Partie 13
Suwan ne peut pas gérer ses recherches et me surveiller en permanence. Il a décidé de m’intégrer au pensionnat, comme une élève ordinaire. « En attendant que ton esprit livre ce qu’il cache » m’a-t-il dit avec son calme dérangeant. Selon lui, ce serait bénéfique de vivre parmi les autres Bêtas, d’apprendre, d’observer, de comprendre ce monde. En vérité, j’ai juste l’impression d’avoir été rangée dans un tiroir, mise de côté jusqu’à nouvel ordre.
On me guide jusqu’à ma chambre. Un dortoir partagé. La poignée froide me glisse presque entre les doigts quand la femme qui m’accompagne ouvre la porte. Trois lits, trois bureaux, trois armoires. Un espace fonctionnel, impersonnel, presque stérile. Ça sent la lavande synthétique, un parfum bon marché qui pique un peu la gorge, le genre qu’on vaporise pour masquer le renfermé. Tout est propre, ordonné. Trop ordonné. Comme si la moindre trace de désordre pouvait trahir quelque chose.
Et moi, au milieu de tout ça, j’ai l’impression d’être une intruse. Une pièce mal taillée qu’on force à entrer dans un puzzle déjà complet.
Une fenêtre donne sur la cour intérieure, baignée d’une lumière pâle. Quelques silhouettes traversent le gravier, chuchotant entre elles. Pendant une seconde, je me surprends à imaginer ce que ça ferait de courir jusqu’à cette vitre, de sauter, de fuir. Mais la pensée s’efface vite. Je sais que je n’irais pas bien loin. Ici, tout semble bouclé. Verrouillé.
- Evelyne, Nao, annonce la surveillante, vous avez une nouvelle coloc.
La porte se ferme dans un claquement sec. Le silence qui suit me parait presque violent.
Evelyne, une fille à la chevelure rousse et au visage de poupée froide, me jette un regard en coin avant de se replonger dans son magazine. Nao, lui, lève lentement les yeux. Il a une vingtaine d’années, peut-être plus, des cheveux noirs en bataille, un air calme, presque apaisant. Il me salue d’un hochement de tête.
- Salut, dit-il simplement.
- Euh… salut, je réponds, un peu gauche.
Les secondes s’étirent, épaisses, poisseuses. Le silence devient presque une présence, un souffle qu’on n’entend pas mais qu’on sent sur la peau. Je finis par détailler la chambre, juste pour éviter leurs regards. Le lit d’Evelyne est un chaos maitrisé : la couverture rose vif pend dans le vide comme une langue insolente, un carnet entrouvert repose à demi sur un coussin, ses pages couvertes d’une écriture nerveuse. Il y a aussi ce parfum entêtant, sucré, chimique, un mélange de vernis et de fleurs fanées, qui flotte et me donne presque la nausée. Tout dans son espace semble dire « je suis là, regarde-moi, mais ne m’approche pas ».
Celui de Nao, à côté, est à l’opposé. Tout y est à sa place, presque trop. Les draps tirés au cordeau, trois livres empilés par taille décroissante, un carnet noir posé bien au centre du bureau. Le cuir est lissé sur les bords, usé au milieu. Un objet qu’il garde depuis longtemps, visiblement. Son ordre me met mal à l’aise, me rappelle ma mère. Ses gestes précis, ses tasses alignées, maitrisées. Cette maison et cette famille que je ne reverrais pas de sitôt. Mon cœur se serre.
Et entre ces deux mondes, il y a le mien. Enfin… ce qu’il en reste.
Le lit qu’on m’a assigné est d’une neutralité presque agressive : des draps gris, rêches, sans chaleur. L’oreiller ne sent rien. Pas même la poussière, pas même le sommeil. Juste le vide. L’armoire, grande ouverte, m’attend comme une bouche trop propre, trop silencieuse, prête à avaler mes affaires… si j’en avais encore. Mais je n’ai rien. Pas de valise, pas de repères, rien d’autre que les vêtements que je porte et cette sensation d’avoir été effacée de ma propre vie.
Evelyne soupire, feint l’indifférence, mais je sens la tension dans ses gestes. Nao, lui, m’observe avec une curiosité prudente.
- C’est Suwan qui t’a amenée ici ? demande-t-il.
Je hoche la tête, incertaine de ce que je suis censé répondre.
- Pourquoi t’as l’air aussi gênée ? Tu voulais venir, non.
Je détourne les yeux.
- Pas vraiment.
Evelyne éclate de rire. Un rire sec, amer, moqueur.
- Super. Encore une illuminée persuadée qu’on l’a kidnappée. Vous les trouvez où, des gens comme ça, sérieusement ?
Je serre les poings.
- Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Mais ma voix tremble. Et ça, évidemment, elle le remarque. Elle hausse un sourcil, sourire narquois au bout des lèvres.
Je sens la colère remonter, brûlante, mais elle se mélange à autre chose. A cette fatigue étrange qui me colle à la peau depuis qu’il m’a amené ici. Oui, Suwan m’a kidnappée. Arrachée à ma vie, à ma mère, à tout ce que je connaissais. Il a décidé à ma place, sans me laisser le temps de comprendre. Et je le déteste pour ça. De toutes mes forces.
Mais il y a ce détail qui me hante, cette fissure dans ma rage. Je sais qu’il ne ment pas. Pas à moi. Il aurait pu m’enfermer, me forcer, me manipuler comme tous les autres, mais il ne l’a pas fait. Il veut des réponses, et quelque part, moi aussi.
Alors, même si ça me tord les tripes de l’admettre, je crois que je l’aurais suivi. Peut-être pas tout de suite. Peut-être pas de cette façon. Mais je l’aurais fait. Parce que depuis cette foutue nuit, depuis l’incendie, il n’y a plus rien d’autre qui compte. Plus rien que cette question qui me ronge : qu’est-ce qu’il s’est passé ? Et lui, il détient les clés. Même si ça veut dire être prisonnière d’ici. Même si ça veut dire affronter des gens comme Evelyne, supporter leurs regards, leurs jugements. Je ne suis pas là parce que je veux l’être. Je suis la parce que je ne peux plus fuir.
Nao jette à la rousse un regard désapprobateur.
- Désolé, souffle-t-il. Evelyne est… Evelyne.
- J’ai remarqué, je réplique sèchement.
Il esquisse un sourire fatigué.
- Pour être clair, reprend-il, Suwan ne prend que des volontaires ici. Tous ceux qui vivent au pensionnat ont choisi d’y être. Et s’ils ont laissé leurs familles, ce n’est pas parce qu’ils ont été arrachés à leur vie.
Je fronce les sourcils.
- Comment ça ?
C’est Evelyne qui répond, sans lever les yeux.
- Le Mnémorion. Il efface les souvenirs. Nos parents ne sont pas inquiets pour nous. Ils ne savent même plus qu’on existe.
Je la fixe incrédule.
- Ils ont… oublié leurs propres enfants ?
- C’est mieux comme ça, murmure Nao avec une douceur étrange. Certains d’entre nous étaient en danger. D’autres ne pouvaient plus supporter de vivre dans un monde où ils n’avaient pas leur place.
Un frisson me traverse. Ma mère. Antoine. Est-ce le sort qui les attend ? Suwan les ferait vraiment… oublier ?
Je m’assois sur le lit, l’estomac noué. Tout tourne trop vite.
- Tout ça, c’est à cause de Samuel… je souffle, sans vraiment m’en rendre compte.
Le silence qui suit a un goût amer. Nao échange un regard avec Evelyne, puis dit doucement :
- Je ne sais pas quelle est ton histoire avec lui, mais à ta place, je n’y penserais pas trop. C’est un Empathe. Il joue avec les émotions des gens.
Je me mords la lèvre, ferme les yeux. Et tout de suite, je le revois. Son regard. Sa main dans la mienne. Ce calme étrange qu’il dégageait, comme si rien ne pouvait l’atteindre. J’ai encore cette chaleur sous la peau, celle qu’il a laissée là sans même que je m’en rende compte. Et maintenant, elle me brûle.
Je veux le haïr. De toutes mes forces.
Mais je n’y arrive pas.
Et ça me rend dingue.
Pourquoi lui ? Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ?
- Parfois sans le vouloir, continue Nao en réponse à mon silence. Mais s’il t’a fait ressentir quelque chose, demande-toi si c’était vraiment toi… ou lui.
Mon cœur bat trop fort. J’ai l’impression d’étouffer. Plus j’essaye de comprendre, plus tout se brouille. J’ai cette sensation qu’on m’arrache quelque chose que je n’ai jamais vraiment eu. Que tout ce que je croyais vrai, Samuel, ce qu’il disait, ce que je ressentais, n’était qu’un mensonge bien ficelé.
Et pourtant… il me manque.
Rien que d’y penser, j’ai envie de vomir.
Je me dégoute. Et j’ai peur.
Je prends une grande inspiration, la gorge serrée.
- Suwan lui a demandé de le faire. D’influencer mes émotions.
Evelyne lève enfin les yeux, son visage fermé par la colère.
- Tu mens. Suwan ferait jamais un truc pareil.
- Crois-moi, je n’ai jamais voulu venir ici.
- Ouais, c’est ça. Les nouveaux ont toujours la même excuse. T’as juste besoin d’un drame pour exister.
Je serre les dents, les poings, tout. Si elle savait à quel point j’aimerais juste… exister. Pas être spéciale, pas différente, juste avoir une place, quelque part. Nao reste silencieux, son regard glissant entre nous. Il semble vouloir dire quelque chose, puis renonce.
Je finis par m’effondrer sur le lit. Le plafond gris me renvoie mon propre vide. Cette pièce, ces draps sans odeur, cette armoire vide… rien ne m’appartient. On m’a arrachée à ma vie pour me recoller ici, dans un décor sans âme. Une version de moi qui ne respire plus.
Et pourtant, une part de moi résiste. Peut-être que Suwan a raison. Peut-être qu’il faut que je comprenne, que je me plonge dans ce monde pour m’en sortir. Mais à chaque fois que cette idée traverse mon esprit, j’ai envie de hurler. Parce que ça reviendrait à accepter ce qu’il m’a fait. A lui donner raison.
Et pourtant, je le crois. Même enfermée dans cette chambre sans vie, je le crois. Au fond, je sais qu’il a raison. Qu’il détient les réponses que je cherche, celles que personne n’a voulu me donner. Il est le seul à vouloir m’aider.
Je ferme les yeux. L’image de ma chambre me revient en pleine figure. La vraie. L’odeur du linge propre, les livres en désordre, la lumière dorée sur les murs. C’était ma vie, tranquille, sans histoire. Mais est-ce que j’y existais vraiment ? J’allais au lycée, je rentrais, je mangeais, je dormais. Personne ne me voyait vraiment. Même ma mère, absorbée par son boulot, ne me regardait plus depuis longtemps. Ici, c’est différent. Trop différent. Tout me fait peur, tout me dépasse.
Je me déteste de vouloir comprendre.
Je me déteste d’avoir besoin de Suwan, de ce monde qu’il représente. Parce qu’à chaque fois que j’essaye de me convaincre de partir, quelque chose en moi me retient. Je voudrais retrouver ma vie d’avant, cette normalité qui me manque à en crever. Mais une part de moi, minuscule, cachée, honteuse, veut rester. Parce qu’ici j’existe. Parce qu’ici, quelqu’un m’attend, peut-être. Comme une ficelle invisible qui me tire vers l’avant, vers ce gouffre où tout a commencé.
Un coup sec résonne contre la porte. Evelyne sursaute à peine et lâche son magazine.
- L’heure du dîner, dit Nao en se levant.
Je reste assise un instant, immobile. L’idée de manger avec eux, de faire semblant que tout ça est normal, me donne la nausée. Mais je crois que rester seule serait pire.
Je me relève lentement. Avant de quitter la chambre, je m’attarde sur les trois lits parfaitement alignés. Sur ces objets qui racontent la vie des deux autres pensionnaires, pas la mienne. Suwan veut que je m’intègre. Que je trouve ma place. Mais comment pourrais-je trouver une place ici, alors que je n’en avais aucune dans mon monde ?
Derrière moi, Evelyne soupire bruyamment.
- Tu viens ? Ou tu comptes t’apitoyer encore longtemps ?
Je me retourne, la mâchoire serrée, et me retient de répondre. Je la suis hors de la chambre, encore incertaine de ce que je vais choisir.

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