Partie 26

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Je ne sens plus mes jambes. La sueur me pique les yeux, et ma respiration siffle dans ma gorge, hachée, douloureuse. Mon t-shirt colle à ma peau comme une seconde couche humide, et chaque battement de mon cœur cogne contre ma cage thoracique comme un tambour de guerre. Je recule d’un pas, le souffle court, l’épée d’entraînement tremblant légèrement entre mes mains. Suwan, lui, n’a pas bougé d’un millimètre. Il me regarde, les bras croisés sur son torse, l’air parfaitement calme, comme s’il n’avait pas passé la dernière demi-heure à me faire courir, sauter, parer, frapper. Toujours un peu plus vite, toujours un peu plus fort. Il n’a pas transpiré. Moi, je ruisselle.

Il ne m’épargne jamais. Et pourtant, je sens dans la rigueur de ses consignes une forme d’attention. Un soin particulier, dur mais précis. Il corrige mes gestes d’un mot sec, ou d’une pression de la main sur mon épaule. Chaque mouvement que je rate, il me le fait recommencer. Encore et encore. Jusqu’à ce que mon corps réagisse avant même que je ne réfléchisse. Jusqu’à ce que je n’aie plus besoin de penser. Juste d’agir.

Le silence est tendu, ponctué seulement par ma respiration rauque et les battements de mon cœur dans mes tempes. Suwan ne parle pas. Il attend. C’est toujours comme ça. Il pousse, pousse encore, jusqu’à ce que j’atteigne ma limite. Et il me fait aller plus loin.

Je tente une feinte. Mes pieds glissent sur le sol matelassé, je frappe, pivote, il esquive sans effort et réplique. Mon bras prend un coup sec, pas dangereux, mais suffisant pour me désarçonner. Je recule, jurant entre mes dents. Il ne dit rien, mais je vois le pli de ses lèvres, l’observation attentive dans ses yeux. Il enregistre tout.

Je finis par lever les mains, haletante.

  • On fait une pause, dit-il en inclinant la tête.

Pas de reproche. Pas de moquerie. Il respecte mes limites, même s’il les teste sans relâche. Je recule jusqu’au banc contre le mur, m’y laisse tomber comme un sac de sable. La salle d’entraînement est vaste, froide, ses murs gris ponctués d’armes factices et de mannequins usés. L’odeur de caoutchouc chaud, de bois et de sueur stagne dans l’air. Par moments, j’ai l’impression de vivre ici. C’est presque le cas.

Depuis quelques semaines, mes journées ont changé. Je suis toujours les cours de politique, d’histoire, et de théorie des pouvoirs, ce que Suwan appelle « les fondations de l’intelligence stratégique ». Mais dès que je sors de la salle de classe, je rejoins celle-ci. Il dit que mon corps doit suivre son esprit, et inversement. Alors je cours, je frappe, je chute. Et je recommence.

Au début, je pensais qu’il voulait juste m’épuiser. Peut-être me punir. Mais j’ai compris depuis, il me façonne. A sa manière rude. Sèche. Exigeante. Il m’apprend à tenir debout. A ne pas attendre que quelqu’un me sauve.

Notre relation a changé. Elle s’est construite sur la tension, sur l’épreuve. Il y a quelques semaines, je le vouvoyais encore. C’était instinctif. Par peur, par distance. Mais un jour, dans l’élan d’un échange, le « tu » m’as échappé. Il n’a pas relevé. Il n’a pas corrigé. Et depuis, ce tutoiement est devenu une sorte de pacte tacite. Il m’a laissé le droit de franchir une barrière. Ça ne veut pas dire qu’on est proches, Suwan ne laisse personne s’approcher. Mais dans ses silences, dans ses regards, il y a une reconnaissance. Celle d’un maître à son élève. D’un homme qui voit que je ne lâche rien.

Je m’assois contre le mur, le dos en feu, les muscles noués. La pierre froide du sol me coupe les cuisses malgré la fine couche de tissu de mon pantalon. Mon souffle est encore irrégulier, des filets de sueur me coulent le long des tempes. Suwan, lui, semble à peine essoufflé. Je l’observe, maintenant qu’il est de dos, en train de replacer les lames d’entraînement sur leur support. Même de loin, il dégage une forme de contrôle impressionnante. Rien en lui n’est superflu. Pas un geste. Pas une parole. On dirait qu’il a été conçu pour survivre dans un monde qui ne pardonne rien.

Et malgré moi, mes pensées s’égarent ailleurs. Vers une présence plus trouble. Plus récente. Ronan. Je revois son regard dans la lumière des vitraux, sa main qui avait effleuré ma joue avant que tout bascule. Ce baiser.

Depuis, je n’ai pas cherché à comprendre. Peut-être parce que je ne saurais pas quoi en faire. C’était irréfléchi, un élan qu’aucun de nous n’avait prémédité. Et pourtant… il m’a laissé différente. Plus légère. Comme si, pour la première fois, je pouvais respirer sans que chaque souffle me ramène à Samuel.

Mais son absence, à lui, reste là. Un vide tranquille, presque familier. Pas une plaie ouverte, plutôt une cicatrice qui tire parfois quand je m’arrête trop longtemps.

  • Tu crois qu’il va bien ? je demande, d’une voix écorchée par l’effort de l’entrainement.

Il ne répond pas tout de suite. Il sait de qui je parle. Il le sait depuis la première syllabe.

  • Il a pactisé avec l’ennemi.

Cinq mots. Cinq mots qui me percutent comme une gifle. Mon estomac se serre.

  • Tu parles d’Eishen…

Il hoche la tête. Je sens mon cœur s’emballer. Je connais son avis sur le garçon. Il l’a assez répété. Mais ce n’est pas suffisant. Je veux comprendre. Je dois comprendre.

  • Tu as connu… la Confrérie. Avant. C’est eux qui te pourchassent depuis toutes ces années, non ? Pourquoi ? Qu’est-ce que tu leur as fait pour qu’ils te traquent comme un criminel ?

Je m’attends à un froncement de sourcil, un silence glacial ou un refus de parler. Mais à ma grande surprise, il répond.

  • J’ai dit ce que personne n’avait le droit de dire, martèle-t-il d’une voix claire. Et j’ai fait ce que personne n’avait le courage de faire.

Sa voix est calme, presque lasse. Il ne joue pas la carte du martyr. Il ne cherche pas à me convaincre que sa cause est juste. Il dit simplement les choses telles qu’il les voit.

  • Les Bêtas ont une histoire qu’on te raconte à moitié. Une autorité qu’on te présentera comme légitime. Une hiérarchie qu’on t’enseignera comme sacrée. Ce n’est que la moitié du tableau, Alexia. L’autre moitié, ils l’effacent. Ils la brûlent. Ils la tuent.

Il se lève lentement, fait quelques pas dans la salle, ses bottes heurtant légèrement le béton.

  • J’ai vu ce qu’ils faisaient subir aux Bêtas divergents. Ceux qui ne rentraient pas dans leurs cases. Ceux qui posaient des questions. J’ai tenté de les protéger, de les éduquer autrement, de leur proposer autre chose. Une alternative. Un choix.

Il se retourne vers moi, son regard d’ébène planté dans le mien.

  • Tu devines la suite.

Je reste figée, incapable de répondre. Dans son ton, il n’y a ni haine, ni colère. Juste une détermination calme. Une flamme contrôlée. Et je comprends, à cet instant, que sa guerre n’a rien d’un caprice. Ce n’est pas un homme enragé contre le monde. C’est un homme qui n’a jamais oublié pourquoi il s’est levé un jour. Et qui ne s’est jamais rassis depuis.

Je baisse les yeux, prise d’un malaise étrange. Une admiration que je refuse d’admettre. Un doute qui se glisse en moi. Et une question qui me ronge depuis des jours.

  • Et Samuel… il savait tout ça ?

Suwan me regarde en silence. Longuement. Comme s’il pesait chaque mot. Puis, il se contente de hausser les épaules.

Je sens une douleur aigüe me traverser la poitrine. Samuel n’aurait jamais trahi Suwan. S’il l’a fait, c’est parce qu’il pensait m’aider. Parce qu’il croyait, au fond de lui, que j’étais en danger. Je revois son regard, ce mélange de douleur et de détermination. Il doutait, souvent. De Suwan, de ce monde, de lui-même. Je n’ai pas besoin que quelqu’un me le confirme, je le sais. Je le connais. Mais il ne doutait pas de moi. Une part de moi veut y croire, s’accroche à ce vide qu’il a laissé derrière lui. Et puis Ronan revient, comme un écho silencieux, me rappelle que tout n’est pas perdu. Que certaines choses restent accessibles. Brûlantes. Tangibles. La confusion me serre la poitrine.

Je m’en veux de douter de Samuel. Et en même temps, je lui en veux de m’avoir laissée. Il aurait pu m’expliquer. Il aurait pu me prévenir. Me faire confiance, bon sang. Au lieu de ça, il a décidé, seul, de ce qui était le mieux pour moi. Il m’a mise de côté comme si je n’étais qu’un pion trop fragile pour comprendre. Et maintenant je suis là, à essayer de recoller tous les morceaux sans savoir ce que je cherche. Il m’a blessée. Plus que je ne l’admets. Parce qu’au fond, j’aurais voulu qu’il reste. J’aurais voulu qu’il me choisisse moi, et pas cette foutue idée de protection qu’il a toujours mise entre nous comme une barrière.

Je repense à Eishen. A ses sourires en coin, à sa manière de toujours apparaître au bon moment, comme s’il savait exactement où j’étais, ce dont j’avais besoin. Sur le moment, j’avais trouvé ça rassurant. Aujourd’hui, ça m’effraie. Est-ce que tout ça était calculé ? Est-ce qu’il s’est approché de moi uniquement pour mieux observer Suwan ? Pour mieux m’observer, moi ? Je me remémore nos conversations, nos échanges souvent complices. C’était léger, naturel. Ou du moins, ça en avait l’air. Mais maintenant… maintenant, tout me paraît faux. Et si chaque regard, chaque parole, chaque silence n’était qu’un rôle à jouer pour mieux s’infiltrer dans nos vies ?

J’ai l’impression de me sentir un peu plus trahie chaque jour. D’abord Samuel. Ensuite Antoine. Et maintenant… Eishen. Vraiment trahie. Et pas seulement parce qu’il m’a fait croire qu’il était mon ami. Parce que j’y ai cru.

Mon cœur se serre. Je me sens idiote. Aveugle. Et en colère. Si tout était faux… Si rien n’a jamais été sincère…

Je fixe le sol, la gorge nouée.

  • Il n’était pas comme les autres. Je croyais… Je pensais qu’il était différent, je murmure dans un souffle.

Suwan de répond pas. Il se contente de reprendre sa position d’entraînement, son ton plus sec, comme s’il refermait la parenthèse.

  • Debout. Pause terminée.

Je serre les dents. Je déteste quand il fait ça. Quand il ferme les portes. Quand il me renvoie à ma place. Mais il ne bouge pas. Il m’observe juste. Et dans ses yeux, je crois lire une vérité plus douloureuse encore : il ne me protège pas de la réponse. Il me protège de ce que je ferais si je la connaissais.

Je me relève sans un mot, les poings fermés. La douleur logée entre mes omoplates n’a rien à voir avec l’effort physique. C’est une autre fatigue. Plus profonde. Plus sourde. Le genre qu’on ne soigne pas avec de la glace.

Je le rejoins au centre de la salle, la respiration encore instable, et je reprends position. Il corrige ma posture d’un geste bref, précis, presque mécanique. Comme s’il cherchait lui aussi à refermer ce moment d’égarement. Comme s’il préférait l’adrénaline des coups à l’intimité des questions. Je le laisse faire. Je n’ai plus la force de parler. Pas maintenant.

Je ferme les yeux un instant. Tout se brouille. Samuel, Eishen, Suwan, la Confrérie… Je ne sais plus qui croire. Je ne sais plus qui je suis censée détester, ni même à qui je peux faire confiance. On m’a dit de fuir Suwan. Samuel voulait que je suive Eishen. Et me voilà ici. En train d’apprendre à frapper, à esquiver, à survivre… auprès de celui que tous me disaient de fuir.

Et lui, il est là. Il ne me ment pas. Au contraire, il ne prend pas de détour. Il me parle avec une franchise brutale, sans aucune précaution. Il me donne les vérités les plus dures, sans me cacher quoi que ce soit, sans chercher à édulcorer la réalité. Et, en un sens, cette brutalité a le mérite de ne pas m’infantiliser.

Quand j’ouvre les yeux, je sens un poids de nouveau dans ma poitrine. Plus lourd, plus solide. Quelque chose qui ressemble peut-être à une forme de résilience. J’ai arrêté d’attendre qu’on vienne me chercher. J’ai arrêté d’espérer qu’on me dise quoi faire. Et c’est peut-être ça, grandir. Ne plus attendre. Se lever, même quand on a envie de rester au sol. Reprendre l’entraînement, même quand le cœur est en miette.

Suwan m’observe sans un mot, le bras levé pour initier l’exercice suivant.

Je serre les points. Et je me tiens prête.

  • C’est tout ce que tu as ? raille-il en levant un sourcil. T’es aussi molle qu’un chiffon.

Il m’observe, impassible, comme un juge qui s’apprête à donner sa sentence.

  • T’as déjà une excuse prête, ou tu veux que je t’en trouve une ? continue-t-il sur le même ton.

Je le déteste. Mais c’est ce qu’il veut. Il veut que je sois en colère. Que cette colère me pousse à aller au-delà de mes limites. Alors je la laisse monter, petit à petit. Je ressens la chaleur de l’effort, et sous la frustration qui grandit en moi, mes bras se tendent, mes jambes se musclent. Je fais encore une série de pompes, les dents serrées. Je refuse de me laisser abattre.

Je suis à bout de souffle, mais il me pousse encore, me force à enchaîner les mouvements. Quand mes bras commencent à trembler, il me dit simplement : encore. Comme s’il ne comprenait pas que le corps a des limites. Ou qu’il s’en fout. Je crois qu’il n’a jamais eu de pitié. Pour personne. Ni pour lui-même, ni pour moi.

Chaque muscle de mon corps hurle à l’arrêt, mais Suwan continue de me torturer avec ses exercices en boucle. Aucun sourire, aucun encouragement. Juste sa voix sèche, son ton clair, ses bras croisés pendant que je m’écroule, respire, repars, retombe à nouveau. Il est intransigeant, méthodique, et ses exigences ne laissent aucune place à l’échec. Ici, l’effort est la seule monnaie valable. Et je n’en ai plus.

La douleur dans mes bras s’intensifie alors que je fais une pause forcée, me laissant tomber sur le sol frais. Je m’adosse au mur, mes muscles hurlent, mes poumons crient.

  • Tu n'arriveras à rien si tu as du yaourt dans les bras, souffle-t-il. Tu bouges comme une enfant.

C’est un coup direct. Il sait où ça fait mal. Mes poings se serrent. L’envie de lui crier dessus, de lui prouver que je suis plus que ça, m’envahit. Je suis prête à exploser, mais je me retiens. Il veut que je canalise cette colère dans l’entraînement. Que je fasse tout exploser dans la force de mes bras. Alors je me concentre, je laisse la rage me parcourir, me pousser à encore plus d’effort. Si je veux le faire taire, je dois être plus forte. Suwan n’attend pas que je sois prête. Il s’attend à ce que je sois prête à tout, à donner tout ce que j’ai.

Il me guide vers le parcours d’agilité. Le même que les cinq derniers jours. Chaque épreuve est une torture. Mais aujourd’hui, je sens que je suis plus concentrée. Le corps enragé, les muscles brûlants, je grimpe les obstacles avec une intensité nouvelle. Suwan ne dit rien, il se contente d’observer, de juger chacun de mes mouvements avec son regard glacial.

A l’arrivée du dernier obstacle, je fais face à la corde. Je sais que ça va être difficile. Je n’y arrive jamais. Je m’élance, mais mes bras sont déjà trop faibles. Je tente de m’accrocher, mais mes mains glissent. Je tombe lourdement sur le sol. Suwan ne réagit pas tout de suite. Il attend, immobile, et je le sens presque sourire intérieurement.

Je pousse un cri de rage. Je n’en peux plus. Je craque. Il me fixe un instant, puis se tourne vers la table où il a posé son opale. La pierre. Il la pointe du doigt, comme pour m’encourager à la prendre.

  • Tu bloques toujours à la fin, dit-il en rompant le silence dans la salle. Tu sais pourquoi ?
  • Parce que je n’ai pas de force dans les bras, je réponds, las.
  • Mauvaise réponse. Quoique partiellement vraie…

Je lui lance un regard noir. J’aimerais bien le voir à ma place, enchaîner les exercices, les muscles raides et les poumons en feu.

  • Tu ne sais pas te canaliser. Ton énergie part dans tous les sens, m’explique-t-il plus calmement. Tu en as, seulement tu ne sais pas la maîtriser. Et comme tu n’as pas encore de catalyseur, tu ne peux pas la concentrer.

Je fronce les sourcils et pose mon regard sur la pierre.

  • C’est une sorte de batterie ? je demande avec suspicion.

Il secoue la tête avec un sourire.

  • Non. Les catalyseurs ne stockent rien. Ils canalisent. Ils captent les flux, les recentrent, les rendent utiles. Un Bêta peut vivre sans, mais il sera moins précis, moins puissant. C’est comme tirer à l’aveugle au lieu de viser. Ils prennent la forme d’une pierre, comme celle que je possède. Un Bêta se lie avec son catalyseur pour la vie, c’est un lien exclusif.

Je me crispe. L’image de l’instructrice me revient, vive, tranchante. Je me souviens de ce jour-là, dans le bureau de Suwan. J’ai vu son corps convulser, se tordre sous le choc, ses yeux se révulser, sa bouche s’ouvrir et laisser échapper un râle de souffrance. Toucher le catalyseur d’un autre Bêta est une chose impossible.

  • Et la tienne ? Je l’ai déjà touchée pourtant.

Il me fixe. Son regard est plus pesant que d’habitude. Ma réaction avec l’opale est l’unique raison de notre présence ici. La seule chose qui ait fait changer d’avis Suwan, qui l’ait poussé à me prendre sous son aile.

  • Oui. Pour une raison qui m’échappe, elle ne t’a pas rejetée.

Il me fait un geste de la tête pour que je prenne son opale. Je la regarde, hésitante. Et si ce jour-là n’était qu’un coup de chance ? Un dysfonctionnement du catalyseur ? Et si je me retrouvais foudroyée en prenant cette petite pierre iridescente ?

Ma respiration est haletante. La colère bouillonne toujours en moi, mêlée à la frustration, à l’humiliation, à l’épuisement. Je m’approche finalement de la table, les jambes flageolantes, la gorge sèche. L’opale est là, inerte, posée sur le bois comme un œil endormi. Elle semble me scruter, m’attendre. Je tends la main, hésite une seconde, puis mes doigts effleurent sa surface lisse et froide.

Et aussitôt, la chaleur. Mais pas seulement. Quelque chose m’envahit, plus vaste, plus profond qu’un simple flux d’énergie. C’est une marée silencieuse, brûlante, vivante. Mes yeux se ferment malgré moi. Dans le noir, une lumière rouge pulse derrière mes paupières. Mon souffle s’accélère.

Des images floues, furtives, me traversent l’esprit. Un champ sous la lune. Des silhouettes encapuchonnées. Une main sanglante. Une colère sourde. Ce ne sont pas mes souvenirs, je le sens. Ce ne sont pas mes émotions non plus. Et pourtant je les ressens comme s’ils m’appartenaient. Un cri lointain, étouffé. Une douleur vive dans la poitrine. Une solitude abominable. Quelque chose, dans l’opale, me parle sans mot. Une mémoire qui n’est pas la mienne, ancienne, impérieuse, m’effleure l’âme. Comme si cette pierre avait vécu, haï, aimé. Comme si elle connaissait toutes mes blessures. Celles laissées par Samuel. Celles laissées par la peur. Et celles inconnues que Ronan a réveillées.

Je rouvre les yeux brusquement, le cœur battant à tout rompre. La pierre pulse faiblement dans ma main comme un second cœur. La chaleur est toujours là, plus forte maintenant, plus précise. Mes muscles frémissent. Mon corps se tend. Une énergie brute, vibrante, me parcourt des pieds à la tête. Mes jambes me semblent soudain solide. Mes bras, plus stables. Mes sens, affûtés.

Je serre la mâchoire, et mes doigts se referment sur la pierre. Il est temps de grimper.

Je prends la corde une nouvelle fois, et cette fois je monte avec une facilité que je n’avais pas avant. La chaleur de l’opale m’envahit, me pousse à aller plus vite, plus haut. Je sens que tout est possible. Je peux y arriver. Je n’ai plus aucune limite. C’est comme si le monde me répondait enfin, comme si ma propre colère se transformait en puissance pure.

Mais à mesure que je monte, la chaleur devient insupportable. La peau de mes mains chauffe comme si elle allait se consumer. L’opale vibre contre ma peau, chaque pulsation semble m’aspirer de plus en plus. Je suis sur le point d’atteindre le drapeau noir, mais la corde commence à se déformer. Elle grince, se tord sous mes mains. La pierre brûle, dégage une chaleur presque insoutenable. Je serre les dents, tente de forcer.

Mais la corde ne tient pas. Elle se fend, puis se rompt sous mon poids dans un éclat de chaleur et de métal.

Je tombe.

Tout se précipite autour de moi, et la terreur me saisit. Le sol semble me fuir. Je hurle, mais aucun son ne sort. La peur me paralyse.

C’est la fin. Je le sais.

La corde a cassé, et avec elle toute chance de m’en sortir vivante. Je ferme les yeux en attendant l’impact, le souffle coupé, les bras tendu vers le vide. Une seule pensée me traverse, fugace, désespérée.

J’aurais voulu le revoir. Ou peut-être qu’il me retienne.

Mais le sol se rapproche, et tout se dissout dans l’effroi.

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