Partie 10

9 minutes de lecture

La porte se referme derrière moi dans un silence feutré. Pendant une seconde, je reste figée sur le seuil, incapable de bouger.

Je m’attendais à retrouver la même froideur que dans le bureau de ma mère : une maison austère, impersonnelle, où chaque meuble a été choisi pour son utilité plutôt que pour son charme. Mais l’intérieur me surprend.

Le salon dégage une ambiance chaleureuse. Rien à voir avec ce que j’imaginais. Une immense bibliothèque en bois couvre l’entièreté du mur, croulant sous le poids des livres. Malgré sa taille imposante, elle n’est pas assez grande pour tout contenir. Des ouvrages s’entassent au-dessus des rangées bien ordonnées, tassés le mieux possible pour que rien ne tombe. Des piles de livres sont cachés sur le côté, attendant patiemment d’avoir une place finale. Un vieux fauteuil et un canapé en cuir se font face de chaque côté de la cheminée éteinte, et des épais rideaux beige tamisent la lumière du jour. Sur une étagère murale, trois plantes aux feuilles abondantes reposent dans des pots en terre cuite, camouflant quelques bibelots décoratifs. Et sur la table basse au centre de la pièce, une pierre polie de la taille d’un galet et une théière en porcelaine à motifs bleus.

J’inspire lentement. L’odeur du thé infuse la pièce, mêlée à celle du bois et d’un parfum discret que je n’arrive pas à identifier. L’atmosphère est calme, douce, presque envoûtante.

Je sursaute quand Suwan bouge. Il s’est éloigné sans un mot et revient avec deux tasses fumantes.

  • Thé ? propose-t-il en me tendant l’une d’elle.

Sa voix me tire de mes contemplations. Je l’observe un instant avant de hocher la tête et de prendre la tasse entre mes doigts. La chaleur me surprend, et me ramène à la réalité.

D’un geste discret, il m’invite à prendre place sur le canapé. Je me libère de mon manteau et enlève mon écharpe, les pose à côté de moi sur l’accoudoir, mais Suwan les attrape pour les accrocher au porte manteau dans l’entrée avant de s’installer dans le fauteuil en face de moi.

Je souffle sur la boisson brûlante, n’osant pas encore affronter le regard impassible de l’homme. Je suis venue pour trouver des réponses. Parce que, malgré la méfiance qu’il m’inspire, Suwan est le seul qui veuille m’aider. Le seul qui semble avoir des réponses à m’apporter. Mais pourquoi fait-il cela ? Qu’est-ce qu’il peut en tirer ?

  • Tu n’es pas là juste pour une tasse de thé j’espère, lance-t-il pour briser le silence. Qu’est ce qui t’amène ?

Nos regards se croisent. D’ordinaire, il me met mal à l’aise. Sa seule présence suffit pour me filer la chair de poule. Aujourd’hui, c’est différent. Je ne sais pas ce qui a changé, si c’est en moi que quelque chose s’est débloqué, mais son regard énigmatique ne me fait plus aussi peur.

  • Non, effectivement, je murmure. J’étais venue voir Samuel. Il… ne me parle plus depuis le soir du concert.

Suwan ne répond pas tout de suite. Il m’observe, patiemment, sans chercher à combler le silence.

  • Le soir où vous m’avez raccompagné, je… j’ai fait l’expérience de ne pas prendre mes somnifères.

Un éclat d’intérêt brille dans ses yeux.

  • Et ? Comme je te l’avait prédit…
  • Oui. Ma mère a complètement disjoncté, dis-je en haussant les épaules.

Je prends une gorgée pour éviter son regard.

  • J’ai fini par envoyer un message à Samuel. Pour dire que j’étais d’accord pour… pour accepter votre aide.

Il hoche lentement la tête, repose sa tasse.

  • Et depuis, plus rien de sa part.

Il détourne légèrement les yeux, et, pour la première fois, je crois voir une fissure dans son masque. Un agacement, peut-être.

  • J’imagine qu’il ne vous a rien dit.
  • Non. Il garde ses distances depuis quelques temps.

Il marque une pause, semble réfléchir à ce qu’il va dire ensuite. Ses doigts pianotent sur le bras du fauteuil en cuir. Puis il se redresse, me fixe d’un air grave, et remonte la manche de son gilet.

Une longue cicatrice serpente le long de son avant-bras, partant du poignet jusqu’au creux du coude. La peau est irrégulière, marbrée de teintes plus claires et plus sombres, comme si le feu l’avait dévorée sans parvenir à l’anéantir totalement. La brûlure a laissé une marque indélébile, que le temps n’a pas réussi à effacer.

Je ne peux m’empêcher de porter la main à ma propre cicatrice, une étrange sensation nouant mon ventre. Je déglutis difficilement.

  • Ce n’est pas si vieux, murmure-t-il en abaissant lentement sa manche. Mais assez pour que je ne me souvienne de rien. Juste la douleur… et ce qu’il en reste.

Son regard s’attarde un instant sur son bras avant de retrouver le mien.

  • Moi aussi, Alexia. Cette nuit-là, j’y étais.

Un frisson me parcourt l’échine.

  • Mais… vous ne vous souvenez de rien, pas vrai ?

Il esquisse un sourire triste.

  • Comme toi.

J’ai besoin d’un peu de temps pour digérer l’information. Je comprends, maintenant, pourquoi Samuel est revenu dans ma vie. Pourquoi il a traversé le pays entier pour me retrouver. Il me suit parce que Suwan est dans la même situation que moi. Parce que lui aussi a besoin de comprendre pour avancer.

Mes yeux se posent sur la petite pierre noire qui trône sur la table basse. Son éclat miroitant capte la lumière tamisée de la pièce, révélant des reflets profonds, changeants, presque liquides. L’opale semble vivante, pulsant d’éclats bleutés et violacés à chaque infime mouvement.

Suwan parle toujours, mais ses mots deviennent flous, lointains, comme étouffés sous une couche invisible. C’est comme si j’avais plongé sous l’eau, le monde extérieur devenant un écho distordu. Mon cœur ralentit, mon souffle se fait plus court. Mes doigts me picotent, une chaleur diffuse remontant lentement le long de mon bras.

Je devrais détourner les yeux. Je devrais reprendre le fil de la conversation. Mais la pierre m’appelle. M’attire. Ma main se soulève légèrement, prête à s’avancer vers elle, à la toucher, à comprendre ce qu’elle est. A quelques centimètres seulement…

La porte claque. Violente.

Je sursaute.

Samuel.

Il entre, les mâchoires serrées, le regard sombre fixé sur Suwan. Derrière lui, Eishen. Calme, froid, avec ce sourire que je commence à détester. L’atmosphère se charge d’une tension électrique, si lourde que j’en oublie presque de respirer.

  • Elle n’a rien à faire ici, gronde Samuel à l’adresse de l’homme.

Suwan se lève lentement.

  • Tu pactises avec l’ennemi, maintenant ? fait-il en désignant Eishen.

Sa voix est glaciale, tranchante. Samuel ne réagit pas, mais ses poings se serrent. Eishen, à ses côtés, a ce petit sourire en coin, arrogant et amer à la fois.

  • Je ne pactise avec personne, rétorque Samuel. Mais je ne te laisserai pas l’embarquer dans tes conneries.
  • Mes conneries ? ricane Suwan. Parce que tu crois encore que tu peux la protéger en la maintenant dans l’ignorance ? Ouvre les yeux, Samuel ! Elle est déjà dedans, jusqu’au cou !
  • Elle n’a pas besoin de savoir, insiste Samuel. Pas maintenant. Pas comme ça.
  • Parce que c’est toi qui décides de ce qu’elle doit savoir ? répète Suwan, le ton cinglant. Drôle de façon de jouer les héros.

Mes poings tremblent de frustration. Leur échange me met mal à l’aise. Ils parlent comme si je n’étais pas là. Comme si j’étais incapable de penser par moi-même. Comme si j’étais un pion sur un échiquier géant.

  • Assez !

Ma voix claque dans la pièce, impose le silence.

  • Alexia, commence Eishen d’une voix douce. Écoute-moi s’il te…
  • Toi, la ferme ! je gronde en levant le doigt vers lui.

Je suis assez grande pour me débrouiller seule, pour faire mes propres choix.

  • Je ne suis pas un pion, j’ajoute, la voix tremblante. Je ne suis pas une gamine qu’on peut manipuler ainsi. J’ai le droit de savoir.
  • Alexia, s’il te plait, reprend Samuel.

Il s’avance, tend la main. Sa voix s’adoucit, presque implorante.

  • Je sais que tu veux comprendre ce qu’il s’est passé la nuit de l’incendie, je le savais bien avant que tu me montres tes brûlures. Je t’en prie, fais-moi confiance quand je te dis que Suwan n’est pas la solution.

Fait-moi confiance.

J’aimerais pouvoir le faire. J’aimerais oublier ses mensonges, ses silences, son absence. Mais son regard me désarme. Ce regard que j’ai tant cherché dans mes journées, dans mes nuits, que j’ai cru voir au détour d’un rêve.

Mon cœur se serre. Il est là, à quelques mètres seulement. Si près que je pourrais tendre la main, sentir sa peau, vérifier qu’il est bien réel. J’en crève d’envie. Je voudrais qu’il me prenne dans ses bras, qu’il efface tout, qu’il me dise que rien de tout ça n’a d’importance.

Mais tout en moi hurle de le repousser. Parce qu’il m’a menti. Parce qu’il est parti sans un mot. Parce qu’il m’a laissé me noyer seule dans ce vide.

Je le hais autant que je l’aime.

Et c’est insupportable.

  • Samuel, arrête ça !

Suwan gronde, sa voix claque comme un coup de fouet.

Et l’idylle se brise.

La colère remonte d’un coup, mes muscles se tendent brusquement, comme si un voile venait d’être levé. Samuel a brisé notre confiance le jour où il a fait mine de découvrir mon histoire, le jour où il a essayé de se rapprocher pour glaner des informations, et qu’il a disparu quand je m’approchais finalement de la vérité. Je ne peux pas le rejoindre, pas après tous les secrets et les non-dits. Comment ai-je pu croire un seul instant que…

  • C’est toi qui m’as demandé de le faire, crache Samuel soudain, le regard noir. Tu te souviens ? Tu es tellement obsédé par les souvenirs que tu as perdus… Tu voulais que je l’aide. Que je calme ses émotions.

Je me fige.

  • Quoi ?
  • Sauf que je l’ai pas fait pour toi, reprend-il. Alexia n’a rien à faire dans tout ça, dans notre monde. Elle mérite juste un peu de paix. C’était un putain d’incendie. Elle a assez souffert.

Je le fixe, horrifiée. Il détourne le regard.

  • Il ne peut pas s’en empêcher, souffle Suwan à mon adresse. C’est dans sa nature. Influencer, pousser les autres dans la direction qui l’arrange… toucher aux émotions des autres pour les façonner à sa manière. Parfois, il le fait sans s’en rendre compte.
  • Ce n’est pas… commence Samuel, mais il s’interrompt, incapable de nier complètement.

Je recule, et mon cœur cesse de battre. Je crois même l’entendre se fracasser au sol et se briser en mille morceaux. Mes sentiments… tout était faux. Une illusion. Un tour de passe-passe. Tout est en train de m’échapper. Ce monde dont ils parlent, ces secrets qu’ils refusent de me dévoiler, cette guerre silencieuse entre eux… Et maintenant mes propres émotions qui ne sont pas vraiment les miennes.

Puis un bruit sourd. Comme un battement. Les livres derrière nous tombent au sol.

Je relève la tête. Et mon cœur explose.

Deux ailes. Deux immenses ailes sombrent s’ouvrent dans le dos d’Eishen, qui s’est interposé entre Suwan et son ami. Immenses, sombres, aux reflets d’acier.

  • Putain…

Le mot m’échappe.

Ce n’est pas possible. Ce que je vois n’existe pas. Je rêve. Devient folle. Totalement barjo.

  • Enfin, murmure Suwan avec un sourire mauvais. Tu te décides à montrer ce que tu es.

Samuel ne me quitte pas des yeux.

  • Alexia, viens avec nous, dit-il d’une voix plus douce, plus contrôlée.

Mais je n’entends plus rien. Tout est trop rapide, trop irréel. Mon corps est en alerte, paralysé entre la terreur et la fascination. La main de Suwan se referme sur mon poignet. Et sur l’opale.

Une lumière éclate, blanche, aveuglante. Tout s’effondre.

Samuel me tend la main, j’en suis presque sûre. Ou peut-être que c’est moi. Tout se mélange, tout se distord. Je veux lui dire quelque chose. N’importe quoi. Mais ma voix se brise avant de sortir.

Le monde se tord, s’étire. La réalité se dissout.

Je vois la silhouette de Suwan se compresser et se disloquer. Il devient difforme, et si je pouvais bouger, je constaterais sûrement qu'il en est de même pour mon pauvre corps. Nous sommes comme suspendus dans une tempête aux couleurs sombres et irréelles. Mon cœur palpite dans ma poitrine et je ne sais pas comment réfréner ses battements. L'air est pesant autours de nous, et la pression augmente de plus en plus.

Je ferme les yeux. Tout ça n’est qu’un cauchemar, et je vais me réveiller. Je dois me réveiller.

Et quand je les rouvre, le salon a disparu. Samuel, Eishen… plus rien.

Suwan est devant moi.

  • Tu restes ici Alexia, dit-il calmement. Pour un bon moment.

Annotations

Vous aimez lire Lou<3 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0