Partie 15
La nuit a été une véritable épreuve. Tant de choses se sont passées en une seule journée que mon esprit refuse de s’éteindre. Mon enlèvement, la découverte du pensionnat, de ce monde brutal, ma rencontre avec Evelyne et Nao, puis Curtis et sa bande… et enfin, l’agression de Liam. Tout cela semble irréel, comme si j’avais vécu une semaine entière en l’espace de quelques heures.
Je me tourne et retourne dans mon lit, incapable de calmer le flot de pensées qui s’entrechoquent dans ma tête. Est-ce que ma mère est à ma recherche ? A-t-elle seulement remarqué ma disparition ? Et Samuel… sait-il où je suis ? Va-t-il venir me chercher ? Est-ce que je veux vraiment qu’il me retrouve ?
Et puis, il y a cette autre angoisse, plus sournoise. L’absence de mes cachets. Depuis combien de temps ma mère me les fait-elle prendre ? Combien de nuit ai-je passé dans un sommeil artificiel, sans rêve, sans pensée parasite ? Cette nuit, mon esprit est en ébullition. Incapable de se poser. Incapable de se reposer.
Chaque fois que je ferme les yeux, je revis l’attaque. Je revois son ombre se pencher sur moi, je ressens cette pression invisible qui m’écrase la poitrine. Une terreur sourde s’installe dans mon ventre. Mon souffle s’accélère. Mon cœur, erratique. Je m’efforce de penser à autre chose, mais rien n’y fait.
Quand le sommeil finit enfin par m’emporter, il est léger. Fragile. Et un battement de cil plus tard… le matin est là. Mes paupières sont lourdes, mon corps endolori, comme si mon sommeil n'avait été qu'une illusion. Chaque muscle hurle en réponse aux événements de la veille. J’ai failli mourir. L’idée s’accroche à moi comme une ombre, me rappelle que je ne suis qu’une intruse dans ce monde.
Je me redresse lentement, le regard perdu dans la pénombre de la chambre. Evelyne est déjà levée, assise sur son lit, les bras croisés. Elle m’observe quelques secondes avant de lâcher, sans émotion apparente :
- T’as vu ce que c’est d’être faible ici.
Je grince des dents. Je n’ai pas envie de répondre. Parce qu’elle a raison. Parce que je ne peux rien dire qui puisse contredire son affirmation. Elle finit par détourner les yeux et se lève. Sans un mot de plus, elle quitte la chambre.
Après une douche rapide, j’enfile la tenue qui m’a été fournie et suis le flot de pensionnaires vers la salle principale. Un surveillant m’intercepte.
- Suwan veut te voir.
Mon estomac se serre. Je le suis à travers les couloirs jusqu’au bureau. La porte s’ouvre sur une pièce sombre. Suwan m’attend, assis derrière son bureau, ses yeux perçants braqués sur moi.
- Assieds-toi.
L’atmosphère est lourde, chargée d’une tension que je ne sais pas comment briser. Je m’exécute.
- Tu te rends compte de la situation dans laquelle tu t’es mise ?
Sa voix est calme, mais glaciale. Je baisse les yeux, incapable de soutenir son regard.
- Je ne savais pas que…
- Que quoi ? Que le pensionnat a des règles ? Que tu ne devrais pas errer seule la nuit ?
Je me mords la lèvre.
- Pourquoi les gardes n’ont rien fait ?
Il rit, bref et sec.
- Parce qu’ici, les élèves apprennent à se défendre eux-mêmes.
Un silence. Ses yeux brillent d’un éclat indéchiffrable.
- Écoute-moi bien, Alexia, reprend-il en s’adossant à son fauteuil. Ce pensionnat n’est pas un refuge pour les âmes perdues. C’est un lieu où l’on forge les survivants. Si tu comptes attendre qu’on te sauve à chaque fois que tu es en danger… tu ne feras pas long feu ici.
Je serre les poings sur mes genoux. Frustration, honte, impuissance… tout se mélange et m’envahit. Il marque une pause, puis poursuit, plus bas :
- Je t’ai emmené ici parce que tu peux être utile. Mais pour survivre, il faudra t’adapter. Personne ne te ménagera sous prétexte que tu es nouvelle.
Ses mots me frappent de plein fouet. Il n’a pas dit qu’il me protégerait. Il n’a pas dit que Liam serait puni. Juste : endurcis toi… ou disparais.
- Vous saviez que ça allait arriver ? je demande à voix basse, redoutant la réponse.
Je savais que tu serais testée tôt ou tard, répond-il sans détour. Liam a dépassé les limites. Je vais m’assurer qu’il comprenne les conséquences de ses actes.
Je relève les yeux. Il est furieux… mais pas contre moi. Pour l’équilibre fragile de son pensionnat.
- Alors pourquoi m’avoir laissée seule ? j’insiste.
- Parce que j’avais besoin de voir comment tu réagissais.
Un frisson. Il m’a laissée affronter ça seule, sciemment. Et j’ai échoué.
- Voici ton emploi du temps. A partir d’aujourd’hui, tu suis les cours comme tout le monde.
Je récupère le dossier. Combat, stratégie, étude de potentiel… Mon estomac se noue. Suwan se lève, mettant fin à l’entretien.
- Ne me donne plus de raisons de t’appeler ici.
Je quitte le bureau de Suwan, le choc toujours présent. Chaque mot enfonce le couteau un peu plus dans ma poitrine. Je suis impuissante. Faible. L’air du couloir est frais, mais ne suffit pas à chasser cette sensation oppressante.
Une voix familière me ramène à la réalité.
- Hé, t’as une sale tête.
Curtis et Ronan m’attendent, adossés au mur.
On se doutait que ton entretien avec Suwan ne serait pas une partie de plaisir, murmure Ronan avec un faible sourire. Ça ne l’est jamais. Mais tu vas voir, l’entraînement va te détendre.
Je hoche la tête sans répondre. Curtis pousse un soupir.
- Sérieusement, ce cours est une perte de temps…
- T’es juste un incapable en combat, raille Ronan avec un coup d’épaule.
Curtis grimace.
- Je préfère la stratégie et la théorie, c’est tout. Je vois pas l’intérêt de se taper dessus comme des sauvages alors qu’on pourrait régler les choses autrement.
Son ami relève les yeux au ciel et se tourne vers moi.
- Ignore-le. Moi, j’adore ce cours. Ça défoule et c’est utile. Tu vas voir, si tu t’y mets sérieusement, ça peut être intéressant.
- Je doute que ça soit mon point fort, je souffle.
- Ça, c’est ce qu’on verra, rétorque-t-il avec un clin d’œil.
Je peine à partager son enthousiasme, mais son énergie positive m’aide à repousser, ne serait-ce qu’un instant, le poids de mes inquiétudes. Nous avançons à travers les couloirs, et plus nous approchons de la salle d’entraînement, plus je sens mon corps se raidir. Curtis, lui, traîne des pieds alors que nous franchissons la porte.
- T’en fais pas, ajoute-t-il à mon intention. Si tu t’en sors mieux que moi, c’est que t’es sur la bonne voie.
Un rire m’échappe malgré moi. Au moins, je ne serais pas la seule à galérer.
L’endroit grouille déjà de pensionnaires. L’air vibre sous l’impact des combats et des ordres lancés par les instructeurs. L’odeur de sueur, de poussière et de sang me rappelle brutalement que je ne suis pas là pour observer, mais pour participer.
Une vague d’appréhension me traverse. L’endroit est immense, un véritable terrain d’entraînement conçu pour forger des combattants. Des guerriers. De larges espaces sont divisés en plusieurs zones : certaines sont destinées aux duels, d’autres aux exercices de rapidité et d’endurance. Des mannequins d’entraînement sont alignés contre un mur, marqués de coups et de brûlure. L’air est chargé d’électricité. Les bruits des chocs, des pas précipités et des ordres criés résonnent contre les murs de pierre.
Je m’arrête, détaillant les élèves. Certains semblent nés pour ça, leurs gestes fluides et puissants. D’autres, comme Curtis, traînent des pieds et évitent soigneusement d’attirer l’attention des instructeurs.
Ronan me jette un coup d’œil et me donne une tape amicale sur l’épaule.
- Respire. Ça va aller.
Je me sens immédiatement mal à l’aise.
Le professeur, imposant, me fait signe d’avancer
- Tu es nouvelle, donc on va voir ce que tu vaux.
Mon cœur rate un battement. Tout le monde se tourne vers moi. Une vague de chaleur envahit mon visage. Je jette un regard furtif autour de moi… mais il n’y a aucune échappatoire.
- Viens ici, me dit-il en désignant un cercle au sol.
Mes poings se ferment et se rouvrent nerveusement. J’observe les autres en pleine action. Evelyne brille en duel, agile, précise. Ses mouvements sont rapides, calculés, presque instinctifs. Nao, lui, esquive avec une aisance déconcertante, anticipant chaque attaque avant même qu’elle ne soit portée. Ils maîtrisent leurs arts. Moi… je suis incapable de suivre. Je suis une intruse, ici aussi.
Mon adversaire se place en face de moi. Un garçon plus grand, plus musclé, qui arbore un sourire suffisant, comme s’il savait déjà que ce combat serait une formalité pour lui. Je sens mon estomac se nouer. Pourquoi suis-je là ? Pourquoi dois-je prouver quoi que ce soit alors que je ne connais même pas les bases ?
Curtis et Ronan se sont éloignés pour rejoindre leur propre groupe d’entraînement, mais je sens encore leurs regards sur moi. Ronan m’a dit de respirer. Mais comment respirer quand chaque fibre de mon corps hurle que je vais échouer ? Le garçon devant moi me jauge avec un sourire en coin, ce qui ne fait qu’amplifier ma nervosité.
- Aller, montre-moi ce que tu as dans le ventre, dit-il en prenant position.
L’instructeur donne le signal, et avant même que je ne puisse réagir, mon adversaire fonce sur moi. J’essaie d’esquiver, mais mes pieds restent figés. Son poing frappe mon épaule avec force. Je vacille en arrière, manque de tomber.
Les ricanements des autres pensionnaires résonnent autour de moi. Mon cœur bat à tout rompre. Ce n’est pas un entraînement. C’est un test, et je suis en train d’échouer lamentablement. Encore.
Je serre les dents et me repositionne. Le garçon attaque encore. Cette fois, je tente de bloquer son coup, mais il est trop puissant. L’impact me coupe le souffle et je m’effondre sur le sol.
- Relève-toi, ordonne l’instructeur, impassible.
La douleur me lance dans tout le corps, mais je m’exécute. L’humiliation me brûle bien plus que la douleur physique. Je me redresse tant bien que mal, les poings serrés.
- Encore une fois, grogne-t-il.
Je n’ai pas le temps de réfléchir. Le garçon revient à la charge. Je tente un mouvement d’évitement maladroit. Son pieds fauche mes jambes, et de nouveau, je m’écrase brutalement contre le sol.
Les rires fusent. Ma respiration est saccadée. Mon regard croise celui d’Evelyne. Elle ne rit pas, elle. Son expression est impassible, mais je peux y lire un jugement silencieux. Pitoyable.
L’instructeur secoue la tête.
- Ici, on ne cherche pas à humilier qui que ce soit. On veut juste voir où tu en es. Mais si tu veux survivre, Alexia, il va falloir que tu apprennes vite.
Les murmures autour de moi sont assourdissants. Mon corps est douloureux, mais rien ne peut rivaliser avec la honte qui me brûle de l’intérieur. J’entends un pensionnaire ricaner.
- Si Evelyne n’avait pas été là hier, tu serais morte.
Je quitte le terrain, le corps en feu, la honte plus cuisante que la douleur. Je voudrais répondre, mais que dire ?
- Viens, je vais t’aider. On va reprendre depuis le début.
Je lève les yeux vers Ronan. Son expression est différente des autres. Pas de moquerie, pas de jugement, ni de pitié. Juste une volonté sincère d’aider.
- Tu veux un conseil ? murmure-t-il. Laisse tomber ces crétins. Ce n’est pas en une journée que tu deviendras une combattante, mais tu peux apprendre.
Je souffle, essuyant la sueur sur mon front.
- Facile à dire…
- Viens avec moi, propose-t-il. Je peux te montrer les bases.
Je le suis hors du cercle d’entraînement, un peu méfiante mais surtout trop désespérée pour refuser. Nous nous plaçons dans un coin moins fréquenté de la salle. Ronan adopte une posture de combat et me fait signe de l’imiter.
- La première chose à apprendre, c’est comment bien se tenir, explique-t-il. Regarde mes pieds. Écartés, bien ancrés dans le sol. Ça te donne de l’équilibre.
J’essaie de reproduire sa posture, mais il secoue la tête.
- Tes épaules, détends-les. Si tu es trop raide, tu seras plus lente.
J’obéis, ajustant ma posture sous son regard attentif.
- Maintenant, les réflexes. Si quelqu’un t’attaque, ton corps doit réagir instinctivement. Regarde-moi.
Il feint une attaque au ralenti, levant son poing vers mon visage. Par réflexe, je ferme les yeux et lève les bras en protection. Il s’arrête juste avant l’impact et sourit.
- Mauvais réflexe. Si tu fermes les yeux, tu perds tout contrôle. Tu dois toujours garder ton adversaire en vue.
Je hoche la tête, tente d’imprimer ses conseils dans mon esprit. Il répète le mouvement plus rapidement. Je ne ferme pas les yeux, mais mon esquive est maladroite.
- C’est mieux, encourage-t-il. Encore.
Nous répétons l’exercice. Une fois, deux, fois, puis plusieurs. La douleur dans mes muscles devient un rappel de mes efforts, mais la honte qui me pesait plus tôt cède lentement la place à une étrange satisfaction. Chaque esquive réussie, chaque pas correctement ancré, me fait sentir… moins faible. Un peu plus vivante.
Les autres élèves passent autour de nous. Certains lancent des regards surpris, d’autres continuent leur propre entraînement. Je sens leurs yeux, mais ils ne me jugent plus. Ou plutôt… je ne les laisse plus me juger. Ronan reste à mes côtés, corrige mes mouvements, m’encourage, mais ne fait jamais pour moi ce que je peux accomplir seule.
- Tu vois ? dit-il enfin, reprenant son souffle, sourire aux lèvres. Tu commences à comprendre. Et c’est tout ce qui compte pour aujourd’hui.
Je hoche la tête, le souffle court, les muscles brûlants. Pour la première fois, je ressens une fierté sincère. Pas celle que l’on m’accorde par pitié, pas celle qu’on me donne par peur, mais la mienne, durement gagnée, petite victoire par petite victoire.
- Merci, je murmure, presque étonnée par ma propre voix.
Je me laisse tomber sur un banc, respire profondément, laisse la chaleur du corps et la tension des muscles s’éteindre peu à peu. Moi esprit s’apaise lui aussi. La peur, la honte, l’impression d’impuissance… elles n’ont pas disparu, mais ont trouvé une place à côté de quelque chose de plus solide : l’espoir. Tenu, mais réel. L’espoir que je peux apprendre. Que je peux survivre. Et trouver ma place.
Je me sens… capable.
Je prends une profonde respiration et me remets en position.
- Encore une fois, je demande d’une voix assurée.
Ronan m’offre un sourire, et l’entraînement reprend.

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