Partie 25

7 minutes de lecture

Depuis la conversation avec Suwan, quelque chose s’est déréglé.

Je pensais que les cachets m’avaient seulement rendue amorphe, un peu engourdie, mais non. C’est comme s’ils m’avaient bâillonnée de l’intérieur. Depuis que je ne les prends plus, tout me parait plus… vivant. Chaque bruit, chaque lumière, chaque regard me traverse sans filtre. C’est grisant. Et un peu effrayant.

Peut-être que c’est pour ça que je n’arrive plus à me concentrer sur quoi que ce soit.

Ou peut-être que c’est à cause de lui.

La bibliothèque du pensionnat est presque vide. Une fin d’après-midi tranquille, la lumière pâle du dehors filtre à travers les vitraux, dessinant des tâches colorées sur les tables en bois. L’air sent le papier usé et la cire des chandeliers. Parfois, j’ai l’impression que cet endroit n’existe pas dans le même temps que le reste du monde. Tout ici semble hors d’âge, préservé de la modernité comme un fragment d’autrefois. Les murs suintent le passé, les vitraux racontent des histoires que l’on ne lit plus. Les horloges, même quand elles tournent, ne semblent jamais vraiment avancer.

C’est peut-être ça, le pensionnat. Un espace entre deux instants. Ni hier, ni demain. Juste maintenant. Et ce maintenant, pour la première fois, me suffit.

Ronan est assis en face de moi, le nez dans ses notes, le front appuyé contre la main. Ses cheveux tombent un peu sur ses yeux, et à chaque fois qu’il relève la tête, une mèche obstinée refuse de se ranger. Il la repousse sans y penser, concentré sur les feuilles couvertes d’une écriture serrée.

C’est lui qui a proposé de m’aider.

Il y a un contrôle en politique demain, et même si j’essaie de faire semblant, je suis larguée.

  • Tu suis ? me demande-t-il, sans lever les yeux.

Je cligne des paupières.

  • Oui, oui, bien sûr.

Il esquisse un sourire sans y croire.

  • Tu ne m’écoutes pas Alexia.
  • Si. Enfin… un peu.
  • « Un peu » ? répète-t-il, arquant un sourcil.

Je soupire. Impossible de tricher avec lui.

  • C’est juste que… c’est chiant, la politique.

Il rit doucement, un rire qui lui échappe. Franc. Inattendu.

  • C’est parce que t’as jamais eu un bon prof.

Je hausse les épaules, faussement désinvolte. Mais mon cœur bat plus vite. J’aime ce son. Son rire. C’est idiot, mais il a quelque chose de rare. De vivant.

Je replonge le nez dans mes notes, essaie de me forcer à lire une phrase entière sans lever les yeux. Mais au bout de trois lignes, je le sens.

Son regard.

Il me traverse, me brûle la peau comme une caresse trop proche. Un frisson remonte lentement le long de ma colonne, s’arrête quelque part entre ma nuque et ma respiration, bloquée. Mes doigts se crispent sur mon stylo. Impossible de me concentrer, impossible même de faire semblant.

Je relève enfin la tête.

Ronan me fixe, avec ce petit sourire en coin qui signifie clairement : je t’ai eue. Un sourire qu’il esquisse quand il sait exactement l’effet qu’il produit. Et ça marche.

Je sens mes joues s’embraser, mon cœur battre trop fort, comme si tout mon corps voulait trahir ce que j’essaie encore de refouler.

  • Quoi ? je demande sur la défensive.
  • Rien. Je t’observe, c’est tout.
  • Tu m’observes ? je répète avec une petite voix.
  • Ouais. Pour voir à quel moment t’arrêteras de faire semblant d’étudier.

Je ris malgré moi. Il a raison, bien sûr. Depuis qu’on s’est assis ici, je n’ai rien retenu. Ronan se lève, fait le tour de la table et s’installe à côté de moi. Puis, sans un geste apparent, ma chaise glisse de quelques centimètres vers la sienne. Je retiens un sursaut

Je le fixe.

  • T’as bougé la chaise.
  • Non, elle est venue toute seule, dit-il avec un air faussement innocent.

Je fronce les sourcils. Depuis que j’ai arrêté les comprimés, tout semble plus intense. Le moindre souffle, la moindre lumière, tout est amplifié. Comme si j’avais retrouvé une partie de moi-même que j’avais oubliée.

Et dans ce flot de sensations, il y a lui. Toujours lui.

  • Tu penses à quoi ? me demande-t-il doucement.

Sa voix me tire de mes pensées. Je détourne les yeux.

  • A… rien.
  • Mensonge, souffle-t-il avec un sourire.

Il se penche légèrement, son épaule frôle la mienne.

  • Depuis que t’es ici, t’as changé. Tu le sais, hein ?
  • Oui. C’est étrange, je murmure en hochant la tête. Tout parait plus clair. Comme si je respirais pour la première fois. Mais en même temps, je me sens… vulnérable.

Il reste silencieux un moment.

  • C’est normal, dit-il d’une voix plus basse. Quand on enlève un voile, la lumière fait mal au début.

Je tourne la tête vers lui. Il me regarde autrement cette fois. Pas comme une camarade d’étude, pas comme une fille paumée qu’il essaye d’aider. Ses yeux sont calmes, mais il y a dedans une intensité qui me fige.

Je ne sais pas quoi dire.

Il recommence. Ma chaise frôle la sienne maintenant. Je pourrais jurer qu’il ne m’a pas touchée, pourtant je sens la présence invisible de son pouvoir autour de moi. Une pression légère dans l’air. Quand il parle à nouveau, sa voix est grave. Un murmure.

  • Là, c’est mieux, non ?

Je sens son souffle effleurer ma nuque, et un frisson remonte dans tout mon dos. Mon cœur bat trop vite. Je ne veux pas qu’il le voie, qu’il voie à quel point il me déstabilise. Alors je cherche une échappatoire. Un autre sujet, n’importe quoi pour reprendre le contrôle.

  • Tu sais ce qui me rend dingue ? je souffle.
  • A part moi ?

Je lui lance un regard noir, mais il rit doucement. Ça me désarme.

  • Le fait de ne rien sentir, je dis. De ne pas avoir de pouvoir. D’être comme vous sans vraiment l’être.

Son sourire s’efface un peu. Il m’écoute vraiment.

  • Depuis que j’ai arrêté les cachets, tout semble différent. Plus net. Comme si… comme si j’avais vécu toute ma vie derrière une vitre. Et maintenant, elle a explosé.

Je cherche mes mots, mais c’est difficile.

  • C’est beau… comme une seconde naissance. J’ai la tête pleine de bruits, de sensations, d’émotions. C’est beau, et c’est épuisant à la fois.

Ronan se penche légèrement, son visage à quelques centimètres du mien. Ses yeux accrochent les miens. Sérieux. Presque tendre.

  • Alors ressens-le, murmure-t-il doucement.

Je reste immobile. Il approche un peu plus, lentement, comme s’il me laissait le temps de reculer. Ses doigts effleurent mon bras. Juste une caresse. Rien de plus. Mais ce simple contact déclenche une onde sous ma peau.

  • Tu sens ça aussi ?

Sa voix me frôle l’oreille, basse, presque un souffle. Je ferme les yeux. Oui, je le sens. Chaque battement de mon cœur, chaque millimètre d’air entre nous. Le monde s’est rétréci à ce point-là, à cette proximité fragile et brûlante.

Je hoche la tête. Ma voix refuse de sortir.

Je sens son souffle sur ma joue. Chaud et calme. Tout mon corps est suspendu à cet espace minuscule entre nous. J’aimerais parler, briser le silence, mais les mots se dissolvent avant de naître.

Je rouvre les yeux. Il est là, si près. Trop près pour que je continue à mentir. Alors je fais le seul geste qui me semble juste.

Je me penche.

Et je l’embrasse.

C’est doux, hésitant d’abord. Il ne bouge pas. Puis sa main se lève, se pose contre ma joue. Le temps semble s’arrêter. Le monde entier s’efface, il n’y a plus que cette chaleur partagée, ce frémissement étrange entre deux respirations.

Quand je me recule enfin, son regard croise le mien. Il a ce demi-sourire qui m’achève.

  • Tu vois, souffle-t-il. Toi aussi, t’as un pouvoir.

Il reste là, tout près, son souffle encore mêlé au mien. On ne dit rien pendant un long moment. Et pour une fois, ce silence ne me pèse pas. Il n’a rien d’inconfortable. Je le regarde, encore un peu surprise par ce que je viens de faire. Ses yeux accrochent la lumière des vitraux, et je crois y voir quelque chose d’aussi confus que ce que je ressens. De la douceur, un peu de trouble, et cette intensité tranquille qu’il a toujours eue.

Je devrais être gênée. Ou honteuse. Ou effrayée, peut-être.

Mais non. Je me sens… entière. Vivante. Comme si tout mon corps venait de se souvenir ce que c’est de ressentir vraiment.

Ronan passe son pouce sur ma joue, un geste presque distrait.

  • Tu trembles, murmure-t-il.
  • C’est rien.

Il m’offre un petit sourire.

  • Si, un peu quand même.

Je ris doucement. Pas pour me défendre, mais parce que c’est vrai. Je tremble, mais pas de peur. Plutôt de cette énergie brute qui circule enfin en moi, sans barrière, sans anesthésie.

Avant, jamais je n’aurais eu le courage. Les cachets m’auraient gardée dans leur brume tranquille, cette apathie confortable qui efface tout ce qui déborde. Avant, j’aurais pensé trop fort. Posé chaque geste. Chaque mot. Jusqu’à tout étouffer.

Mais là… je ne veux plus réfléchir. Je veux juste exister.

Ronan se penche, pose un baiser léger sur mon front avant de se lever.

  • On devrait ranger, dit-il doucement.

Je hoche la tête sans protester, mais je n’ai aucune envie de quitter cette bulle. Quand il s’éloigne pour remettre les livres sur l’étagère, je reste assise, un peu sonnée, les doigts encore serrés autour du cahier que j’ai oublié d’ouvrir.

Dans la lumière tombante, tout parait plus clair.

Je me sens légère, étrangère à la fatigue, à la peur, à tout ce qui m’enchaînait avant. Je crois que je souris. Peut-être pour rien. Ou peut-être parce qu’enfin, quelque chose a changé.

Annotations

Vous aimez lire Lou<3 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0