Partie 23
Je n’arrive pas à rester en place. Mes jambes trépignent sous la chaise comme si l’impatience pouvait faire avancer le temps plus vite. Mais c’est une illusion. Ici, tout semble suspendu, figé dans une réalité où les vérités ne s’arrachent qu’au prix d’un effort immense. Assise face à Suwan dans son bureau, je sens la tension emplir l’air, épaisse, prête à éclater. Ce que j’ai à dire va ébranler tout ce que nous pensons savoir. Je le sais d’avance.
Je finis par craquer.
- Il faut que je vous parle d’Antoine, dis-je sans détour.
Le nom claque dans le silence comme un coup de tonnerre. Suwan relève la tête, surpris, mais ne dit rien. Il m’observe, simplement, son regard impénétrable fixé sur moi. Il attend. Je prends une inspiration. Ma gorge est sèche, mes mains moites. Mais ma détermination brûle trop fort pour que je recule maintenant.
- Il travaille ici, n’est-ce pas ? Je l’ai vu tout à l’heure. Il parlait avec un autre enseignant, comme si… comme s’il avait toujours fait partie du décor.
Suwan fronce les sourcils, et je vois, derrière son calme apparent, la crispation imperceptible de sa mâchoire.
- Antoine… répète-t-il lentement, comme s’il goûtait le prénom. Tu le connais ?
- C’est mon beau-père, je réponds dans un souffle.
Le mot me brûle la gorge. Même après toutes ces années, j’ai du mal à l’associer à lui. Antoine a toujours été calme, presque trop, avec ce regard qui semblait tout deviner, tout peser, sans jamais se trahir. Aujourd’hui, je comprends pourquoi. C’est un psy. Depuis toujours. La couverture parfaite pour un Mnémorion. Pour effacer les souvenirs sans aucun soupçons. Qui irait douter d’un homme calme, posé, toujours souriant, à l’écoute ?
Une pensée me traverse comme un courant de vent froid : s’il est capable de manipuler nos esprit… est-ce qu’il l’a fait aussi avec mon père ? J’ai si peu de souvenirs de lui. Juste des impressions, des sensations volatiles. Un parfum boisé. Une voix grave qui me chantait une berceuse le soir. Un arrière-goût de tendresse, qui ne repose sur rien de concret. Est-ce qu’il m’a volé ça aussi ? Est-ce qu’Antoine m’a arraché mon passé, pièce par pièce, jusqu’à ce que je ne sache plus distinguer le vrai du flou ?
Je fixe Suwan, attendant une réaction. Il ne bouge pas. Son visage reste impassible, mais je lis dans ses yeux une étincelle nouvelle. Une alerte. Il comprend.
- Tu es sûre de ce que tu avances ? demande-t-il enfin.
Je hoche de nouveau la tête, avec plus d’assurance. Mes pensées s’entrechoquent. Les souvenirs, les bribes, les silences. Tout s’aligne d’un coup.
- Vous savez ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Si c’est vraiment lui… alors c’est lui qui a effacé nos mémoires. La mienne. La vôtre.
Suwan ne répond pas. Il s’est redressé lentement dans son fauteuil, les doigts croisés sous le menton, le regard rivé sur moi. Je distingue dans ses yeux cette lueur d’alerte que je commence à connaitre.
- Continue, dit-il doucement.
- Après l’incendie, il a trouvé un poste ici. Il a dit à ma mère que c’était un pensionnat pour jeunes… atypiques. Il n’a jamais précisé ce que ça voulait dire. J’étais trop fatiguée pour poser des questions. Mais maintenant, je comprends. Ce n’est pas une coïncidence. Il savait que je finirais ici.
Je déglutis, incapable de lâcher son regard. Le silence qui suit est assourdissant. Suwan se lève lentement, et comme à chaque moment important, se tourne vers la fenêtre, bras croisés. Il observe la cour à travers la vitre, mais je sais qu’il réfléchit à toute vitesse. Je sens presque les rouages de son esprit tourner.
- S’il travaille ici, et qu’il t’a laissée enfermée sans rien dire, sans rien tenter pour te faire sortir… alors il sait. Il sait ce qu’il s’est passé cette nuit-là.
Je me tais, la gorge nouée. C’est à peine si je me rends compte de ce que cela implique. Ça me semble à la fois insensé et parfaitement logique. Antoine aurait agi… contre moi, contre ma mère ? Mon esprit s’embrouille, mais je sens que je touche à quelque chose de juste.
- Merde, murmure Suwan en se retournant vers moi. J’aurais dû y penser plus tôt.
Il me fixe un instant, contrarié.
- J’aurais dû comprendre. J’aurais dû voir les signes. Les cachets que tu prenais… ce n’était pas eux qui causaient ton amnésie. Ce sont des inhibiteurs. Ils ne t’empêchaient pas de te souvenir : ils t’empêchaient d’être toi.
Je reste figée.
- De quoi… de quoi vous parlez ?
Il s’avance d’un pas, ses yeux accrochés aux miens.
- D’une barrière. Quelque chose qu’on t’a imposé. Pas pour te protéger, mais pour te maintenir en veille. Pour t’empêcher de ressentir, de penser trop fort. Antoine savait très bien ce qu’il faisait.
Je secoue la tête, refusant de croire qu’il puisse être allé jusque-là.
- Ce n’est pas possible. Je… je ne suis personne.
Un mince sourire traverse son visage, amer.
- C’est exactement ce qu’ils voulaient que tu croies.
Ces mots me frappent plus fort qu’une gifle. Je sens mon cœur se contracter, ma gorge se nouer. Tout ce que j’ai toujours pensé être, l’élève moyenne, la fille sans éclat, celle qu’on oublie dans un couloir, se fissure lentement.
- Pourquoi moi ?
Suwan se détourne, comme s’il cherchait ses mots.
- Tu crois vraiment que je t’ai laissée entrer ici par hasard ? J’ai vu des centaines de jeunes passer entre ces murs. Mais toi… tu avais quelque chose. Une trace d’énergie, très ancienne, très pure. Je n’avais pas encore compris d’où elle venait, je pensais que tout était lié à l’incendie. Mais maintenant, tout s’éclaire. Antoine n’a pas essayé de t’aider. Il a voulu t’étouffer.
Je reste muette. Une part de moi refuse d’y croire. Mais depuis que j’ai arrêté les cachets, depuis que je suis ici, tout semble… plus net. Comme si un voile s’était lentement déchiré devant mes yeux.
Les bruits sont plus clairs, les couleurs plus vives. Même l’air parait différent, plus dense, plus vivant. Au début, je pensais que c’était le changement, le pensionnat, cette atmosphère étrange où tout semble à la fois réel et irréel. Mais non. C’est moi. Quelque chose en moi s’est allégé.
Je ne saurais pas dire quand exactement c’est arrivé. Peut-être la première nuit où j’ai réussi à m’endormir sans l’aide de ces comprimés au goût amer. Peut-être le matin suivant, quand j’ai senti mes pensées revenir, désordonnées, mais entières. Depuis, j’ai l’impression de respirer, vraiment, de sentir chaque battement de mon cœur sans qu’un brouillard ne m’en sépare.
C’est comme si je vivais depuis toujours avec un poids invisible, une chaîne que je ne voyais pas, et qu’on venait enfin de briser. Et plus le temps passe ici, plus je me sens… libre. Pas seulement dans mes gestes ou mes mots, mais à l’intérieur. Libre de penser, de douter, de ressentir sans que tout soit filtré, anesthésié.
Je me croyais faible, fragile, incapable d’affronter quoi que ce soit. Mais cette légèreté nouvelle me donne presque le vertige. Ce n’est pas du calme. C’est une tension différente, un frémissement sous ma peau, une énergie qui cherche à s’étendre. Et parfois, quand je me concentre trop longtemps, j’ai l’impression que le monde respire avec moi.
Je relève les yeux vers Suwan, encore troublée par mes propres pensées.
- Alors… ce n’était pas que dans ma tête.
Il acquiesce lentement, grave.
- Non. Tu étais sous anesthésie. Et maintenant, tu te réveilles.
Je baisse les yeux, prise d’un vertige.
- Donc… je serais comme vous ?
- Pas comme moi. Différente. Mais oui, tu fais partie de ce monde. Tu as un potentiel que personne ne devrait pouvoir manipuler. Et pourtant, ils y sont parvenus.
Je sens la colère monter, mêlée à une peur sourde.
- Vous voulez dire que je n’ai jamais eu le choix ?
- Non, répond-il doucement. Mais tu peux en avoir un maintenant.
Le silence retombe. Mon esprit tourne à toute vitesse. Tout ce que je croyais savoir s’effrite, et à la place, une évidence s’impose. Antoine m’a cachée des yeux du monde parce qu’il craignait ce que je pourrais devenir. Pas parce que je suis faible. Justement, parce que je ne le suis pas.
Je relève la tête, le souffle court.
- Alors… il ne doit pas savoir que je suis ici.
- Exactement, acquiesce Suwan. Parce que maintenant, il comprendrait que les inhibiteurs ne font plus effet. Que tu te réveilles. Et il ferait tout pour t’enfermer à nouveau.
Je baisse la tête, submergée par la révélation. Par tout ce que ça implique. Mais je sais une chose avec certitude : je ne veux plus être une victime. Une bouffée de colère me monte à la gorge. Une colère froide. Une tristesse ancienne.
- Et maintenant ? dis-je d’une voix tremblante. Qu’est-ce que je suis censée faire ?
- Apprendre à ne plus être une proie, répond-il simplement.
Ses mots m’ébranlent. Il ne l’a pas dit ainsi, mais je sens que c’est la première fois qu’il me voit autrement. Pas comme une élève. Plutôt une survivante.
- Alors formez-moi, je souffle sans le quitter des yeux. Aidez-moi à comprendre.
Si Suwan devient mon mentor, je pourrais enfin sortir d’ici. S’il me montre comme survivre dans leur monde, comment me protéger d’Antoine… et de Samuel, comment affirmer ma volonté et ma voix, je serais enfin moi-même. On ne pourra plus rien me voler. On ne pourra plus me tromper. Je suis prête à m’approcher du feu ardent qu’il a allumé avec ses recherches, prête à jouer avec les flammes, et à me brûler les ailes s’il le faut.
Suwan détourne le regard, comme s’il refusait d’assumer cette demande.
- Je ne suis pas un professeur. Je n’ai ni la patience, ni le temps, ni le droit de…
- Vous savez que je ne vais pas arrêter, dis-je en le coupant. Si je ne suis pas prête et qu’Antoine me retrouve, il finira ce qu’il a commencé.
Suwan soupire longuement, passe une main sur son visage. Puis il tourne la tête vers la fenêtre.
- Si seulement j’avais compris plus tôt…
Ses mots sont à peine un murmure.
- Ces cachets… tout ce temps, il te tenait en laisse. Et moi, j’ai cherché la cause ailleurs, comme un idiot.
Je le fixe, sans savoir si je ressens plus de pitié ou de reconnaissance.
- Vous n’êtes pas idiot, je souffle doucement. Vous m’avez cru capable de chercher la vérité. Personne d’autre ne l’a fait.
Il ne répond rien, mais je crois voir, l’espace d’un instant, quelque chose se fissurer dans son regard. Une forme de respect, peut-être. Ou d’inquiétude sincère.
Le silence s’installe. Suwan reste immobile, debout derrière son bureau. Son regard est tourné vers la fenêtre, mais je sais qu’il ne voit rien du paysage. Il réfléchit, et ça se voit à la manière dont sa mâchoire se contracte, dont ses doigts tapotent distraitement contre son bras croisé.
Je voudrais qu’il parle. Qu’il dise quelque chose. N’importe quoi. Mais il se tait. Son silence pèse plus lourd que la vérité que je devine dans ses yeux. J’essaie de déchiffrer son expression, cette neutralité feinte, ces rides à peine visibles au coin de ses lèvres, qui trahissent une colère qu’il retient. Une colère tournée contre lui, peut-être.
Mon cœur bat trop fort. Je sens la tension grimper dans ma poitrine, un mélange de peur et d’impatience. J’ai l’impression d’attendre un verdict, comme si le moindre mot allait sceller quelque chose d’irréversible.
Suwan finit par soupirer. Un souffle lent, mais qui résonne comme une défaite. Il baisse brièvement les yeux, se passe une main sur le visage, puis fait un pas en arrière. Un geste nerveux, rare chez lui.
Dans son mouvement, quelque chose s’échappe de la poche de son pantalon et tombe lourdement sur le sol. Je baisse les yeux.
L’opale.
Pierre aux reflets iridescents qui dansent sous la lumière, changent de couleur à chaque mouvement, comme si elle contenait un monde entier à l’intérieur. La même opale qui a foudroyé l’instructrice plus tôt dans la journée.
Mon souffle se coupe, puis se fait plus lourd, irrégulier. Une sensation électrique me traverse, brûlante, familière, comme un écho du passé. C’est elle. Je sais que c’est elle. L’énergie qui s’émane de cette pierre m’atteint, invisible mais présente. Une pression légère mais persistante dans l’air, qui me fait frissonner. Une vague de chaleur me monte aux tempes, mon cœur bat plus vite, et mon corps, malgré lui, est attiré. Je ne peux pas détacher mes yeux de cette opale, comme si elle me commandait de la toucher, de la comprendre. Mais quelque chose dans mon esprit me hurle que ce n’est pas une bonne idée.
Je fais un pas en avant, mes jambes réagissant à un appel irrésistible. Le sol sous mes pieds semble légèrement trembler. Le monde autour de moi devient plus silencieux, comme si tous les bruits avaient disparu, étouffés par cette pierre singulière, par la présence presque tangible de l’énergie qui se dégage d’elle. Mes doigts se tendent, presque malgré moi, mais juste avant que ma main ne se referme sur la pierre, une voix grave me sort de ma transe.
- Ne la touche pas !
C’est Suwan, mais sa voix semble lointaine, comme un murmure contre un vent trop fort. Je l’entends sans l’écouter. Mon corps a déjà décidé.
Je me baisse lentement, la main tremblante. Mes doigts s’approchent de la pierre, l’effleurent… puis la saisissent.
Une chaleur immédiate inonde ma paume, douce comme un bain tiède après un hiver trop long. Elle s’insinue dans ma peau, glisse sous mes ongles, se loge dans chaque nerf, chaque fibre, chaque recoin de mon corps. Ma vision vacille, non pas de douleur, mais d’un soulagement si profond que j’en oublie de respirer.
C’est comme si une absence venait de se refermer. Comme si un vide dont j’ignorais l’existence s’était comblé d’un coup. L’opale ne fait pas que chauffer ma main, elle me répare. Une paix étrange se répand lentement en moi, une sensation diffuse, douce, et pleine. Je n’ai jamais rien senti d’aussi juste.
Je me serais attendue à hurler, à suffoquer, à m’effondrer sur le sol en proie à une douleur insoutenable. Comme l’instructrice il y a de cela quelques heures. Mais au lieu de cela… je me redresse. Mon dos se déploie, mes épaules s’ouvrent. Je me tiens droite, solide, plus ancrée que jamais.
Je lève les yeux vers Suwan, dont le visage est pétrifié. J’observe sa stupeur, le trouble dans son regard. Puis, sans effort, je tends la pierre vers lui.
- Tenez.
Ma voix est posée, claire, plus calme qu’elle ne l’a jamais été. L’opale repose toujours dans ma paume, chaude, familière. Et moi… je suis entière.

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