Partie 22

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Je suis seule dans cette nouvelle chambre depuis le début de l’après-midi, enfermée pendant que les autres suivent les cours. La pièce est simple, sans fioritures, mais elle a le mérite d’être lumineuse. Comme ma chambre précédente, et sans doute toutes celles du pensionnat. Les murs clairs, les meubles de bois brut, le lit bien fait. Rien ne dépasse. Rien ne vit. Pourtant, malgré cette apparente tranquillité, je tourne en rond.

Je m’approche de la fenêtre, l’unique point de fuite qui me relie encore à l’extérieur. Le ciel est pâle, laiteux, chargé de nuages bas qui étouffent le soleil. Le vent agite doucement les arbres au loin. Je me surprends à envier ceux qui marchent librement dehors, même s’ils ignorent tout de ce qui se passe ici. Ce lieu a beau sembler paisible, il n’en reste pas moins une cage. Belle. Polie. Surveillée. Et moi, un oiseau dont on a coupé les ailes.

Assise sur le rebord du lit, je repense à l’entrevue avec Suwan. A ses silences trop mesurés, à cette manière de contourner mes questions sans jamais les affronter. Et surtout, à ce mot.

Mnémorion.

Je l’ai déjà entendu, sans jamais le comprendre. Dans la bouche d’Evelyne, à demi-mot, comme une menace. Dans celle de Nao, plus posée mais tout aussi trouble. Ce nom flotte partout ici, suspendu entre les phrases, comme une rumeur, un nom qui flotte sans jamais s’ancrer. Et maintenant qu’il m’a échappé à voix haute, il me hante. Parce qu’il est peut-être le lien entre Suwan et moi. La clé de ce qu’on m’a pris.

Et si je le connaissais, ce Mnémorion ? Et si c’était lui le responsable ?

Cette idée me brûle. Elle s’infiltre en moi comme du poison. Elle expliquerait tout : le trou béant dans ma mémoire, la confusion de Suwan, nos rôles entremêlés dans cette nuit d’incendie. Un frisson me remonte le long de la nuque. Si cette hypothèse est vraie, alors cet homme joue avec nos vies. Il a effacé nos vérités, les a remplacées par des illusions, des souvenirs falsifiés. Et pour quoi ? Pour qui ?

Je ferme les yeux. Manipuler les souvenirs… ça va bien au-delà du mensonge. C’est voler une partie de quelqu’un. Réécrire son histoire. Supprimer ce qui dérange et formater un individu. Modeler une version docile, contrôlable.

Je pourrais avoir vécu mille choses. Des joies, des douleurs, des amitiés, et ne rien savoir. Peut-être que j’ai aimé. Peut-être que j’ai perdu. Peut-être que quelqu’un, quelque part, se souvient encore de moi telle que j’étais.

Et moi, je n’ai plus rien.

Un coup léger à la porte me tire brusquement de mes pensées. Je sursaute.

  • Oui ?

La poignée tourne. Nao passe la tête, un sourire timide aux lèvres.

  • Je n’ai pas beaucoup de temps, dit-il. J’ai juste une pause… Je voulais voir comment tu allais.

Sa voix à quelque chose de simple, de vrai. Je me lève aussitôt, soulagée de ne plus être seule avec mes pensées.

  • Je vais… mieux, je crois. Merci pour ce que tu as fait. Dans l’arène.

Il secoue la tête, esquissant un sourire gêné.

  • C’est rien. Je n’allais pas te laisser brûler vive non plus. Mais j’aurais dû trouver un autre moyen.
  • Tu as fait ce que personne d’autre n’a fait, je murmure. Merci.

Il détourne un peu les yeux. Son sourire se fane, remplacé par une ombre douce, presque mélancolique.

  • Evelyne ne te facilite pas la vie, hein ?

Je laisse échapper un rire nerveux.

  • Tu peux le dire. Et pourtant, avec toi, elle est différente. Comment tu fais ?

Nao s’adosse contre le mur, croise les bras.

  • Elle n’a pas toujours été comme ça. Elle s’est… renfermée. Quelqu’un lui a volé ses émotions, il y a longtemps. Il ne lui a laissé que la rage et la colère. Depuis, elle se protège. Elle a peur de souffrir encore.

Ses yeux se perdent un instant dans le vide, comme s’il revoyait cette douleur-là.

  • Et toi ? je demande doucement. Pourquoi elle te laisse l’approcher ?
  • Peut-être parce qu’on s’est rencontrés avant tout ça. Parce qu’elle sait que je ne cherche rien. Je suis juste là. Et parfois, c’est tout ce dont elle a besoin.

Je baisse les yeux. Tout devient plus clair. Ce n’est pas que de l’hostilité gratuite. C’est une défense. Une carapace contre la perte, contre l’abandon.

  • Tu n’as jamais eu envie de l’envoyer balader ?
  • Bien sûr que si, souffle-t-il en laissant échapper un petit rire. Mais j’ai aussi compris que les gens qu’on aime… ne nous aiment pas toujours de la façon qu’on attend. Et c’est pas grave.

Le silence revient, calme, apaisant. Il y a, dans ce moment suspendu, quelque chose de rare. De sincère. Je me surprends à penser que dans ce chaos, Nao est peut-être l’un de mes seuls piliers. Qui ne cherche pas à me manipuler, à me briser, à m’observer comme une expérience. Il est là, tout simplement.

Comme Ronan.

En pensant à lui, mes joues chauffent malgré moi. Ridicule.

Nao s’apprête à repartir, mais il ajoute à voix basse :

  • Evelyne ne parle plus à grand monde. C’est pas qu’elle vous déteste, enfin… je crois. C’est qu’elle ne sait plus comment faire autrement. Elle préfère mordre avant d’être blessée.

Je hoche la tête. Je ne suis pas prête à lui pardonner, mais je comprends un peu mieux. Peut-être qu’ici, personne n’est vraiment ce qu’il semble être. On survit chacun à notre manière.

  • Et toi ? je demande dans un murmure. Tu n’as jamais envie de baisser les bras ?

Il rit, un son léger mais un peu triste.

  • Si. Tout le temps. Mais ça ne sert à rien. Fuir, s’apitoyer, regretter… ça change rien. Alors je fais ce que je peux, à ma façon. Pour elle. Et maintenant pour toi, j’imagine.

Nao me sourit une dernière fois, puis s’éclipse. Il est comme une accalmie passagère dans cette tempête, un abri fragile mais précieux. Quand la porte se referme derrière lui, je me rallonge sur le lit. Ma tête bourdonne. Suwan, le Mnémorion, Evelyne, Nao, l’incendie… tout s’enchevêtre. Et au centre de ce labyrinthe, il y a ma mère.

Froide. Implacable. Absente.

Elle me manque.

Même si elle m’a toujours tenu à distance. Même si elle me surveillait plus qu’elle m’aimait.

Antoine aussi me manque. Il a toujours été là. Depuis que j’ai quatre ans. Depuis que mon père s’est barré sans un mot, sans un regard en arrière. C’est Antoine qui m’a appris à faire du vélo. Antoine qui m’aidait à faire mes devoirs pendant que ma mère rentrait tard du travail. Antoine qui me réconfortait quand les cauchemars devenaient trop lourds. Il a été ce père par défaut, sans jamais prendre la place, sans jamais forcer. Juste là, toujours. Stable, Silencieux.

Je ne comprends pas toujours leur couple, à eux deux. Ma mère et lui, c’est le jour et la nuit. Elle, contrôle froid. Lui, douceur tranquille. Elle, le silence qui juge. Lui, la parole qui rassure. Ils n’ont rien en commun, et parfois je me demande ce qui les fait encore tenir ensemble. Peut-être parce qu’il est le seul à savoir comment lui parler sans la braquer. Ou peut-être qu’ils se sont juste habitués. Un équilibre étrange, bancal, mais solide, d’une certaine manière.

L’après-midi s’étire comme un chewing-gum collé sous une semelle. J’essaie de lire, d’occuper mon esprit, mais rien n’y fait. Je suis coincée dans ce pensionnat comme dans un rêve éveillé dont je ne trouve pas la sortie. J’ai chaud. J’ai froid. Ma tête bourdonne. Chaque minute traîne en longueur, comme si le temps ne voulait plus avancer. Tout est flou, lent, étouffant. Je me retourne cent fois dans mon lit, incapable de tenir en place. J’ai l’impression que l’air lui-même conspire contre moi, qu’il m’emprisonne.

Mon esprit tourne en boucle. Je repense à cette nuit où ma mère m’a forcée à avaler ces cachets, les yeux pleins d’une peur que je n’ai compris que bien plus tard. Sa voix tremblait, mais son ordre ne souffrait aucune discussion. Je croyais qu’elle voulait m’aider.

Aujourd’hui, je sais qu’elle voulait m’éteindre.

Elle savait. Pour l’incendie, pour ma mémoire, pour ce qui risquait de remonter. Elle savait, et elle a préféré m’enfermer dans l’oubli.

Une rage sourde monte en moi. J’ai envie de tout casser. De hurler. De briser ce masque qu’elle m’a imposé. Mais à quoi bon ?

Quand enfin l’heure du dîner approche, je quitte la chambre sans conviction. Les couloirs sont déserts, baignés d’une lumière jaunâtre. L’air est lourd. J’avance comme dans un brouillard, mes pensées encore embourbées dans les souvenirs de ma mère, dans cette colère sourde que je traîne comme une ancre.

Et puis je le vois.

Antoine.

Figé au bout du couloir, dans le halo tremblant d’une lampe murale. Son profil. Ses gestes. Cette posture familière que je reconnaitrais entre mille. Mon cœur s’arrête net. Une vague de chaleur me submerge, remonte dans ma gorge, m’arrache presque un sanglot. Il est là. Il est venu. Il m’a cherchée. Antoine. Mon repère, mon ancrage. Celui qui m’a élevée, protégé, aimé à sa manière. Mon seul espoir.

Un instant, tout le reste s’efface. Le pensionnat, Suwan, les murmures, la peur. Une vague de soulagement m’envahit, si brutale que j’en ai presque les larmes aux yeux. Je m’apprête à courir vers lui, à crier son nom, mais je me fige aussitôt.

Il n’est pas seul.

A ses côtés se tient le professeur de politique. Ils discutent à voix basse, concentrés, familiers. Deux collègues. Deux hommes qui se connaissent.

Et soudain, tout s’effondre. Il ne m’a pas cherchée. Il n’est pas venu pour moi. Il travaille ici.

Tout vacille. Mon cœur se comprime. Je recule d’un pas, dissimulé derrière le mur. Une bouffée de honte et de colère me monte à la gorge. Comment ai-je pu être aussi naïve ? Il était là depuis le début. Il savait. Il m’a regardé partir, il m’a laissé entre les mains de Suwan… ou peut-être même qu’il a participé à tout ça.

Un mot surgit dans mon esprit comme un coup de tonnerre.

Mnémorion.

C’est lui. Ça ne peut être que lui. Tout s’aligne. Sa profession, sa douceur, sa façon de toujours détourner mes questions. Un psy, le masque parfait. Qui soupçonnerait un homme dont le métier est de manipuler les souvenirs ?

Je reste figée, le souffle court, jusqu’à ce qu’ils se séparent et qu’Antoine disparaisse du bout du couloir. Alors, je me retourne, le cœur battant, la gorge nouée.

Je dois parler à Suwan.

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