Partie 14
Le réfectoire est plus grand que ce que j’imaginais. Une vaste pièce éclairée par des rangées de néons blancs, des tables alignées où les pensionnaires bavardent joyeusement. Une douce odeur s’échappe des cuisines. Un mélange de pain chaud tout juste sorti du four, d’ail revenu dans l’huile, et derrière tout ça, presque imperceptible, une pointe de cannelle et de vanille. Moi qui n’avais pas faim, voilà que mon estomac gronde furieusement.
Mais très vite, autre chose capte mon attention. Les entrées, les sorties, chaque recoin du réfectoire est surveillé. Des hommes et des femmes, droits comme des statues, observent la salle sans un mot. Si j’avais encore le moindre doute sur la possibilité de fuir, il vient de s’éteindre.
Nao et Evelyne avancent devant moi, comme si tout ça était normal. Je les suis, sans un mot, le cœur lourd. Chaque pas me rappelle que je n’ai pas choisi d’être ici. Et si ces gardiens sont postés là, c’est bien pour empêcher quelqu’un de partir, non ?
Nous trouvons une table au fond de la pièce, un peu à l’écart. L’ambiance chaleureuse des autres tablées semble inatteignable. Les autres sont regroupés, discutant avec enthousiasme, échangeant des éclats de rire. Evelyne, Nao et moi, nous formons un îlot isolé. Un trio en marge d’un monde qui semble fonctionner sans nous.
Je les observe du coin de l’œil. Ils ont l’air… heureux. Comme si cette vie leur convenait parfaitement. Comme s’ils n’avaient jamais rêvé d’autre chose. Je me demande s’ils ont réellement choisi d’être ici ou s’ils ont simplement appris à s’en convaincre. Est-ce qu’ils ont encore la liberté d’imaginer autre chose que ce qu’on leur impose ?
- On s’installe toujours ici, explique Nao en remarquant mon regard. Par habitude.
- Ouais, ou parce qu’on n’a rien à voir avec eux, ajoute Evelyne, sèche.
Je fronce les sourcils. Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? Avant que je ne puisse demander, Nao change de sujet.
- Tu viens d’où, Alexia ?
Je détourne les yeux, mal à l’aise.
- D’une vie normale, je lâche. Lycée, maison, routine. Rien d’extraordinaire.
Il hoche la tête et prend une bouchée de son assiette avant de répondre :
- Moi, j’ai grandi en famille d’accueil. De foyer en foyer, jusqu’à ce que je trouve Suwan.
Sa voix est calme, posée. Aucune amertume. Comme s’il avait fait la paix avec tout ça.
- Il t’a recueilli ?
- En quelque sorte. Disons qu’il m’a offert quelque chose que personne d’autre ne m’a donné : un endroit où je comptais vraiment. Où je pouvais rester sans craindre qu’on me remplace.
Je reste silencieuse. Suwan… Ce même homme qui m’a arrachée à ma vie est aussi celui qui a offert un refuge à ces jeunes perdus. Comment un seul être peut-il être à la fois le sauveur et le ravisseur ? Pour eux, ce pensionnat est une maison. Pour moi, c’est une cage dorée.
Et toi, Evelyne ? je tente, avec un petit sourire.
- Me parle pas comme ça. On n’est pas copines. Et on le sera jamais.
Sa voix claque, sèche et tranchante. Nao soupire.
- Evy…
- Laisse tomber, grogne-t-elle en se levant. J’ai pas faim.
Elle quitte la table d’un pas rageur, son plateau encore plein. Nao la suit du regard puis se tourne vers moi.
- Désolé, elle est comme ça avec tout le monde.
Et il disparaît à son tour.
Je reste seule, perdu dans le brouhaha du réfectoire. Les rires, les discussions, tout semble loin. Comme un autre monde qui m’exclut sans même me remarquer.
- Tu es nouvelle, non ?
Je lève les yeux. Deux garçons se tiennent devant moi. L’un est grand et svelte, la peau bronzée, les cheveux bruns jusqu’aux épaules, un sourire facile. L’autre, plus petit mais plus costaud, a des lunettes rondes et un regard curieux.
- Curtis, se présente le premier. Et lui, c’est Ronan.
- Alexia.
- Viens avec nous, propose Curtis. T’as pas l’air très à l’aise ici.
Je jette un dernier regard vers la porte où Evelyne et Nao ont disparu, puis vers les gardiens. Fuir n’est pas une option.
Je les suis jusqu’à leur table. L’ambiance y est bien plus vivante qu’ailleurs. Curtis parle sans s’arrêter, ponctue chaque phrase par un rire sonore. Ronan, assis en face, écoute en silence, l’air de celui qui s’est habitué depuis longtemps à ce vacarme.
Curtis est le genre de type qui déborde. Des mots, des gestes, de l’énergie. Rien que sa présence remplit l’espace. Ses yeux pétillent d’une assurance presque insolente, comme s’il savait déjà ce que je vais dire avant que je l’ouvre. Ronan est tout l’inverse. Ses gestes sont mesurés, précis. A un moment, je le vois tendre la main distraitement, et le verre de Curtis, prêt à tomber, se remet doucement à sa place sans qu’il le touche. Pas un mot, pas un regard. Comme si c’était banal.
Curtis lève les yeux au ciel.
- Sérieusement ? Tu pourrais au moins me laisser une chance de faire mes conneries jusqu’au bout.
Ronan hausse les épaules, le coin des lèvres relevé.
- Si je te laissais faire, on finirait encore au bureau de Suwan.
- C’est arrivé deux fois.
- Trois.
Curtis se tourne vers moi, faussement outré.
- Tu vois ? Il adore me contredire. C’est son passe-temps préféré.
Je souris malgré moi. Leur complicité a quelque chose de rassurant. Simple. Réel. Dans ce pensionnat où tout me semble encore étranger, leur duo fait tache. Une tache de vie.
- Et toi, Alexia ? demande Curtis en me pointant de sa fourchette. Tu faisais quoi, avant tout ça ?
Je reste un instant figée. Avant tout ça. Avant Suwan, avant les cauchemars, avant l’incendie. Avant Samuel.
- J’allais en cours, je suppose. Je sortais peu. C’était… normal.
- Normal, répète-t-il, comme s’il goûtait le mot. J’ai jamais trop connu ça.
- Moi non plus, murmure Ronan sans lever la tête.
- Ouais, mais toi c’est parce que tu fais léviter tout ce qui bouge.
Ronan lui jette un regard exaspéré, et cette fois, c’est la fourchette de Curtis qui se soulève lentement dans les airs avant d’aller se planter dans son assiette.
- Magique ! commente Curtis avec un grand sourire.
Je ris, un peu. Ça m’échappe. C’est la première fois depuis longtemps que je ris vraiment.
Pendant un instant, j’oublie tout le reste : Suwan, la peur, l’incertitude. Je ne suis plus qu’une fille assise à une table, entourée de gens qui parlent fort et rient sans se méfier de rien. Des gens normaux. Ou presque.
- Tu t’y feras, me dit soudain Curtis, plus doucement.
Je le regarde, surprise.
- A quoi ?
- A ce lieu. A nous. A ce que tu es devenue, même si tu ne le sais pas encore.
Je fronce les sourcils. Sa voix a perdu son ton moqueur, et dans son regard brille quelque chose d’inquiétant. Comme s’il voyait plus loin que ce qu’il devrait.
- Tu pourrais éviter de faire ton Oracle de foire, lâche Ronan en croisant les bras.
- J’essaye juste d’être sympa !
- T’es flippant.
Curtis rit, mais je sens bien que quelque chose s’est glissé entre les mots. Une ombre.
Je détourne les yeux vers la fenêtre. La lumière est blafarde, presque irréelle. Et pour la première fois depuis mon arrivée, je me demande si je ne suis pas en train de m’attacher à cet endroit. Malgré tout.
Un léger vertige me prend. Comme si l’air autour de moi s’était soudain épaissi. Mon cœur tambourine, affolé, sans que je comprenne pourquoi.
- Ça va ? s’inquiète Ronan en plissant les yeux.
- Oui, je… je crois, je murmure, tentant de masquer mon trouble.
Ça ne dure qu’un instant, mais la sensation est bien réelle. Un frisson remonte le long de ma colonne, glacé, instinctif. Je n’ai aucune idée des capacités que possèdent les pensionnaires, mais une certitude me traverse : beaucoup d’entre eux ne sont pas inoffensifs.
Je lance un regard vers le garçon assis à la table voisine. Il semble indifférent, mais j’ai la nette impression qu’il esquisse un sourire mesquin.
- Alors, tu as vu comment ça marche ici ? reprend Ronan en mordant dans un morceau de pain, m’arrachant à mon observation.
- Pas vraiment.
- Le rythme est un peu intensif, mais ça en vaut la peine. On a des cours classiques, histoire, sciences marginales, et des spécialités : développeent des dons, stratégie d’adaptation…
Ce cours m’interpelle.
- Stratégie d’adaptation ? je répète, les sourcils froncés.
- Faut bien savoir comment survivre dehors. Comment cacher ce qu’on est. Comment reconnaitre les nôtres, aussi.
Mon estomac se contracte. Tout semble organisé pour qu’ils se dissimulent. Pour qu’ils vivent dans l’ombre. Une armée invisible, que Suwan façonne dans le secret.
- Et si on n’a pas de don ? je demande, tentant de cacher l’incertitude dans ma voix.
Curtis hausse les épaules, tranquille.
- T’en a forcément un. Même si tu ne le sais pas encore.
Je secoue la tête. Non, je ne suis pas comme eux. Si je l’étais, je ne serais pas coincée ici.
- Le matin on s’entraîne, explique Curtis. Développement des dons, défense, stratégie… bref, tout le nécessaire. L’après-midi, c’est plus calme. On étudie tout ce qui touche à notre communauté. Mon cours préféré, c’est celui d’histoire : on y apprend comment nous avons survécu malgré les persécutions !
- Plus barbant, tu veux dire ? ricane Ronan. Les entraînements sont bien plus intéressants ! Tu verras, Alexia, le cours de défense t’aidera sûrement. Surtout avec ta coloc.
Je souris faiblement. Leur enthousiasme me désarme. Ils semblent si à l’aise dans ce monde qui me fait encore peur. Je baisse les yeux vers mon plateau. Ma vie d’avant me parait déjà bien lointaine, comme un rêve dont on oublie les contours.
Ronan me lance un regard bienveillant.
- Tu devras suivre les cours de toute façon. Mais garde l’esprit ouvert. Tu pourrais apprendre des choses utiles.
Je prends une inspiration. Si je veux espérer partir, je dois d’abord comprendre cet endroit. Comprendre ce monde. Comprendre Suwan.
- D’accord. Je vais essayer.
La soirée continue dans une ambiance plus légère. Pour la première fois depuis des jours, je me surprends à rire. A parler sans peur. Pendant quelques heures, j’ai presque l’impression d’être normale.
Mais en pleine conversation, Curtis s’interrompt soudainement. Son regard se vide, son visage se fige. Il reste ainsi, immobile, absent. Autour de la table, le silence s’installe.
- Il est… ?
- Un Oracle, répond Ronan à voix basse. Il a des visions de l’avenir.
Je frissonne. Bien, les mythes anciens ne sont pas des histoires… c’est noté. Je prie seulement pour que les monstres ou les titans ne se joignent pas à ce joyeux bazar. J’ai encore du mal à concevoir que tout cela soit réel.
Curtis finit par cligner des yeux, retrouve ses esprits, échange un regard chargé avec Ronan, puis se lève sans un mot. Ronan le suit aussitôt, inquiet.
Une fille du groupe se tourne vers moi.
- Alors, comment ça se passe avec Evelyne ?
- Disons qu’elle n’est pas très accueillante, je soupire.
- Ouais… on s’en doutait. Elle n’a pas toujours été comme ça, tu sais. Avant, elle était même plutôt sympa. Mais il y a deux ans… quelque chose a changé.
Je fronce les sourcils.
- Quelque chose ?
- Un garçon. Enfin, je ne crois pas qu’il soit resté longtemps. Il a joué avec ses émotions. Et il n’a jamais réussi à réparer ce qu’il avait fait.
Un frisson glacé me traverse l’échine. Évidemment, je repense à Samuel.
- Tu veux dire que… c’est permanent ? je souffle d’une voix blanche.
- Personne ne sait. Mais elle, elle n’a jamais été la même depuis.
Je sens mon estomac se tordre. L’angoisse qui était tapie dans un coin de mon esprit prend soudainement toute la place. Et si ce qu’il m’avait fait ne pouvait pas être effacé ? Si ces émotions volées restaient à jamais ?
Je passe une main tremblante sur mon bras, comme si ce simple geste pouvait chasser cette sensation d’intrusion qui me ronge de l’intérieur. Et si Samuel m’avait changé d’une manière que je ne pouvais pas comprendre ?
L’idée me terrifie. Que mes propres émotions puissent être mensongères. Que chaque battement de mon cœur soit le sien. Si Evelyne n’a jamais guéri, quel espoir me reste-t-il ?
Lorsque le couvre-feu approche, les deux garçons ne sont toujours pas revenus. J’empile leurs plateaux pour les débarrasser, puis suis le flot des pensionnaires vers les dortoirs.
Mais les couloirs se ressemblent tous. Longs. Identiques. Les pas se dispersent, les voix s’éteignent. Je tourne, encore et encore, sans retrouver ma chambre. Les couloirs se vident, les lumières diminuent et l’ombre de la nuit envahit l’espace. L’air devient plus froid, plus dense. Je suis seule.
La sensation du réfectoire revient, plus violente. Un poids invisible s’abat sur moi. Mon cœur s’emballe, mais cette fois je suis certaine que ce n’est pas un malaise. Une douleur fulgurante traverse ma poitrine. L’air me manque. Mes jambes cèdent sous mon poids. Je tombe, incapable de respirer.
Un rire étouffé résonne.
- Ça faisait longtemps que Suwan n’avait pas ramené quelqu’un, souffle une voix. Il faut que tu comprennes ta place, la nouvelle.
Je cligne des yeux, distinguant vaguement une silhouette penchée au-dessus de moi. Le garçon du réfectoire.
- Tu n’es rien ici. Faible.
Chaque battement est une torture. Mon cœur résonne dans ma poitrine comme un marteau, douloureux, désordonné. Mon corps entier semble m’avoir trahie. Mes jambes refusent de me porter. Mes bras sont lourds, engourdis, comme si chaque fibre de mon être était figée dans de la cire. J’essaie de crier, de hurler, mais ma gorge est soudain sèche et verrouillée, mes cordes vocales refusent de vibrer. Je me sens minuscule, écrasée sous le poids d’une force invisible. Impuissante. A la merci de ce garçon dont le regard me transperce.
Puis, tout explose. La douleur disparaît brutalement, remplacée par un cri de rage. Mais ce n’est pas le mien.
- Liam, éloigne-toi de ma coloc.
Une boule de feu s’écrase sur son épaule. Je distingue Evelyne au bout du couloir, les poings enflammés. Derrière elle, Curtis et Ronan accourent.
Je pousse un grognement en essayant de me redresser, mais mes muscles refusent de me répondre. Mon cœur tambourine encore douloureusement dans ma poitrine, et chaque respiration est un effort. Curtis arrive le premier et s’accroupit à ma hauteur, le visage pâle.
- Bordel… ça aurait pu très mal tourner.
- Tu crois ? je souffle, amer. Un petit avertissement, ça t’aurait tué ? « Au fait, Alexia, tu vas te prendre une dérouillée dans le couloir. Bonne soirée ! »
Il détourne le regard. Ronan, plus calme, murmure :
- Ce n’est pas ce qu’il a vu.
Leurs regards se croisent, lourds de non-dits. Curtis inspire profondément avant de lâcher :
- Dans ma vision… tu étais morte.
Le silence tombe sur nous comme une chape de plomb. Mon sang se glace alors que mon cerveau met quelques secondes à assimiler les mots.
- Je t’ai vue allongée, sans vie. Et Liam… incapable de s’arrêter.
Je frémis. Le fameux Liam détourne les yeux, honteux. Evelyne s’avance et crache par terre.
- T’es qu’un putain d’abruti, grogne-t-elle. Tu ferais mieux de te barrer avant de me mettre encore plus en colère.
Je serre les poings. L’idée que ma vie aurait pu s’arrêter ici, dans ce couloir froid, anonyme, me retourne l’estomac.
- C’est pour ça qu’on est allé chercher Evelyne, reprend Curtis. Elle est la seule ici capable de contrôler son feu avec assez de précision pour neutraliser quelqu’un comme Liam sans faire plus de dégât.
La jeune fille pousse un soupir et me tend la main pour m’aider à me relever. Mes jambes tremblent encore sous mon poids, mais je me force à tenir debout. Nous marchons en silence jusqu’à la chambre. Chaque pas résonne trop fort à mes oreilles. Mon cœur bat encore à un rythme irrégulier. J’ai froid, malgré la chaleur persistante laissée par les flammes d’Evelyne. Mon esprit est embrouillé, incapable de se fixer sur une seule pensée.
J’ai failli mourir.
L’idée tourne en boucle dans mon crâne, lourde, oppressante. Ce monde est dangereux. Trop dangereux. Bien plus que je ne voulais l’admettre. Ce n’est pas un refuge, c’est une arène. Et moi, je ne suis pas prête.
Evelyne ouvre la porte et se glisse à l’intérieur.
- Ça ira ? demande-t-elle sans me regarder.
Je hoche la tête mécaniquement, mais la vérité, c’est que je n’en sais rien. Je m’assois sur le bord de mon lit, mes doigts crispés sur les draps. La douleur sur ma poitrine pulse encore, fantôme d’une peur que je ne parviens pas à chasser.
Je suis faible.
Evelyne se glisse sous les draps sans un mot. Moi, je reste là, les yeux ouverts dans l’obscurité, à essayer de calmer la tempête qui rugit dans mon esprit.

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