Partie 20 - Samuel

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Le monde que je croyais connaitre s’est déchiré comme un vieux rideau. Ou bien il n’a jamais été réel, juste une façade qu’on m’a apprise à aimer pour mieux me la faire perdre. Putain, que ça fait mal de s’en rendre compte.

Gamin, j’avais la foi des imbéciles : la Confrérie, les règles, la hiérarchie… tout ce bazar me paraissait nécessaire. Protégés, encadrés, classés. Mais la vérité ? C’est une main sale qui tient la balance et qui décide qui a le droit de respirer. Du pouvoir, du privilège, des verdicts déguisés en sagesse. J’y ai cru jusqu’à ce que mes parents tombent. Après ça, les contes n’avaient plus de voix. Le voile est tombé. Et dessous, il n’y avait rien d’autre que du sang, du contrôle et des chaînes bien polies.

Bétalène. Leur petit royaume européen. Là où on pèse les gens, on les inscrit dans des cases. 1, 2, 3, 4, 5. Des chiffres qui pèsent plus que des vies. Ils cachent ça sous des mots propres. « Stabilité ». « Sécurité ».

Niveau 1 : inoffensif. Tolérable. Niveau 2 : discret. Faible. Niveau 3 : utile. Contrôlable. Niveau 4 : instable. A surveiller. Niveau 5 : dangereux. A neutraliser.

Les classes ? Une putain d’étiquette qui vaut plus qu’un cœur qui bat.

Mes vieux étaient des putains d’idéalistes. Enseignants, penseurs. Ils croyaient que ce système pouvait être changé de l’intérieur. Ils ont écrit, parlé, proposé. Résultat : silence et disparition. Personne n’a voulu se planter devant la machine et crier que c’était une saloperie. Sauf eux. Et ça leur a couté. Eishen a foutu la merde dans le vouloir, il cherchait juste à exister aux yeux de son père. On a payé. Je l’ai payé. Et j’ai grandis avec ce goût amer coincé entre les dents.

Alors quand je pense à Alexia maintenant, ce n’est pas doux. C’est chiant, c’est coupant. Son visage me vient dans les pires moments, et putain, il me ronge. Elle n’est pas comme nous. Elle est fragile, mais tenace. Elle a ce truc, je ne sais pas comment l’expliquer, une sorte d’éclat qui me force à ralentir. Et je l’ai laissé glisser. J’ai merdé.

Je me revois cette nuit-là. La nuit où mes foutus réflexes ont craqué. J’ai laissé mon pouvoir filer. Juste un instant. Une foutue seconde où j’ai franchi une limite que je m’interdisais d’approcher. Je ne lui ai pas volé ses souvenirs, je lui ai foutu un brouillard de sentiments qu’elle n’a pas choisis. Est-ce que c’était intentionnel ? Non, pas vraiment. Est-ce que j’ai profité ? Peut-être que oui. Par peur. Par lâcheté. Par confort. Peut-être aussi… par envie. Parce qu’une part de moi voulait croire que ce lien, même artificiel, était réel. Que j’avais encore une place dans sa vie. Et maintenant elle est entre les mains de Suwan.

Putain. Tout le merdier que ça engendre me colle aux mains.

Je serre les poings.

Suwan. L’homme qui m’a ramené quand tout s’est écroulé. Mon mentor. Mon putain de sauveur. Et aussi l’obsédé. Le type qui veut tout disséquer, jusque dans le moindre frisson. Il ne voit pas la fille, il voit la variable. Et maintenant il l’a mise sous clé. Il l’a emmené dans son terrain. Le pensionnat. Son coffre-fort.

Il a ses raisons, comme d’habitude. Protéger ? Peut-être. Etudier ? Sûr. La garder loin du Conseil ? Certainement. Mais sa façon… sa manière froide de tout trier me fout la gerbe.

J’ai essayé de retrouver le lieu. J’ai compté les sorties, suivi ses trajets, tout ce que j’avais sous la main. Ce putain d’endroit est protégé par des habitudes et des serrures que même moi, je n’ai pas pu déchiffrer. Les pensionnaires entrent et sortent selon sa volonté. Claquement de doigt, instant de silence, et ils disparaissent. Même quand j’y étais, je n’ai jamais su comment faire sans lui. Maintenant, elle y est. Et moi, je suis à la porte.

Je serre les poings jusqu’à sentir la douleur. Ça me calme deux secondes avant que la colère ne revienne. Je dois la récupérer. Et bordel, je jure que je la récupère.

Je m’assois sur le rebord d’une fenêtre et je laisse la ville me parler en lumières fades. La nuit se plante sous mes pieds comme un putain de défi. Je ferme les yeux et la revois. Les doigts serrés sur sa tasse. La façon dont elle plisse son nez quand elle doute. Sa confiance fragile, sa volonté pas encore usée. Elle n’a pas besoin de grands discours pour me secouer. Sa foutue humanité suffit. Je sens mes entrailles se tordre d’une culpabilité sèche. J’ai pas su la protéger, et je l’ai laissée là, dans le monde de quelqu’un d’autre.

Je me lève et mes muscles protestent. Je suis crevé. Trop crevé. Mais chaque seconde à douter est une seconde de plus où elle est seule. Où elle subit ce qu’elle ne devrait pas.

Et je ne reste pas planté là à regarder le vide. Je bouge. Je bouge depuis des semaines.

Je n’ai pas de carte. Pas d’itinéraire tout tracé. Suwan n’est pas du genre à laisser ses secrets exposés sur une table. Il les cache dans les plis, dans les habitudes, dans les trajets invisibles. Alors j’ai appris à lire ce qui reste : les hommes qui livrent, les camions qui partent, les mêmes gens qui trainent. Ce sont les putains d’indices dont j’ai besoin. Faut juste avoir la patience crade de les ramasser un par un.

Les premières nuits, j’ai galéré. J’ai cherché. Des visages, des têtes que j’aurais pu connaitre du temps où je créchais là-bas. J’ai noté, suivi dans l’ombre. Les pensionnaires ont des habitudes. Les habitudes ont des empreintes. Reste plus qu’à suivre ces foutues empreintes.

J’ai recollé les images comme on recolle une vieille photo. Des semaines à mémoriser une expression, l’angle d’un pas, le bruit des portes claquées. Quand t’as vécu là-bas, t’as des visages tatoués en tête. Des visages que je retrouvais parfois dans les marchés, parfois aux livraisons. J’ai noté, gardé, attendu.

Après ça, tout s’est accéléré. J’ai mis des semaines à recouper les silhouettes. J’ai appris quels magasins fournissaient quelle denrée à quelle heure. On croit qu’un lieu secret se nourrit de silence. Non. Même un clocher isolé commande du pain, du linge, des ampoules. J’ai repéré les heures creuses, les hommes qui fumaient sur le trottoir, le type qui prend toujours le même café a trois heures du mat’. Quand la cargaison d’un livreur s’est explosée par terre, j’ai ramassé son bordereau. Petite victoire : un numéro de camion. Une plaque. Pas encore la destination, mais merde, c’est de l’or.

C’était sale, lent, et parfois humiliant. Mais petit à petit, la zone s’est resserrée. Les pistes se chevauchaient, les visages que je connaissais faisaient sens les uns avec les autres. Des heures à espérer qu’un employé soit bourré, qu’un contrôleur jette un regard, qu’un routier balance une connerie par fatigue. J’ai laissé traîner une question à la bonne table, j’ai provoqué des tensions minimes. Et j’ai gardé mon pouvoir pour ce qu’il sait faire de mieux. Rendre un gars fier de soi pour qu’il parle. Glisser l’idée dans sa tête, tirer sur le fil de l’orgueil. Et il déballe tout. C’est dégueulasse comme méthode. Mais ça marche.

Je croyais que manipuler les émotions, ça s’arrêtait au bord des sentiments. J’avais tort. On peut ouvrir des portes avec une phrase bien placée, un frisson de reconnaissance dans la voix. J’ai appris à doser : pousser un gardien à la confiance, calmer la vigilance d’un préposé. Jamais de violence mentale. Pas besoin. Les gens se trahissent tout seuls, si on sait comment allumer la bonne lumière dans leurs yeux.

Eishen se tient en retrait de tout ça. Sa cagoule de principes m’insupporte. Mais il a des cartes que je n’ai pas : les listes de la Confrérie, des fichiers internes, des dossiers qui pourraient m’aider. Il peut ouvrir des tiroirs que je ne toucherai jamais. Alors j’ai pris ce dont j’avais besoin. Je ne lui donne pas trop de détails. Lui filer ces infos, ce serait livrer Alexia et tout le pensionnat à la gueule du loup. Alors je joue solo, mais j’utilise Eishen comme on use un outil : utile, coupant, nécessaire. Je ne lui fais pas confiance plus qu’il n’en faut. Il le sait. Il l’accepte. On a signé un pacte pour ça.

Les pièces tombent. La zone se rétrécit. Les camions se répètent. Les rondes ont leurs trous. Le puzzle prend forme. Et ce soir, alors que je boucle encore une maudite journée à l’odeur de goudron et d’huile, le téléphone vibre. Le message est court, sec.

Rejoins-moi à l’usine. Urgent.

Putain. Enfin quelque chose qui bouge. Je remballe mes notes, ramasse mes bleus, et je m’en vais. Le plan commence à s’assembler. Les semaines de colle et de veille ont fait leur boulot : maintenant, il faut frapper.

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