Partie 9
Une semaine.
Une semaine entière que Samuel a disparu.
Au début, je me suis dit qu’il avait simplement besoin d’espace. Que ce n’était pas la première fois qu’il s’éloignait, et que je ne devais pas m’en faire. Mais maintenant… maintenant, ce vide est trop lourd. Il me serre la poitrine comme un poing invisible. Chaque matin, je cherche son visage dans les couloirs, dans la cour, à l’orchestre, comme si le simple fait de le voir pouvait combler ce manque. Mais il n’est jamais là. Et ce silence me ronge, me brûle.
Je me répète ses messages dans ma tête, je relis nos dernières conversations, cherchant un indice, une raison. Mais rien. Rien que du vide. Et ce vide, je le ressens dans mes os, dans mes muscles, dans mon souffle. Il est parti, comme si je n’avais jamais existé pour lui. Et moi, je suis là, à me demander si tous mes sentiments pour lui ne sont qu’une illusion.
Pourtant, je le veux. Bordel, je le veux. Et ça me rend malade. Chaque moment sans lui me semble une éternité. Chaque sourire que je partage avec quelqu’un d’autre est faux, forcé. Mon cœur, mes pensées, mes désirs : tout est occupé par Samuel. Et plus les jours passent, plus cette obsession devient difficile à contenir. J’ai cette sensation, à chaque seconde, que je devrais l’appeler, lui écrire, lui courir après… mais je ne sais pas comment, et je ne sais pas si j’en aurais le droit.
J’aurais préféré qu’il me dise qu’il ne voulait plus me voir. J’aurais préféré qu’il trouve n’importe quelle excuse, qu’il m’insulte, qu’il me rejette en face. Mais ce silence… ce silence est pire que tout. Il m’écrase, me ronge de l’intérieur. Et je n’arrive pas à m’en détacher. Parce que je ressens ce manque, cette douleur sourde au creux de ma poitrine, et je ne peux pas croire que ce n’était rien.
Alors pourquoi est-ce que lui, il peut s’en aller comme si de rien n’était ? Comme si je ne comptais pas ?
Il y a des moments où je me dis que je devrais arrêter d’insister. Que, s’il ne veut pas me parler, ce n’est pas à moi de forcer. Mais chaque fois que je m’apprête à lâcher prise, cette même pensée revient : si Samuel ne veut pas m’aider, je n’ai qu’à demander à Suwan.
Je frissonne malgré moi. Il me met mal à l’aise, je ne peux pas le nier. Son regard, son calme presque dérangeant, cette façon qu’il a de toujours en savoir plus que moi. Chaque fois que je suis en sa présence, j’ai l’impression qu’il joue à un jeu dont je ne connais pas les règles. Et pourtant, c’est la seule piste qu’il me reste.
Et ça me terrifie.
Parce qu’aussi effrayant qu’il soit, aussi peu que je lui fasse confiance… une part de moi veut entendre ce qu’il a à dire. Une part de moi brûle d’impatience. Et c’est peut-être ça le plus dangereux.
J’ai besoin de comprendre.
Les cachets. L’incendie. Ces souvenirs flous qui me hantent sans jamais se préciser.
Si Samuel refuse de m’aider, alors je devrai me débrouiller seule. Peu importe si ça signifie aller chercher les réponses là où elles me terrifient le plus.
- Tu devrais arrêter de penser à lui.
La voix d’Eishen me tire brusquement de mes pensées. Je sursaute et relève la tête. Il est là, accoudé au mur près des casiers, les bras croisés. Depuis que Samuel n’est plus là, Eishen est différent lui aussi. Plus sérieux. Plus direct.
- Quoi ?
- Samuel ne reviendra pas. Pas maintenant en tout cas. Tu devrais passer à autre chose.
Je serre les dents, incapable de ne pas relever le ton. Il dit ça comme si c’était une évidence. Comme si Samuel était parti pour de bon et que je devais l’accepter.
- Tu dis ça comme si tu savais où il était.
Eishen détourne le regard, prend une pause. Comme s’il pesait ses mots avant de répondre.
- Je dis ça parce que je le connais. S’il t’évite, c’est qu’il a ses raisons.
Je me crispe. Depuis le début, je savais qu’il y avait une connexion entre eux, mais maintenant, avec Samuel qui disparait ainsi, en avoir la confirmation d’Eishen me met hors de moi.
- Alors dis-moi pourquoi.
Eishen secoue la tête, impuissant.
- Je ne peux pas Alexia.
- Tu ne peux pas… ou tu ne veux pas ?
Il soutient mon regard, peiné. Je vois ses yeux me dire tout ce qu’il ne peut pas exprimer. Je sens la colère monter. J’ai l’impression d’être déchirée en deux. Mais je n’ai pas besoin de lui pour agir.
- Arrête de t’accrocher à lui. Ça ne donnera rien de bon.
Je lâche un rire amer, cruel, plus pour moi-même.
- Pour toi, peut-être. Mais moi… moi je refuse de lâcher.
Je tourne les talons brusquement. Refuse d’entendre une autre de ses phrases pleine de détachement. Il n’a pas le droit de me dire d’oublier Samuel. Pas alors que chaque jour sans sa présence me consume. J’ai besoin de le voir, d’entendre sa voix, de comprendre pourquoi il m’évite. Peu importe les conséquences.
A la pause de midi, je profite du moment où tout le monde est parti manger pour me faufiler dans le secrétariat. A la minute où je franchis la porte, mon cœur bat à tout rompre. Une sensation brûlante grimpe le long de ma colonne vertébrale, mélange d’excitation et d’angoisse. J’ai conscience que ce que je suis en train de faire est totalement insensé. Et si quelqu’un m’attrape ? Si un surveillant passe dans le couloir ?
Mon cœur bat vite, mais je suis sûre de moi.
Le bureau est en désordre. Des piles de dossiers s’empilent sur un meuble, des post-it griffonnés sont collés sur l’écran d’un ordinateur en veille. Derrière le comptoir d’accueil, j’aperçois les longues étagères de classeurs. L’un d’entre eux doit sûrement contenir les informations que je cherche.
Je fouille parmi les classeurs, les dossiers. Chaque bruit dans le couloir me fait sursauter, mais je garde le contrôle. Mes doigts tremblent légèrement sur le papier, mais je continue. Je ne peux pas m’arrêter maintenant. Enfin, je trouve le dossier de Samuel. J’inspire profondément avant de l’ouvrir, puis…
Déception.
Pas d’adresse complète. Rien, sauf une mention sur un formulaire d’abonnement de bus. Une ligne indiquant un trajet aller-retour entre le lycée et une zone résidentielle excentrée. Je fixe la ligne sur le dossier, le regard rivé sur ces quelques mots qui ne me disent presque rien. Pourquoi n’y a-t-il pas d’adresse complète ? Pourquoi Samuel semble-t-il vouloir effacer toute trace de lui ?
Mon cœur cogne dans ma poitrine. Il cache quelque chose. Il n’a jamais parlé de sa famille, jamais mentionné un endroit qu’il considère comme chez lui. Et maintenant, alors qu’il disparait du jour au lendemain, il ne laisse derrière lui qu’un simple arrêt de bus.
L’idée me traverse que je devrais peut-être arrêter là. Que ce n’est pas normal de poursuivre quelqu’un comme ça, de fouiller dans sa vie privée. Mais une part de moi refuse d’abandonner. J’ai besoin de comprendre. J’ai besoin de le voir.
Ma main tremble légèrement en refermant le dossier et en le rangeant à sa place. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour commencer. Je vais le retrouver. J’en suis sûre. Je quitte le secrétariat avec la détermination gravée dans chaque pas. Chaque bruit dans le couloir me donne l’impression que quelqu’un va surgir derrière-moi et me demander ce que je fais là. Je retiens mon souffle jusqu’à ce que je sois dehors. L’air semble plus lourd que jamais.
L’adrénaline de l’interdit me monte à la tête, mais très vite, la peur me rattrape. Si ma mère découvre que j’ai manqué des cours cet après-midi ? Si elle l’apprend par un appel du lycée ? Une sueur froide me parcourt l’échine à cette idée. Elle serait furieuse. Elle poserait des questions auxquelles je n’aurais pas envie de répondre. Et surtout, elle pourrait m’empêcher de continuer la musique. Me couper de la dernière chose qui me relie à Samuel…
Je me mords la lèvre, prise dans un dilemme insoutenable. Je pourrais retourner en classe, faire comme si de rien n’était, attendre que Samuel revienne de lui-même… Mais est-ce que je peux vraiment supporter d’attendre encore, sans savoir ?
Non.
Je serre les poings.
Lorsque je monte dans le bus, une étrange nervosité me gagne. Je scrute le visage des autres passagers, craignant une présence familière, mais je suis seule. Le moteur vrombit et le paysage commence à défiler par la fenêtre. Les immeubles gris du centre-ville laissent place à des rues plus larges, bordées d’arbres qui ont tous perdu leurs feuilles, puis nous arrivons dans les quartiers résidentiels.
Chaque arrêt me rapproche de lui. Mon cœur bat fort, je ne respire plus normalement, mais je me sens vivante pour la première fois depuis des semaines. La peur, l’excitation, l’adrénaline se mélangent dans mon corps. Je ne me retourne pas. Peu importe les obstacles. Peu importe les conséquences.
Lorsque je descends dans le quartier résidentiel, tout se ressemble. Des pavillons identiques, copiés-collés, alignés avec une précision presque oppressante. Impossible de savoir laquelle est la sienne. Les rues sont désertes. Tout le monde est en ville, au travail ou à l’école. Mon ventre se noue. J’ai la sensation d’être à la frontière d’une vérité que je ne suis peut-être pas encore prête à affronter.
Et si Samuel ne voulait vraiment plus me voir ? Si je m’étais bercé d’illusions depuis le début ?
Je tourne en rond dans son quartier, scrutant chaque maison dans l’espoir de déceler un indice de sa présence. Je ne compte même plus le nombre de tours que j’ai effectués. L’air est pesant. Finalement, je me décide à lui envoyer un message.
Je suis devant chez toi. On doit parler.
J’attends quelques minutes, plantée là sur le trottoir vide, les yeux rivés sur l’écran de mon téléphone. Mais aucune réponse. Comme d’habitude.
Si mon estomac pouvait se nouer davantage, il le ferait sûrement. Il m’ignore. Complètement. Mais je suis là maintenant, je ne peux pas simplement faire demi-tour après tous les risques que j’ai pris.
Je reprends ma route, indécise. Je change de trottoir. Peut-être que j’aurais plus de chance en partant à gauche. Mes pas résonnent faiblement sur le bitume, portés par une force que je ne comprends pas. C’est comme si quelque chose me poussait en avant. Une pression invisible. Besoin urgent d’aller quelque part. Je ne réfléchis plus vraiment à ce que je fais, ni à pourquoi je le fais. Mon corps avance naturellement, comme s’il connaissait enfin le chemin.
L’air est froid, mais il ne me freine pas. Au contraire. Il m’éveille. Rend chaque sensation plus intense. Mon cœur bat plus vite, mais ce n’est pas de la peur. C’est autre chose. Une sorte d’excitation fébrile, pressante, comme si une réponse m’attendait juste au bout de cette rue, après le virage.
Je ne sais même pas ce que je cherche exactement. Samuel ? Des explications ? Une vérité que je ne suis pas prête à entendre ? Mais je ressens ce poids dans ma poitrine, ce tiraillement, et je suis sûre que je dois continuer.
Puis, au détour d’une rue, une sensation étrange me traverse. Un appel muet. Une évidence qui me force à m’arrêter. Le bout de mes doigts me picote, mon souffle s’accélère imperceptiblement.
C’est là.
Sans réfléchir, je monte les marches d’une maison et sonne à la porte.
Des pas se rapprochent de l’entrée, la poignée tourne, et mon cœur se contracte brutalement. Mon corps entier se tend, comme prêt à recevoir un choc, à affronter une tempête. La porte s’entrouvre légèrement, et je retiens mon souffle, l’appréhension coincée au fond de ma gorge.
Mais dès que mes yeux croisent les siens, tout se fige.
L’angoisse brutale qui me tenaillait se dissipe instantanément, remplacée par un calme étrange, presque irréel. Suwan me regarde, impassible, avec ce même air énigmatique, ce même contrôle absolu de lui-même. Je sais que je dois me méfier de lui, mais au lieu de cela, une chaleur inattendue m’enveloppe. Une sensation absurde de soulagement.
Je vais enfin avoir les réponses que je cherche.

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