chaque putain de pas me rapproche de chez moi et pourtant j’ai pas l’impression d’avancer. Et là, juste quand j’essaie de reprendre un semblant de contrôle, mon téléphone vibre dans ma poche.

Un message.

Je crois que Suwan avait raison.

Alexia.

Le sol se dérobe sous mes pieds.

Pendant que je m’épuisais à le protéger, il s’est approché d’elle. Je sens ma mâchoire se contracter, mes poings trembler encore plus. Je fonce chez moi, claque la porte, et le trouve dans le salon, tranquille, avec une tasse de café à la main.

Comme si tout allait bien. Comme s’il ne manipulait pas la seule personne qui comptait encore pour moi.

  • Pourquoi tu t’acharnes sur elle ?

Ma voix tremble de colère.

Suwan lève à peine les yeux vers moi. Un sourire.

  • Je suis curieux, Samuel. Cette fille m’intrigue. Elle pourrait être utile.
  • Utile ?! je répète en manquant de m’étouffer. Elle ne sait rien, et toi tu la manipules !
  • Je lui ai juste montré ce qu’elle devait voir.
  • Tu veux que j’utilise mon pouvoir sur elle, c’est ça ? Que je la brise pour que tu aies tes réponses ?
  • Ça l’aiderait peut-être à y voir plus clair, répond-il, parfaitement calme.

Je sens quelque chose se fissurer en moi.

  • Va te faire foutre, je crache en tournant les talons.

Je sors comme je suis entré. Putain. Je relis le message d’Alexia, y voit tout ce que Suwan a semé. Tout ce qu’il manipule. Elle ne sait même pas ce qui lui arrive. Et moi… moi je dois courir pour réparer mes conneries.

J’avance sans réfléchir. Le vent me fouette la gueule. Les rues sont désertes, humides, collantes sous mes bottes. Mais je ne m’arrête pas. Je marche jusqu’à ce que mes jambes me lâchent presque, le cœur prêt à exploser. Suwan a gagné une manche. Pas la guerre.

Je sors mon téléphone. Un numéro que je m’étais juré de ne jamais recomposer.

Il décroche au bout de trois sonneries.

  • Tu as réfléchi à ma proposition ?
  • Rejoins-moi au terrain vague, près de l’entrepôt.

Je raccroche sans attendre sa réponse. Cet emplumé est bien la dernière personne avec qui je voudrais collaborer. Je ne sais pas ce qui me prend de lui demander son aide. Peut-être parce que malgré tout, il est le seul à comprendre à quel point Suwan est dangereux. Peut-être parce que je n’ai personne d’autre vers qui me tourner.

Quand j’arrive, il est déjà là. Immobile, bras croisés, silhouette sombre dans le vent. Mes pas crissent sur le gravier et le vent siffle contre les carcasses métalliques laissées à l’abandon. Ses yeux me jaugent, pleins de méfiance.

  • Qu’est-ce que tu veux, Samuel ?
  • Alexia est trop proche de Suwan. Et c’est de ta faute.

Ses yeux se plissent. Lui aussi, je le vois, à une furieuse envie de m’en coller une. Mais il ne cille pas.

  • Suwan sait se rendre… indispensable, murmure-t-il. Il agit toujours comme si ses intentions étaient nobles.

Je serre les dents. Je me suis écarté de la vie d’Alexia pour la protéger. Je suis resté en retrait, l’observant de loin sans oser la laisser venir, luttant contre toutes les fibres de mon être pour être certain qu’elle serait sauve.

  • Tu penses qu’elle est en danger ? demande-t-il après un long silence.
  • Je crois qu’elle est sous son emprise. Et que toi, tu l’as laissée s’enfoncer là-dedans sans rien foutre.

Il m’observe, longtemps. Dans son regard, quelque chose bouge. Pas de la peur. Pas tout à fait de la pitié. Un reste de culpabilité, peut-être.

  • Tu crois que tout est aussi simple ? souffle-t-il.
  • Je crois que t’essayes de te dédouaner, je rétorque froidement. Tu justifies l’injustifiable.

Le silence retombe. Le vent hurle entre les carcasses de métal. Je sens mon poing trembler de rage, mais je dois la contenir encore un peu. Alexia ne doit pas sombrer plus profondément.

  • On doit l’éloigner de lui.

Il arque un sourcil.

  • Donc ce n’est pas toi que je sauve, mais elle ? Tu veux qu’on bosse ensemble, après tout ça ?
  • Pas ensemble, je crache. Une trêve. Jusqu’à ce qu’elle soit hors de danger.

Rire amer. Même moi je me dégoute à proposer cette alliance.

  • Une trêve, hein ?
  • Tu éloignes Alexia de Suwan. Moi, je m’occupe de lui.

Il hésite. Puis finit par tendre la main.

Je la serre. Un contact sec, méfiant. Mais réel.

  • Si tu me trahis, Samuel, grince-t-il entre ses dents, je jure que la prochaine fois que tu me verras ce sera derrière des barreaux, avant ton jugement.

Je hoche la tête. Trêve fragile, mais peut-être notre seul espoir.

Un dernier regard, un silence chargé, et il disparait dans la nuit. Moi, je reste là, les poings serrés à m’en faire mal, le souffle encore haletant, le cœur en feu. Bordel, j’ai mis ma vie, la sienne, tout ce que je suis dans ce plan désespéré. Et maintenant, il n’y a plus qu’à espérer que ça suffira.

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