Partie 27
Je tombe.
Je n’ai pas le temps de hurler. L’air est arraché de mes poumons, ma gorge se contracte, et je ne ressens plus rien si ce n’est un vertige glaçant, un arrachement brutal. L’opale pulse encore dans ma main droite, gravant des sillons lumineux dans ma peau. Des filaments blancs remontent le long de mon bras, s’enfoncent sous la chair, m’électrisent. Puis, tout bascule.
Il n’y a ni haut, ni bas. Ni lumière, ni ténèbres. Juste un vide étrange, sans couleur, sans forme, sans poids. Une absence totale. Comme si je n’existais plus. Comme si mon corps s’était évaporé, et que seule ma conscience subsistait, suspendue quelque part entre le néant et le souvenir. Rien, sinon ce sentiment d’être prise dans une matière sans fin, douce et étouffante, comme si je flottais au creux d’une mer noire et silencieuse. Pas d’oxygène. Pas de douleur. Pas même de conscience claire. Seulement une impression de lente dissolution, de moi-même s’effilochant dans le néant.
Le sol ne me rattrape jamais. Je glisse. Loin du pensionnat, loin de la salle d’entraînement, loin du monde. Une chute sans fin, dans un gouffre de noirceur liquide. Le silence est total. Mon corps ne m’appartient plus.
Je flotte. Je dérive. J’oublie jusqu’à mon nom.
Ce n’est pas le sommeil. Ce n’est pas la mort. C’est l’instant d’après. L’entre-deux. Le moment où le corps n’a pas encore renoncé, mais où l’esprit s’est détaché. Un battement suspendu.
Quelque chose m’appelle.
Pas une voix, ni un cri. Une vibration sourde, dans l’air et dans mes os, comme si mon propre sang résonnait avec un autre rythme. Celui d’un cœur plus grand. Plus ancien.
Et alors, je le sens. Ce n’est pas une présence humaine, ni une silhouette familière. Non. Autre chose. Quelque chose d’immense, qui n’a ni visage ni contour, mais qui m’enveloppe. Me cerne. Me pénètre. Une matière. Quelque chose de froid, d’humide, de mouvant. Une sensation visqueuse qui rampe lentement autour de moi, m’enlace, m’englue. Je ne vois pas, mais je sens. Comme si ma peau, ou ce qu’il en reste, était immergée dans une gelée noire et glacée, parcourue de frissons étrangers. Je n’ai plus de sol sous mes pieds. Plus d’air dans mes poumons. Seulement cette masse organique, poisseuse, mouvante, et vivante.
Je suis dans une nuit sans ciel. Et dans cette nuit-là, je le sens près de moi.
Je ne sais pas d’où vient ce nom. Il s’impose à moi, comme un souvenir que je n’ai jamais vécu. Ashmole. Il est fait d’ombre et de mémoire. De temps figé. D’une substance ancienne, trop ancienne pour que je la comprenne. Ce n’est pas un homme. Ce n’est pas un monstre. C’est… une volonté. Une conscience qui n’a pas besoin de corps. Une relique du monde d’avant.
Je ne sais pas comment je sais tout ça. Mais je sens son regard sur ma peau. Il me connait. Il m’attendait.
La matière autour de moi pulse, visqueuse. Elle me reconnait. Elle me retient. Quelque chose de plus grand, de plus ancien, m’observe sans yeux, me jauge sans visage. Et alors que je tente, par une volonté fébrile, de reprendre pied dans ma propre tête, une forme étrange émerge de l’obscurité.
- Donne-moi l’opale, Alexia.
La voix résonne sans direction, partout et nulle part à la fois. Une voix grave, sans timbre, qui semble ne pas venir d’un être vivant mais de la matière elle-même. Je ne sais pas comment je comprends qu’elle me parle, mais je sais. Tout comme je sais que cette chose, cette présence, cette entité, n’est pas humaine.
Je ne réponds pas. Je ne peux pas. Mes pensées sont engourdies, ralenties, piégées dans cette viscosité. Une méfiance sourde pulse en moi. Je ne sais pas ce que c’est, ni où je suis, mais je sens que je ne dois pas céder. Pas tout de suite.
La masse tremble. Se condense. Et soudain, sous mes yeux, ou ce qui me sert de regard, une forme émerge de la matière noire. Lentement. D’abord des contours flous, puis des détails qui se précisent : des épaules, un torse, un visage. Des cheveux sombres, un sourire doux. Samuel.
Je veux crier. Ou pleurer. Ou courir vers lui. Mais je reste figée. Ce n’est pas lui. Ce n’est qu’un masque. Une illusion façonnée par mes souvenirs les plus tendres. Je le reconnais, bien sûr. Ses yeux, son odeur, le grain de sa peau, tout est là. Mais ce n’est pas lui. Et la chose qui l’anime sait que je le sais.
Il avance pourtant, comme s’il portait encore les gestes de l’original. Il tend la main.
- Tu vas mourir, Alexia, murmure-t-il dans un souffle. Si tu continues à t’accrocher à elle, l’opale te tuera. Elle a déjà commencé.
Sa voix est douce, bienveillante, presque suppliée. Mais les mots tombent comme des pierres.
Un battement. Mon cœur ? Non, une pulsation. Venue de l’extérieur. Une chaleur acide qui ronge lentement mes veines, mes muscles, mes os. Comme si l’opale, même ici, dans cet espace de non-vie, continuait son œuvre de destruction.
- Regarde.
Le décor change, comme si la matière noire reculait d’un coup, emportée par une marée invisible. Je me retrouve suspendue au-dessus d’une pièce familière. Je reconnais cette salle blanche, saturée de lumière trop vive. Des néons au plafond, un chuintement mécanique, le bip régulier d’un moniteur. L’infirmerie.
Je vois mon corps inerte allongé sur le lit, le visage blafard, les paupières closes. Ma main droite repose sur le matelas, ouverte, et dans le creux de la paume brille encore l’opale. De fins filaments lumineux s’échappent de la pierre et serpentent lentement le long de mon bras, incrustés dans ma peau comme des veines vivantes. A chaque pulsation, une onde irisée traverse mes muscles, les agite par soubresauts.
Et à côté de moi, il y a Suwan.
Je ne le reconnais presque pas. Il est assis, penché vers moi, les coudes sur les genoux, la tête baissée. Ses cheveux sont en désordre, sa chemise froissée, des cernes profonds creusent des ombres autour de ses yeux. Une barbe de plusieurs jours souligne l’angoisse nouée de sa mâchoire. Il ne parle pas, mais je lis son inquiétude dans ses gestes. La manière dont il sert mes doigts entre les siens, dont il appuie son front contre le rebord du lit comme s’il priait. Et Suwan ne prie jamais.
Et soudain, je ressens une douleur sourde. Pas dans mon corps, mais dans son regard. Une inquiétude silencieuse, épuisée. Il est au bord de l’abandon. De l’échec. Je voudrais lui dire que je suis là, que je sens tout, que je suis vivante encore. Mais aucun son ne franchit mes lèvres.
Puis la scène disparait, avalée par la nuit.
- Il ne peut plus rien pour toi, gronde Ashmole derrière moi. Il n’a pas compris. Il croit encore pouvoir vous sauver tous, seul, contre l’orage. Mais l’orage est déjà là… et il ne regarde pas dans la bonne direction.
Je me retourne lentement. Ashmole a repris sa forme initiale, abandonnant le visage de Samuel. Il n’y a plus rien de familier, juste une masse noire qui palpite doucement, comme un cœur. Elle semble attendre. Me tester.
Et soudain, je tremble. L’opale me brûle la peau. Je sens mon esprit se déliter lentement. Alors la chose change de méthode.
Et le feu revient. Le lycée.
Le plafond bas, les murs couverts d’affiches dévastées, l’odeur du plastique brûlé. Le chaos.
Je suis là, à peine plus jeune, en sueur, mes jambes couvertes de poussière et de suie. Je cours. J’étouffe de peur. Je suffoque. Les sanglots m’arrachent la gorge. Des cris résonnent derrière moi. Une femme, grande, élancée, à la démarche froide et déterminée me fixe avec son regard perçant. Elle est là pour moi. Je le sens.
Elle s’élance. Je dévale le couloir, trébuche, me redresse, pousse une porte. J’entends ses pas derrière moi, le claquement de ses talons nets, réguliers, déterminés. Je ne me retourne pas. Je n’en ai pas le courage. Je me précipite dans une salle de classe, haletante, en larme, le souffle court. Mes mains tremblantes se referment sur la poignée, que je tourne avec une panique brute. Je claque la porte derrière moi, pousse le verrou d’un geste maladroit, puis plaque mes paumes à plat contre le bois, comme si la simple force de mon corps pouvait suffire à retenir celle qui me poursuit. Comme si cela suffisait à m’isoler du monde.
La chaleur me surprend d’abord par sa douceur, un frémissement à peine perceptible sous la pulpe de mes doigts. Mais très vite, elle s’intensifie, monte en température, devient étouffante. Le bois vibre, gémit, comme s’il était vivant, parcouru d’une tension contenue depuis trop longtemps. Une odeur âcre de fumée envahit l’air. Et alors que je garde désespérément mes mains plaquées contre la porte, une lumière rougeoyante nait de la surface, couve, puis s’élance. Les premières flammes.
Et là je me souviens. Enfin.
Ce n’était pas un cauchemar. Pas une illusion. C’était réel.
Le feu explose presque sous mes mains, brutal et affamé. Je recule d’un bond, le cœur au bord de l’implosion, et tombe à la renverse, le dos heurtant le sol carrelé. La chaleur m’écrase d’un seul coup, violente, suffocante. L’air est devenu un poison qui lacère mes poumons, et le monde s’effondre dans une tempête de flammes et de cendres.
J’entends à peine les voix. D’abord étouffées, lointaines, comme si elles venaient de l’autre côté d’un rêve. Puis plus proches. Urgentes. La femme hésite, me regarde une dernière fois de ses yeux glacés, avant de disparaître. Deux silhouettes surgissent dans l’encadrement embrasé : Suwan et Antoine. Leur arrivée déchire le chaos comme une lame trop bien aiguisée.
Suwan se jette vers moi. Son visage est tendu, déformé par la peur et la colère. Ses bras m’enlacent avec une brutalité protectrice, et je sens la force de son étreinte, l’urgence de son geste. Il murmure quelque chose, un mot, un nom, je ne suis pas sûre. Puis il ferme les yeux.
Un souffle court. Le feu s’éteint d’un seul coup.
Et nous ne sommes plus là.
Antoine, derrière-lui, les mains encore levées, s’approche. Et le monde bascule une dernière fois. Une lumière blanche m’aveugle et tout disparait. Plus de douleur. Plus de feu. Juste le néant.
Je flotte.
Encore une fois, tout devient noir. Ou peut-être gris. Un gris trop dense pour être du vide. Un gris qui pulse, respire, vibre sous ma peau.
Je me retrouve face à la masse. Face à Ashmole.
Cette chose sans forme et sans contour. Une entité de matière visqueuse, noire comme l’oubli, vaste comme l’univers. Il n’est plus menaçant. Il n’a jamais eu besoin de l’être. Il est inévitable. Insondable. Il m’enveloppe d’une attention étrangère, glaciale, mais jamais cruelle.
Il me regarde sans yeux. Attend sans impatience.
Je baisse la tête. Dans ma main droite, toujours refermée, je sens l’opale. Même ici. Même dans cet entre-deux. Elle pulse, obstinée. Des fils lumineux remontent le long de mon bras comme des veines d’or, plus vifs que le feu. Ils sont en moi. Ils me consument.
Je sais ce que je dois faire.
Je serre la pierre plus fort, une dernière fois. Comme si je pouvais y retenir quelque chose. Ma vie. Mon passé. Samuel.
L’opale brûle. Et dans cette brûlure, je ressens encore la trace de lui. De nous. Du mensonge. De ce dont il voulait me protéger.
Je ferme les yeux. Et je lâche.
La pierre chute dans un vide que je ne vois pas. Un vide absorbé par Ashmole. La matière noire l’engloutit sans bruit. Elle disparait. Je sens un vide dans ma paume, un froid violent remonter le long de mes os, et avec lui une paix étrange. Comme un dénouement. Je reste là, suspendue dans l’irréel.
- J’espère… j’espère qu’on se reverra, je murmure dans un souffle qui ne franchit même pas mes lèvres. Dans de meilleures circonstances.
Je ne sais pas si je parle à l’entité. Ou à Samuel.
Peut-être un peu des deux.

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