Partie 18
Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais, mais sûrement pas à ça.
Ronan m’a menée jusqu’à une porte métallique massive, encastrée dans un mur de pierre grise au bout d’un couloir que je n’avais jamais encore exploré. Dès qu’il l’a poussée, un grondement m’a frappé de plein fouet. Un mélange de cris, de pas, d’impacts. Comme un stade.
L’arène est gigantesque.
Un cercle parfait creusé dans la roche, entouré de gradins en pierre brute, formant une cuvette au fond de laquelle se déroule une chorégraphie brutale et sans pitié. Au centre, le sol sablonneux, est marbré de tâches sombres que je n’ose pas identifier. De part et d’autre, des blocs de pierre servent de couvertures, de pièges, ou de terrain d’entraînement.
Les gradins sont pleins. Des dizaines de pensionnaires hurlent, rient, parient, commentent les coups, encouragent leurs camarades. Je reste clouée sur place. Ce n’est pas une simple salle d’entraînement. C’est un cirque. Un théâtre de guerre miniature.
C’est comme si nous avions quitté le pensionnat, quitté notre monde moderne pour retourner à un âge de violence et de sang.
Ronan m’adresse un sourire.
- Impressionnant, hein ? Bienvenue au tournoi d’observation. C’est comme un test, mais en plus sanglant.
Je ne sais pas s’il plaisante, mais rien ne me fait rire.
Il m’entraine jusqu’à un rang à mi-hauteur. De là, je vois parfaitement l’arène. Et ce qu’elle contient. Un duel vient de commencer.
Deux filles tournent l’une autour de l’autre, concentrées, le regard brûlant. L’une d’elle, grande et musclée, tend une main. Une pluie de petits éclats lumineux fuse vers son adversaire. Des projectiles d’énergie pure. L’autre esquive d’un bond, effectue une roulade et vient s’écraser sur le côté de sa rivale.
Les spectateurs hurlent. Mon sang se glace. Je reste pétrifiée. C’est… réel. Les coups sont portés, les blessures visibles. Il n’y a pas d’arbitre. Pas de filet de sécurité.
- Ils se battent jusqu’à ce que l’un abandonne ou tombe, murmure Ronan à mon oreille, m’arrachant un frisson. L’instructrice intervient si ça devient vraiment trop dangereux. Enfin… en théorie.
Je détourne les yeux de l’arène, incapable de soutenir le spectacle. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je sens une main se poser sur la mienne. Ronan. Il ne dit rien, juste un contact discret, mais sa présence suffit à m’empêcher de paniquer complètement. Mes doigts se crispent sur les siens, et je me rends compte que j’ai besoin de ce point fixe. Une bouée dans ce chaos.
Un autre combat démarre. Cette fois, garçon affronte une métamorphe. Elle change de forme à la moitié du duel, devenant une créature à la peau écailleuse et aux griffes d’acier. Je recule instinctivement. Je n’aimerais pas être face à elle… Mais le garçon riposte en trafiquant la gravité autour d’elle. Elle chancelle, hurle, tente de reprendre pied. Il fonce et l’envoie voler d’un coup de pied en pleine poitrine.
Les cris redoublent. Certains rient, d’autres applaudissent. Je grince des dents, incapable de détourner les yeux.
- C’est autorisé ça ? je souffle.
Ronan hausse les épaules.
- Tant que t’es pas mort… ça passe.
Je déglutis difficilement. Je sens mon estomac se contracter. Je me rends compte que je tremble. Le garçon aussi a dû s’en rendre compte, car il serre ma main un peu plus fort et la caresse de son pouce. Ce petit contact de procure mille et un frissons. Je retire brusquement ma main de la sienne, prise d’un malaise soudain. Est-ce parce que sa main dans la mienne m’a subitement rappelé Samuel ou parce que mon estomac se retourne à chaque fois que je pose les yeux sur l’arène ? Aucune idée.
Je crois percevoir de la peine dans ses yeux alors qu’il se recule.
- Désolé… je murmure. J’ai juste eu… de mauvais souvenirs.
Je lui offre un sourire gêné et presse ma main sur la sienne. A partir d’aujourd’hui, je refuse que Samuel me hante. Il en a déjà trop fait. Ronan m’observe en silence, semble comprendre lentement, et répond à mon sourire par un clin d’œil. Je détourne les yeux. Mes joues sont rouges, et je n’ose pas affronter son regard. Alors je pose ma tête contre son épaule, presque inconsciemment. Il ne dit rien. Sa présence suffit à calmer le chaos dans ma poitrine. Mon souffle se ralentit. Juste un peu.
Le duel suivant n’est pas plus rassurant. Une fille fine, nerveuse, aux cheveux tressés, entre dans l’arène avec une assurance fébrile. Son adversaire, un garçon à la carrure compacte, entre à son tour. Sa peau est noire, aux reflets vitreux, comme s’il était taillé dans la pierre. Un murmure passe dans les gradins.
- Lui, c’est Thomas, murmure Ronan à mon oreille. Il peut absorber les attaques physiques. Même les coups directs le font à peine cligner des yeux.
La fille attaque la première. Elle tend les bras dans une chorégraphie rapide, ses doigts décrivent des cercles dans l’air. Une brise se lève. Le vent obéit à ses mouvements, s’intensifie, tourbillonne autour d’elle. Des bourrasques fusent, hachant le sable au sol, poussant Thomas à plisser les yeux. Elle se déplace en arcs rapides, cherche à le déséquilibrer sans le toucher, à gagner du temps. Des lames d’air tournoient autour de lui, fouettent son torse et ses jambes, mais il avance, imperturbable.
Elle grimace, déploie plus d’énergie. Le vent hurle dans l’arène, couvrant les cris des pensionnaires, soulevant des gerbes de sable qui fouettent les gradins. Une colonne ascendante se forme brièvement autour du garçon, mais il s’en arrache d’un pas lourd.
Puis il bondit.
La vitesse de son mouvement me coupe le souffle. Il traverse l’arène en une seconde et frappe. Un direct du poing dans l’estomac. Elle tente de reculer mais il est déjà sur elle, la saisit par l’épaule, l’écrase contre l’un des blocs de pierre dressés autour du cercle. La violence du choc résonne dans ma poitrine.
Elle tousse. Une éclaboussure de sang perle au coin de ses lèvres.
Enfin, l’instructrice siffle. Le bruit sec coupe l’air comme une lame. Thomas recule. Lentement. A contrecœur. Il jette un regard glacial à sa rivale, comme s’il regrettait qu’on l’ait arrêté. Elle reste assise au sol, secouée, les bras autour des côtes.
- Pourquoi vous faites ça ? Pourquoi vous vous battez comme ça ?
- Parce que si on ne s’endurcit pas ici, dehors, on meurt.
Je détourne les yeux et repense à ce qu’il m’a dit avant d’entrer dans l’arène. Ces combats sont pour lui une manière d’apprendre à se protéger, de protéger les autres. Mais c’est justement cette violence qui a causé la mort de son frère.
Un nouveau combat débute, et c’est celui de trop.
Un garçon chétif entre dans l’arène. Il tremble un peu. Il n’a pas l’air plus âgé que moi, avec des yeux trop grands pour son visage et une posture fuyante. Et face à lui, un pensionnaire entre en scène avec une démarche assurée, ses bras musclés recouverts d’encre noire, un sourire suffisant collé au visage. Des exclamations montent des gradins.
- Il n’a aucune chance… murmure quelqu’un non loin de moi
Dès le signal, le grand fonce. Le petit tente d’esquiver maladroitement. Il recule, glisse sur le sable. Son adversaire le rue de coups : une paume dans le ventre, un genou dans la cuisse, un revers dans les côtes. Pas assez pour tuer. Juste pour faire mal. Il gémit, tente de riposter, mais il ne possède visiblement aucun pouvoir de défense. Juste une volonté qui s’effrite à chaque coup. Je le vois chanceler, tomber, se relever.
Le grand l’attrape par le col et le projette contre un mur. Le choc est brutal. Il s’écrase au sol, le souffle coupé. Mais il n’en a pas finit. Le pensionnaire monte à califourchon sur lui et lève le poing, une lumière crépitante dans ses doigts, comme des étincelles de foudre. Il va frapper.
Le petit gémit. Ses yeux s’ouvrent en grand, pleins de larmes et de peur. Il tend faiblement une main.
Il ne supplie pas.
Il attend le coup.
Et cette fois, je ne peux pas me taire.
- ARRÊTEZ !
Ma voix claque plus fort que je ne l’aurais cru. Le silence tombe. Tous les regards se tournent vers moi. Sur les gradins, dans l’arène, même le garçon en train de frapper suspend son mouvement, surpris.
Le cœur battant, je me lève. Mes jambes tremblent, mais je tiens.
- Il va le tuer ! C’est censé être de l’entraînement, pas un massacre !
Un silence de plomb. Puis un ricanement. L’instructrice descend des gradins opposés. Une femme d’une cinquantaine d’années, au visage taillé à la serpe, les cheveux gris tirés en arrière en une tresse stricte. Sa tenue noire moulante, son port altier, tout en elle respire l’autorité. Et l’absence totale de compassion. Elle s’arrête au bord de l’arène, juste en face de moi.
- Qui êtes-vous pour juger les méthodes du pensionnat ?
Je ravale ma salive. Mon cœur cogne, mais je ne baisse pas les yeux.
- Quelqu’un qui a encore un peu d’humanité.
Un murmure parcourt les gradins. A mes côtés, Ronan s’est figé. L’instructrice me fixe longuement. Puis, elle esquisse un sourire sans joie.
- C’est bien ce que je pensais. Une nouvelle. Encore verte, encore naïve.
Elle se tourne vers le centre de l’arène.
- Sort le blessé. Et fais entrer la brave héroïne.
Je fronce les sourcils.
- Quoi ?
- Tu veux intervenir ? Tu veux qu’on soit plus tendre ? Montre-nous.
J’ai envie de vomir. Instinctivement, je recule d’un pas.
- Je ne suis pas ici pour…
- Descend, Alexia, coupe-t-elle. Ou tu sortiras définitivement de mes cours.
Je me fige. Le silence est absolu. Tous les pensionnaires me regardent.
Je sens Ronan poser une main sur mon bras.
- Tu n’es pas obligée. Vraiment. Si… si tu descends, je ne pourrais rien faire pour t’aider.
Mais je suis déjà debout. Je n’ai pas le choix… c’est ça, ou me faire expulser du terrain. Perdre toute crédibilité. Devenir encore plus marginale.
Je descends lentement les marches. Le sol me paraît trop loin. Chaque pas me donne l’impression d’aller à l’abattoir. Quand j’entre dans l’arène, tout s’écrase sur moi. La chaleur. Le sable. L’odeur de poussière et de sang séché. Je me tiens droite. Je n’ai pas de pouvoir, pas d’expérience, rien. Juste ma volonté.
Et une peur immense qui hurle dans ma poitrine.
- Evelyne, dit la voix froide. Viens donc t’occuper de ta colocataire.
Il ne manquait plus que ça, évidemment.
Je croise le regard d’Evy. Elle ne semble pas surprise. Ni contrariée. Elle avance comme on entre en scène, avec cette assurance cruelle que je commence à lui connaître. Son regard est chargé d’un mépris parfaitement maîtrisé, d’une froideur presque satisfaite. À mesure qu’elle approche, je sens la tension grimper. Elle ne dit rien, mais tout son corps parle pour elle : Tu l’as cherché. Je serre les dents. Je ne lui ferai pas le plaisir de détourner les yeux. Lorsqu’elle s’arrête, à quelques mètres à peine, elle incline légèrement la tête, comme si elle me jaugeait une dernière fois.
- Tu voulais comprendre ce monde, murmure-t-elle. T’auras un avant-goût.
Ses poings s’enflamment. Littéralement.
Une lumière orangée danse le long de ses bras, monte jusqu’à ses coudes, ses épaules. La température chute autour de moi, paradoxalement. Tout mon corps se crispe. L’air se tend comme une corde prête à rompre.
Je sens la morsure de la chaleur avant même qu’elle n’attaque. Une onde brûlante m’enveloppe, me pousse un pas en arrière. Mon souffle se bloque. Mes jambes me trahissent. Elle lève la main. Et la douleur me frappe.
Un éclair de feu traverse ma poitrine, me lacère, m’arrache un cri que je n’entends même pas. Ma peau hurle. Mes nerfs explosent. J’ai l’impression que mon corps s’enflamme de l’intérieur.
Je tombe à genoux.
Le monde tangue, vacille, s’effondre.
Mon souffle se coupe. Mes paupières se ferment.
Et tout devient noir.

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