Partie 21
Quand les deux hommes sont entrés dans la salle de cours pour m’emmener, j’ai senti toutes les têtes se tourner vers moi. Un froid m’a traversé, net, immédiat. Ils n’ont pas eu besoin de parler. Un simple geste du menton a suffi. J’ai rangé mes affaires en silence, consciente que le moindre mot serait de trop.
Le couloir semble plus long que d’habitude. Chaque pas résonne contre les murs comme une condamnation. Je sens les regards derrière les vitres, curieux, méfiants, parfois presque soulagés que ce soit moi, et pas eux. Une part de moi songe à fuir, à courir jusqu’à ma chambre, faire demi-tour. Mais à quoi bon ? Il m’attend. Et je savais que ça finirait par arriver.
Je m’attendais à être punie. Humiliée, peut-être. Pour avoir désobéi. Pour avoir crié dans l’arène. Pour avoir brisé un équilibre qui, même si je ne l’aime pas, semble vital pour cet endroit. Je n’ose pas imaginer ce que Suwan me réserve.
Mais à la place, je suis là. Assise dans ce fauteuil de cuir noir, trop grand pour moi, face au bureau immaculé de Suwan. L’air y est différent. Plus dense. Plus froid. Lui, en face, reste debout, tourné, les mains croisées derrière le dos, les yeux fixés sur la grande baie vitrée qui donne sur les jardins du pensionnat. Nao est à ma gauche, droit comme un « i », tendu comme une corde d’arc. Il ne parle pas, il ne bouge pas. Il attend le verdict. Et pourtant, c’est moi qu’on a convoquée.
Alors je me lance, la voix un peu tremblante au début. Puis, plus assurée, je parle. Je raconte tout. La violence des duels, la montée de la peur dans ma gorge, l’impossibilité de regarder sans intervenir. Et surtout, j’insiste : Nao n’a pas agi par insubordination. Il m’a protégée. Il a fait ce que personne d’autre n’a osé faire.
Suwan ne m’interrompt pas. Ses yeux ne quittent pas la fenêtre, mais je sais qu’il m’écoute. Quand il se tourne enfin, la lumière accroche la ligne de sa mâchoire. Son visage est calme. Trop calme.
- Je lui avais explicitement ordonné de ne pas te faire participer au tournoi d’intégration, finit-il par dire, d’une voix mesurée. Et pourtant, elle l’a fait.
Je comprends immédiatement qu’il parle d’elle. L’instructrice. Celle qui m’a jetée dans la fosse pour « m’apprendre ma place ».
- Ce n’était pas la faute de Nao, je répète. Il n’a fait que ce que n’importe qui aurait fait à sa place.
Sauf que personne ne l’a fait à sa place. Personne d’autre n’a bougé. Personne n’a levé son petit doigt. Ils ont tous regardé. Ils ont tous laissé faire. Et ça, je ne suis pas près de l’oublier.
Suwan me fixe, baisse les yeux pour réfléchir, puis relève la tête vers Nao.
- Tu aurais dû venir me prévenir plutôt que d’intervenir toi-même. Tu recevras un avertissement officiel. Ton acte était louable, mais tu connais les règles.
Nao ne répond pas. Son regard reste dur, digne. Une ombre de colère traverse ses traits, mais il se contente d’un bref hochement de tête.
- L’instructrice sera suspendue, poursuit Suwan. Elle a désobéi à mes ordres. Quant à Evelyne, je m’en chargerai.
A ce nom, mon ventre se serre. Evelyne. Je revois son sourire mauvais, sa satisfaction quand je suis tombée.
La porte s’ouvre soudain. L’instructrice entre, raide, les mâchoires serrées. Son regard croise le mien, une seconde, avant de se détourner.
- Approchez, ordonne Suwan.
Elle s’avance, droite, les bras croisés. Elle ouvre la bouche pour se défendre, mais l’homme l’interrompt.
- Je ne vous ai pas appelé pour écouter vos justifications.
Sa voix est calme. Tranchante. Puis, il ouvre un tiroir du bureau, et en sort une petite pierre sombre, que je reconnais aussitôt : l’opale. Sa surface noire miroite sous la lumière du plafonnier, comme si elle contenait milles reflets mouvants. Un ciel nocturne piégé dans un fragment de roche.
Et je la ressens.
Une vibration à peine perceptible me traverse les doigts, un appel silencieux. L’opale semble pulser faiblement, comme si elle respirait. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Il me semble l’entendre chuchoter. Quelque chose de doux, d’insistant. Je n’entends pas les mots, mais je comprends.
Approche-toi.
Je voudrais tendre la main, sentir la chaleur dans ma paume. Il y a une force étrange en elle, une énergie brute, familière et terrifiante à la fois. C’est comme si elle voulait que je la touche. Comme si elle me connaissait. Comme si, d’une certaine façon, elle m’attendait.
Suwan la regarde un moment, puis tend la main vers l’instructrice.
- Tendez la vôtre.
Elle hésite, mais se résigne à obéir. Ses doigts tremblent un peu. L’opale tombe dans sa paume.
La réaction est immédiate.
Son corps se tend brusquement, ses membres se crispent, ses yeux s’écarquillent de douleur, et un râle muet s’échappe de sa gorge. Ses genoux cèdent. Elle tombe et s’effondre brutalement au sol dans un bruit sourd. Sa respiration est haletante, son regard vide.
Je me recule instinctivement dans mon siège, horrifiée. Un frisson glacé me traverse.
Ok… Ne pas toucher le joli caillou…
Deux gardes entrent, la soulèvent sans un mot. Son bras pend mollement.
Suwan reste impassible. Il prend un linge noir, essuie la pierre d’un geste lent, presque cérémonieux, avant de la ranger dans le tiroir.
- Elle sera réaffectée, dit-il simplement. Et surveillée.
Il dit cela comme s’il venait de remplir une simple formalité. Une banalité administrative. Un frisson me traverse.
Nao est renvoyé en cours. Je le regarde partir, un pincement au cœur. Il m’a sauvée. Et il en paie le prix. Avant de sortir, il me jette un regard, rapide, presque imperceptible, mais suffisant pour me faire comprendre qu’il s’inquiète. Puis, il disparait. Et soudain, la pièce semble plus grande, plus froide. Comme si son absence laissait un vide plus grand que prévu. Je me surprends à penser que sans lui, je ne serais peut-être plus là pour contempler ce bureau ou interroger Suwan. Une part de moi brûle de gratitude, l’autre de colère. Car dans cet endroit, la bonté semble toujours être synonyme de punition.
Je reste seule dans le bureau face à Suwan.
- Tu voulais me parler, dit-il calmement.
Je hoche la tête, la gorge serrée.
- J’ai eu… une vision. Ou un souvenir, je ne sais pas vraiment. De la nuit de l’incendie. Enfin, pas un souvenir complet. Juste des fragments. Mais c’était réel. Je l’ai senti.
Il me regarde avec attention, mais sans surprise. Ce n’est pas la première fois qu’on lui parle de ce genre de réminiscence. Je le comprends dans sa posture, dans l’absence d’étonnement dans ses yeux. Il s’attendait à ce que ça arrive, c’est pour ça que je suis ici. Dans ce pensionnat. Comme si ma mémoire était un sablier, et qu’il savait exactement à quel moment le sable allait se remettre à couler. Je ne sais pas si cela me rassure ou m’inquiète davantage.
- Et qu’as-tu vu ?
- Des flammes. Des cris. De la peur. Un bâtiment… je crois que c’était mon lycée. Mais rien sur vous. Rien sur ce qui s’est passé avant.
Un silence. Il se lève lentement, contourne son bureau, et vient s’appuyer contre la vitre. Le ciel est pâle, menaçant. Suwan semble hésiter. Ça ne lui ressemble pas.
- C’est un début, finit-il par dire.
Un début.
Ce mot résonne dans ma tête. Un début de quoi exactement ? De souvenir ? De vérité ? D’une chute irrémédiable dans un monde dont je n’ai jamais voulu faire partie ?
Je revois les flammes, le rugissement étouffé du feu, les ombres déformées par la chaleur. Je sens encore cette terreur sourde qui m’a noué la gorge, ce vertige brutal, comme si le monde autour de moi n’était plus qu’un tourbillon de braise et de cendre. Et cette silhouette. Imprécise. Lointaine. Un corps debout dans le chaos, que je n’arrive pas à identifier.
Je suis sûre que ce n’était pas Suwan. Mais alors qui ? Et pourquoi ces images maintenant ? Qu’est ce qui a déclenché ce souvenir ? Le duel ? La douleur ?
Une part de moi a envie de hurler, de l’attraper par le col et de l’obliger à parler. De secouer son masque de calme et de lui faire avouer ce qu’il sait. Parce qu’il sait. Il en sait bien plus que ce qu’il veut bien me dire.
- Vous m’avez dit que vous aussi, vous étiez là cette nuit. Que vos souvenirs avaient été bloqués. Par qui ? Comment ?
Il ne répond pas tout de suite. Sa mâchoire se crispe. Je crois voir passer, l’espace d’une seconde, quelque chose dans son regard. De la peur ? De la colère ? Je ne suis pas sûre.
Je murmure :
- Et c’est quoi exactement, un Mnémorion ?
Cette fois, Suwan se bloque. Son visage se referme comme une porte qui claque.
- Ce n’est pas le moment pour en parler, dit-il froidement.
- Mais vous…
- Alexia.
Un seul mot. Calme. Définitif.
- Tu peux retourner dans ta chambre, reprend-il. Elle est au même étage, au fond du couloir. Tu y seras seule, pour l’instant.
Je ravale ma frustration. Il sait. Et moi, je n’ai pas encore gagné ce droit. Chaque fois que je crois me rapprocher d’une vérité, on me repousse.
Mais je ne vais pas baisser les bras. Pas maintenant. Pas après tout ce que j’ai vu. Pas alors que je commence à entrevoir des fragments de la vérité. Je suis peut-être encore dans le brouillard, mais chaque pas me rapproche un peu plus vers la lumière.
Je ne comprends pas tout. Mais quelque chose me dit que tout s’accélère. Et qu’il ne reste plus beaucoup de temps avant que les vérités commencent à tomber.

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