Partie 17

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Les jours s’étirent. Puis se fondent en semaine. L’impression de vivre un rêve éveillé s’estompe peu à peu, sans disparaître tout à fait. J’ai cessé de compter les heures, de chercher à me repérer dans ce pensionnat hors du temps. J’apprends à suivre la cadence : entraînements le matin, cours l’après-midi, repas aux mêmes heures.

Je ne me sens toujours pas à ma place. Il y a entre eux et moi quelque chose d’invisible, une frontière que je n’arrive pas à franchir. Pourtant, grâce à Ronan, Curtis et parfois Nao, j’ai trouvé un peu d’air. Un endroit où respirer.

Les entraînements sont toujours un supplice. Mon corps résiste, refuse d’obéir. J’ai l’impression que cet endroit rejette ma présence jusque dans mes muscles. Mais les cours… les cours me retiennent. J’écoute, j’observe, je note. C’est une autre logique, un autre monde, mais je le comprends. Et surtout, je découvre. Je me raccroche à ça. A cette curiosité qui prend le dessus sur la peur. Ce fil ténu qui me relie encore à quelque chose de vivant.

Le réfectoire déborde de bruit et de chaleur. Les voix s’entrechoquent sous le plafond voûté, les couverts tintent, l’odeur du pain et de la viande flotte dans l’air. A chaque table, ça rit, ça se bouscule, ça vit. Pas à la nôtre.

A notre table, le silence est roi.

Evelyne s’est assise au bord du banc, droite comme un couteau. Elle n’a pas adressé un mot à Nao ni à moi. Le garçon grignote son pain sans conviction, et je fais mine d’être absorbée par mon assiette. Je la regarde à la dérobée. Ses gestes sont précis, lents, presque irritants. Son visage fermé, tendu, semble fait pour retenir la colère. Elle bouillonne. Et je ne sais toujours pas pourquoi.

Qu’est-ce qui a pu la fendre à ce point ? Elle vit ici depuis des années. Elle connait tout : les règles, les gens, les usages. Elle pourrait appartenir à n’importe quel groupe. Mais non. Elle reste à l’écart. Par choix, visiblement.

Même Nao marche sur des œufs autour d’elle.

Pourquoi ce besoin constant de repousser ? De blesser avant d’être blessée ? Est-ce qu’elle se protège ? Ou bien s’est-elle confortée dans cette habitude ? Une carapace trop bien soudée pour être retirée ?

  • Tu t’amuses bien avec ta petite bande ? lance-t-elle soudain, sans lever les yeux de son assiette.

Je me fige. Le ton est posé, presque détaché. Mais le venin y est palpable. Je reconnais ce ton. Ce genre de calme qui annonce l’orage. Je pose doucement ma fourchette.

  • Je les apprécie, oui.

Un sourire tordu lui échappe.

  • Tant mieux. Tu t’es trouvée des amis. Comme quoi, même les boulets finissent par trouver preneur.
  • Evelyne… souffle Nao.
  • Quoi ? Je dis juste que tout le monde mérite sa place. Même les touristes.

Je me raidis. La pique me frappe plus fort que je ne l’aurais cru. Et ce n’est pas tant les mots qui blessent… c’est le mépris dans sa voix.

  • Les touristes ? je répète.
  • Tu sais très bien ce que je veux dire, répond-elle enfin en croisant mon regard. T’es juste de passage ici. Tu ne fais pas partie de ce monde. De notre monde.
  • Tu fais erreur, dis-je doucement. Je suis là. Comme toi.
  • Non, corrige-t-elle avec un calme glacé. Moi, je suis là parce que je le veux. Toi, parce que Suwan t’a prise en pitié.

Le mot tombe, lourd. Nao ne dit rien. Et c’est ce silence-là qui me blesse le plus. Autour de nous, les bruits s’éteignent peu à peu. On nous regarde. On écoute.

Je devrais partir. Mais mes mains restent posées sur la table.

Evy poursuit, implacable :

  • Fréquenter des types comme Ronan ou Curtis, c’est pratique. Ils sont gentils, manipulables. Compatissants.

Je tourne lentement la tête vers elle. Son regard brûle. Une colère contenue. Ou une douleur qu’elle refuse d’avouer.

  • T’as trouvé ta stratégie. C’est bien. Mais ça ne te rendra pas plus forte.

Ma colère monte. Sourde. Brûlante. Mais je ne cède pas. Je la canalise. Je la transforme en quelque chose de plus tranchant, de plus dangereux que des cris. Je me penche légèrement vers elle.

  • Tu devrais vraiment te regarder dans un miroir avant de parler des autres.

Un silence glacial s’abat sur la table. Son sourire s’efface.

  • Depuis que je suis arrivée, tu fais tout pour m’écraser. Je t’ai rien demandé. Rien pris. Je suis juste là. Et visiblement, ça te suffit pour me détester.

Je sens mon cœur cogner dans ma poitrine. Mais je garde le ton bas, posé. Ma voix ne tremble pas. Elle tranche.

  • Tu rejettes tout le monde. Tu repousses Nao quand il essaye d’être là pour toi. Tu rejettes Curtis, Ronan, alors qu’ils ne t’ont jamais rien fait. Et moi… j’ai juste eu le malheur d’atterrir dans ta chambre.

Je me lève.

  • Tu veux qu’on se déteste ? Très bien. Mais fait-le en silence. Parce que j’ai mieux à faire que d’endurer tes petites morsures quotidiennes.

Elle ne répond pas. Mes mains tremblent, mais je ne le montre pas.

  • Je n’ai pas besoin de toi pour savoir qui je suis. Et encore moins ce que je vaux.

Je tourne les talons. Un silence pesant reste suspendu derrière moi, comme un linge mouillé collé à ma peau. Mais à l’intérieur, quelque chose brûle. Pas de honte. Pas de regret. Juste cette chaleur âpre, vive, qui me dit que je suis encore entière.

Avant, j’aurais baissé la tête. Je me serais excusée. J’aurais foncé aux toilettes pour pleurer en silence, et j’aurais prétendu que tout allait bien.

Mais pas aujourd’hui.

Je repense à ma mère. À ce qu’elle aurait dit. « On ne montre pas ses émotions. Les gens s’en servent contre toi. »

Sauf que là, je viens de les montrer. Et je me sens… bien. Entière. Libre.

Je laisse mon plateau en plan et quitte la table sans me retourner. Je ne sais pas où je vais exactement. Mes jambes me portent d’elles-mêmes. L’air du couloir est plus frais, plus respirable. Je ralentis le pas, le cœur encore battant.

  • Alexia ?

Je sursaute. Ronan est là, accoudé à la rambarde d’un escalier, une pomme à moitié croquée dans la main. Il me dévisage sans un mot de trop. Je hausse les épaules, incapable de parler.

Il descend les quelques marches qui nous séparent et s’approche.

  • Je t’ai vue partir comme une flèche. J’allais venir te chercher.

Je baisse les yeux. L’émotion m’oppresse encore la gorge, mais je ne veux pas pleurer. Pas maintenant. Pas devant lui. Ronan ne dit rien de plus. Il finit sa pomme, la jette dans une poubelle d’un geste automatique, puis me regarde à nouveau.

  • Viens. J’ai une idée.
  • Une idée de quoi ?

Il ne répond pas, se contente de m’attraper doucement par le poignet. Son geste est doux, sans pression. Une invitation, pas un ordre. Je n’ai pas la force de protester. Alors je le suis. Nous traversons les couloirs en silence. Je sens sa présence, solide, calme, rassurante. Ronan ne parle que quand c’est nécessaire, et pour une fois, je suis reconnaissante de ce silence.

  • On va où ? finis-je par demander.

Il tourne la tête vers moi, un sourire en coin.

  • Salle d'entraînement. Y a un tournoi d’observation cet après-midi. Pas obligatoire, mais les meilleurs s’affrontent. Ça vaut le coup d’œil.

Je m’arrête un instant.

  • Et tu veux qu’on regarde ça… maintenant ?
  • Je pense que ça te ferait du bien. Crois-moi. Parfois, voir les autres se battre, ça remet les choses en perspective.

Un sourire discret.

  • Et t’as eu une matinée pourrie. T’as le droit à une pause.

Je me contente d’acquiescer. Une douce chaleur m’envahit. Pas grand-chose, mais assez pour continuer d’avancer. En marchant, je me sens dériver. Comme si mon corps avançait sans moi.

Evy. Nao. Le silence de l’un, la cruauté de l’autre. Et moi, au milieu, paumée mais debout.

J’ai tenu bon. J’ai répondu. J’ai dit ce que j’avais à dire. Et même si ça me brûle encore un peu, même si j’ai envie de pleurer dans un coin, je ne regrette pas.

Une colère plus ancienne gronde sous la surface. Une colère au goût de trahison. Je ne sais pas quand Samuel s’est imposé dans mes pensées. Peut-être quand Nao a baissé les yeux. Ce vide dans son regard… ça m’a rappelé Samuel. Evelyne, elle, porte la même armure. Ce rejet instinctif, cette peur de s’attacher. Samuel aussi portait ça.

Et moi, comme une idiote, j’ai cru à ce qu’il cachait en dessous. J’ai cru à ses silences, à sa façon de me comprendre sans parler. A la chaleur qu’il déposait dans mon esprit quand j’étais au bord du gouffre.

J’ai cru que c’était lui.

Que c’était vrai.

Que moi aussi, j’avais le droit à ça.

Mais aujourd’hui, tout me paraît lointain, flou, presque rêvé. Comme si j’avais été la seule à y croire.

Je suis en colère. Pas une colère qui explose. Ni une colère pleine de cris. Mais une colère qui brûle sourdement. Un feu, lent, insidieux, qui grignote le bords de mes pensées. Qui me consume sans bruit.

Il m’a menti. Utilisée. Et il est parti.

Peut-être qu’un jour, j’arriverai à mettre des mots là-dessus. Peut-être qu’un jour, je comprendrai. Mais aujourd’hui, je sais une chose : je ne suis plus la même qu’il a laissée derrière lui.

Et s’il pensait que j’allais me briser, il s’est trompé.

Je serre un peu plus la main de Ronan. Il ne comprend pas, mais ne la retire pas. Il avance, tranquille, solide. Sa présence est rassurante, comme un point fixe dans ce tourbillon de colère et de confusion. Je ne sais pas si je dois briser le silence ou simplement le laisser respirer.

  • Tu sais… avant le pensionnat, j’avais un frère.

Je sursaute presque. Son visage est détourné, ses yeux fixés sur le sol.

  • Il… il est mort, souffle-t-il. Un Bêta plus fort que lui. J’ai rien pu faire. Rien.

Un frisson me parcourt. Je me sens à la fois triste pour lui, et étrangement proche de sa douleur.

  • Alors… pourquoi Suwan ? Pourquoi tout ça ?

Il hausse les épaules. Un geste simple, presque insignifiant, mais qui semble chargé d’une honnêteté rare.

  • Parce que je veux apprendre, devenir plus fort. Et… en restant ici, je sais que je peux protéger les autres. Faire une vraie différence.

Je baisse les yeux, le cœur qui se serre. Le silence s’installe. Je ne sais pas quoi dire. Ses mots frappent quelque chose au fond de moi, et je me surprends à le regarder plus attentivement. A sentir une chaleur étrange dans la poitrine, un mélange de réconfort et d’agitation, comme si son courage et sa douleur résonnaient en moi. Je me surprends à vouloir le consoler, à vouloir… je ne sais même pas quoi. Être là, juste là. Je rougis malgré moi.

  • Alors… tu protèges même ceux qui n’ont rien demandé ? je murmure, hésitante.

Il me lance un petit sourire, un peu triste.

  • Même toi, répond-il doucement. Même toi.

Je baisse les yeux, et mes lèvres tremblent presque imperceptiblement. Son regard a ce mélange de franchise et de vulnérabilité qui me déstabilise. Je sens mes joues chauffer, un rouge discret que je ne contrôle pas. Et en même temps, je sens que je peux me détendre. Que, pour l’instant, je peux oublier la peur, la colère, la solitude.

  • Merci… pour… tout ça, je murmure dans un souffle, les mots à moitié coincés dans ma gorge.

Son regard croise enfin le mien, et je sens un léger vertige. Il ne me juge pas, ne me prend pas en pitié. Il est juste là. Présent. Réel. Une main invisible me retient, me calme, et me déstabilise en même temps.

  • On va y arriver, finit-il par dire, presque pour lui-même. Toi et moi. Pas parce qu’on doit… mais parce qu’on peut.

Je hoche la tête, incapable de formuler autre chose. Mon cœur s’emballe, mes pensées s’emmêlent. Je ne sais pas si c’est de la gratitude… ou autre chose. Je me contente de rester à ses côtés, à marcher dans le couloir, mes pensées tourbillonnant entre le doute et l’apaisement.

Pour la première fois depuis longtemps, je sens une étincelle. Une petite lumière, fragile, timide, mais qui me rappelle que je peux encore me raccrocher à quelque chose. Ou à quelqu’un.

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