Partie 16 - Samuel
Il fait putain de froid. J’enfile les mains plus loin dans mes poches, je traîne les pieds sur le gravier, le goût du sel et de la cendre sur la langue. Le vent siffle entre les bâtiments, mord la peau, racle les os. Il est à peine vingt heures, mais le soleil s’est déjà tiré depuis longtemps. Les jours rapetissent, et moi avec. Chaque pas me rapproche un peu plus d’Eishen. Me fout un peu plus la rage.
Faire équipe avec lui ? Une idée à la con. Et pourtant, je suis là. Parce que pour sauver Alexia, je suis prêt à m’allier avec le dernier connard qui me tend la main.
L’usine se découpe dans l’ombre comme un squelette rouillé. Carcasse de tôle et de rouille paumée au milieu de nulle part. Un lieu désert. Parfait pour ce qu’on doit se dire. Personne pour écouter, personne pour balancer. Eishen est déjà planté contre un mur décrépit, bras croisés, silhouette sèche. Même posture, même regard de marbre. Exactement comme avant. Avant qu’il ne foute tout en l’air.
Je m’arrête à quelques mètres.
- T’as trouvé une piste ? lâche-t-il d’une voix râpeuse.
Pas de provocation, pas d’ironie cette fois. Juste une fatigue lasse, le poids des jours passés à prétendre une entente cordiale. Putain. Ce n’est pas plus facile qu’au premier jour.
Je secoue la tête.
- Pas une piste. Une précaution.
Son regard s’affûte. Il redresse les épaules.
- Une précaution ? répète-t-il méfiant.
Je sors de ma poche un morceau de parchemin. Un pacte sacré. Ancien, fiable, implacable. Une fois signé, il liera notre serment. Cet emplumé devra payer le prix fort s’il essaye de me trahir.
- Tu signes ça, et je te dis tout. Mais tu ouvres pas ta gueule à la Confrérie, ni à ton père, ni à personne de ce foutu Conseil.
Eishen pâlit en reconnaissant le sceau, et ça lui tord le visage. Le silence s’installe, pesant, lourd de rancunes et de méfiance.
- Hors de question, finit-il par dire d’un ton sec. Je ne trahirai pas la Confrérie. Même toi, tu ne peux pas me demander ça.
Je soupire. Bien sûr qu’il refuse. C’est Eishen après tout. Toujours à cheval sur ses foutus principes, sur les foutues lois de la Confrérie.
- Ce n’est pas de la trahison, je réplique doucement. C’est de la survie. Celle d’Alexia. Et la tienne, peut-être.
Il détourne les yeux, mal à l’aise. Je vois la fissure. Alors je pousse.
- Tu veux vraiment continuer à leur lécher les bottes toute ta vie ? À te contenter des miettes de reconnaissance qu’ils veulent bien t’accorder ? Tu crois qu’ils te verront autrement qu’un simple gamin qui n’est pas à la hauteur ?
Dans ma tête, ça n’a rien d’une promesse politique. C’est un leurre, calculé, tranchant. Chaque mot que je balance, chaque image que je peins devant ses yeux est un fil que je tire, et je vois ses défenses céder. Putain, ce type est solide. Mais pas blindé. Il suffit d’appuyer au bon endroit. C’est tout. Faire peur au gosse, lui promettre la gloire, flatter son besoin d’exister. Manipuler. Comme on m’a manipulé des années durant. Comme j’ai appris à le faire pour tenir debout.
Mais que personne ne s’y trompe : je ne joue pas pour la Confrérie. Je ne les amènerai jamais près d’elle. Pas une seconde. Entendre la possibilité même qu’ils pourraient l’étudier, la toucher, la dresser, la vendre à leurs intérêts, ça me fout la gerbe. A la seconde où je la reverrai, j’en ferai ma putain de forteresse. Je la planquerai, la verrouillerai, je ferai taire tous ceux qui s’en approche. Si je dois me coltiner soixante-dix années de guerre, si je dois me vendre au diable, je le ferai. Mais pas eux. Jamais eux.
Je crève de lui dire, là, maintenant. De le hurler. Mais je sais que la colère n’est pas ce qui va le faire céder. Non. Il faut le flatter. Lui promettre la victoire en fanfare, le trône qu’il n’a jamais eu, le regard de son père. Eishen a ce putain de besoin d’impressionner son géniteur. De lui prouver qu’il n’est pas qu’une erreur de plus dans l’arbre généalogique. Alors je lui tends l’appât. Il mordra. Et quand il sera tout auréolé de victoire, je l’emprisonnerai dans nos promesses. Un pacte qui me lie, qui l’oblige, mais qui ne m’achèvera pas. Je serai la serrure et la clé à la fois.
- C’est ton occasion de briller, je reprends, la voix plus basse, plus sûre. Aide-moi, et tu leur mettras tous une gifle monumentale. Une humaine liée à notre monde ? Tu imagines la gueule du Conseil ? De ton père ?
Il frissonne. Je vois la fissure, et je la fais grandir. Voilà pourquoi je mens à voix haute : parce que le mensonge est parfois le seul moyen de garder ce qui compte en vie.
Eishen grogne mais ne recule pas, résigné. Je sors le couteau, sans cérémonie. Lame courbe, runes gravées. Il entaille sa paume, se mord la lèvre pour ne pas paraitre faible, et presse sa main contre le parchemin. Une légère lueur bleutée s’en échappe. Je saisis la lame à mon tour, entaille ma propre paume sans hésiter. Le sang perle instantanément, et je joins ma main sanglante à la sienne sur le parchemin.
La lumière enfle, vibre entre nos deux peaux, jusqu’à nous relier d’un éclat éphémère avant de disparaître en un souffle. Le pacte se ferme. Claquement sec, froid comme une promesse qu’on ne peut plus recracher.
Un poids invisible se referme autour de moi. Ancien, inéluctable. Je sens la magie du serment couler le long de ma peau, se mêler à mon sang. Elle m’enchaîne, me bride, m’oblige à respecter ma parole. Tu signes et t’es foutu si tu trahis. Parfait. Je lâche le parchemin et recule d’un pas.
Eishen essuie sa main. Il a une expression bizarre. Pas tout à fait satisfaite, pas tout à fait sereine. J’ai appuyé juste où ça fait mal. Ça marche toujours, cette merde-là. Frapper l’ego. Mais je ne fais pas ça pour flatter mon propre orgueil. C’est pour Alexia.
- Maintenant, parle, gronde-t-il.
Je l’observe un instant. Il croise les bras, mais l’éclat de défi dans ses yeux a disparu. Il croit être prêt. Il ne l’est pas.
- Tu connais la légende des Alphas ?
Il hoche la tête, à moitié sceptique, à moitié attentif.
- Une vieille histoire pour faire rêver les gosses, répond-il avec un haussement d’épaule.
Il me fait doucement marrer. Et à m’entendre rire ainsi, il réalise que ce n’est peut-être pas qu’une légende. Je parle à voix basse, pour être certain que seul Eishen entende ce que j’ai à dire.
- Les Alphas. Trois putain de légendes. Un frère et deux sœurs. Trop puissants pour leur bien. Trop arrogants.
- Les trois êtres originels, murmure-t-il. Leurs veines brûlaient d’un pouvoir que personne n’aurait dû porter.
- Les éléments, l’esprit, la vie elle-même, je complète en reculant d’un pas. Tout leur obéissait. Ils ont joué avec le monde comme un gosse avec des allumettes. Les humains ont flippé, et ils ont levé la main. Marcus est tombé, assassiné par une meute qui avait peur. Depuis, ceux qui tenaient un pouvoir se sont planqués. La communauté s’est morcelée, a appris à mentir à ses propres enfants, à cacher leurs dons. Les Bêtas ont survécu dans l’ombre. Et la Confrérie ? Ils ont la haine dans les veines. Ils craignent tout ce qui peut ressembler à un retour. Ils vénèrent la sécurité comme une déesse.
Je marque une pause. Il sent le poids du truc. C’est lourd. C’est sale. C’est l’histoire qu’on glisse aux gosses pour qu’ils dorment la nuit.
- Ces êtres de légendes étaient tellement puissants qu’ils maitrisaient tout. Et nous, Bêtas, aurions perdu cette capacité. Nous sommes limités à un seul et unique pouvoir.
- Oui, dit Eishen sceptique. C’est l’histoire qu’on enseigne partout. La vieille comptine que nos mères fredonnent au berceau.
Je me tourne lentement vers lui avec un sourire, sans chaleur.
- Peut-être que ce n’est pas qu’une histoire.
Eishen recule un peu, se demande si je le mène en bateau ou si je viens de lui montrer un trésor. Il voudrait des preuves. Mais je n’ai que mon intuition. Un putain d’instinct qui me hurle d’ouvrir les yeux. Je sais que Suwan n’aurait pas braqué son obsession sur Alexia sans raison.
- Ça fait des années que Suwan cherche à comprendre comment, et pourquoi nous ne sommes pas capables de plus. Et aujourd’hui, il voit que certains d’entre nous pourraient développer plus d’un pouvoir.
Pour lui, c’est le seul moyen de survivre. Pas face aux humains, ça, on le maitrise depuis des siècles. Mais face aux Anciens, à leur putain de tyrannie. Mais plutôt crever que de le dire à l’emplumé.
- Tu parles sérieusement ? souffle-t-il.
Pour toute réponse, je lui montre la paume de ma main où le sceau a laissé sa marque. L’amertume le gagne, et une lueur d’inquiétude passe furtivement dans ses yeux.
Je continue, plus bas :
- Suwan pense qu’il existe encore… certains descendants. Enfin, c’est comme ça qu’il les appelle. Pas des Bêtas ordinaires. Des anomalies. Des êtres capables de détenir plus d’un pouvoir… ou d’absorber ceux des autres.
Je m’interromps. Mon cœur tambourine à m’en faire mal. Le mec a passé des années à fouiller, entuber la science pour essayer de déjouer la nature. Il n’est pas doux. Il est froid, méthodique, dangereux. Et à cause de moi, il a mis les yeux sur Alexia.
Le vent hurle entre les poutres éventrées. Tout semble suspendu. Le temps lui-même s’est arrêté. Eishen reste figé, foudroyé par cette révélation. Je peux presque voir l’engrenage tourner dans sa tête.
- Si j’avais besoin d’un pacte, c’est parce que je pense que…
Mais les mots restent coincés dans le fond de ma gorge. Le dire à voix haute, ce serait admettre que c’est réel. Et putain… je ne suis pas certain d’être prêt à ça.
- Alexia pourrait en faire partie, je finis par souffler. Ça fait des années que Suwan travaille sur la piste des Alphas, bien avant que je ne le rencontre. Il est obsédé par elle comme il est obsédé par son projet.
Le silence est brutal. Presque douloureux.
Même la vieille usine semble retenir ses grincements autour de nous.
Je baisse la tête. Le regard qu’Eishen braque sur moi me brûle la peau. Dans ma tête, ma promesse tourne en boucle. Je la retrouverai, et plus personne ne la touchera. Je veux être l’abri que Suwan croit être, mais sans les méthodes de salaud. Et si la Confrérie se pointe ? J’irai les chercher un à un. Je leur cracherai à la gueule. Je les brûlerai tous. Putain, je ferai tout ce que je peux pour la voir libre.
- Si Alexia est vraiment l’une d’entre eux… alors elle est en danger. Un danger qu’aucun de nous ne pourra contenir. Pas moi. Pas Suwan. Pas même le Conseil.
Je ravale ma trouille, la verrouille dans un coin de mon esprit. Ce n’est pas le moment de faiblir.
- C’est pour ça qu’on doit la retrouver avant eux, je conclus. Avant qu’ils ne comprennent ce qu’elle est vraiment.
Je ne dis pas « avant la Confrérie ». Je n’ai pas besoin. Il le sait.
Le garçon me fixe longuement.
- Et s’il est déjà trop tard ?
Je détourne les yeux.
Je n’ai pas la réponse. Je n’ai jamais eu la réponse.
Je pense à Alexia. A son sourire un peu timide, à cette manière qu’elle a de se recroqueviller quand quelque chose la dépasse. A sa confiance si fragile, comme un putain de verre en cristal. Et à tout ce que je n’ai pas su protéger.
Je refuse d’échouer une seconde fois.
- Alors on improvisera, dis-je d’une voix plus dure que je ne l’aurais voulu.
Quand je m’éloigne de l’usine, j’ai le goût du sang dans la gorge et une promesse qui me serre le cœur. Le monde est un putain de plateau d’échecs, et je viens de jouer une pièce lourde. J’ai bougé mes pions, usé de la ruse qui me ronge les os. Mais au fond, il n’y a pas de jeu. Il n’y a qu’Alexia. Et je ne me ménagerai pas.
Et tandis que la lueur du hangar s’éloigne, je me répète en boucle :
Je la retrouverai. Je ne laisserai personne l’approcher. Personne. Je me démerderai. Je m’enfoncerai dans la merde s’il le faut. Je serai sa putain de forteresse.
Et merde, peu m’importe maintenant les lois, les rancœurs, les menaces. Peu m’importe la peur du Conseil ou les plans tordus de Suwan. Ce qui compte, c’est elle. Son sourire fragile, sa main tendue, tout ce que j’ai laissé filer. Je me suis déjà foutu en l’air pour moins que ça. Alors oui, je vais me bouger, foutre en l’air ma vie si besoin, griffer le monde jusqu’à ce qu’il me rende ce qu’il m’a volé.
Et s’il faut brûler pour elle, qu’il en soit ainsi. J’ai déjà goûté à pire. Les flammes, au moins, ont le mérite d’être honnêtes.

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