Partie 28 - Samuel
Je ne sais même plus depuis combien de temps je suis là. Deux mois. Peut-être plus. Le temps s’est dilué, foutu dans cette cellule humide et sans lumière. On m’interroge tous les jours. Parfois, ils me frappent. Parfois, c’est juste des mots. Des menaces. Des promesses de merde qui se glissent dans chaque recoin de ma tête. Mais je ferme ma gueule. Je ne balance rien. Pas Suwan, pas la cause. Rien. Parce que c’est tout ce qui me reste. Et je préfère crever que de leur filer.
Je suis à bout. Complètement. Chaque geste me coûte un putain d’effort. Chaque respiration, une lutte. Je suis fatigué. Vide. Comme si on avait pompé toute ma force. Il n’y a plus rien, juste de la poussière et des os qui s’entrechoquent. Mes bras, mes jambes sont lourds, engourdis. Parfois, je me demande si ce corps est encore à moi, ou si c’est juste une carcasse que je traine.
La douleur, elle est là. Toujours. Sourde, rampante, tenace. Les blessures s’empilent les unes sur les autres, jamais le temps de cicatriser. Pas le temps. Pas d’espace pour ça. Une brûlure sur le flanc droit. Un coup au ventre. Des contusions qui se déforment sur ma peau. Mais je tiens. Parce que tomber, c’est leur donner raison.
Il y a un gars qui vient tous les jours. Un putain de mec de la Confrérie. Un des interrogateurs. Il ne parle pas, il me regarde juste. Et ça, ça me fout la gerbe. Ce calme, cette certitude dans ses yeux. Comme s’il savait que j’allais finir par craquer. Il croit qu’il m’a déjà. Il croit que la douleur, ça suffit pour me briser.
Il se trompe.
Il m’a dit un jour que je ne pourrais pas tenir éternellement. Que la fatigue finirait par me faire craquer. Avec ce ton condescendant, comme si j’étais déjà à moitié cassé. Ce mec, il croit tout savoir. Mais il se plante. Je tiens encore. Peut-être pas pour toujours, mais pour l’instant, ouais. Il croit que j'ai tout perdu. Il croit que j’ai rien. Mais ce qu’ils veulent, c’est mon esprit. Et tant que mon esprit tient, ils ne m’auront pas.
Ils ont essayé de briser mon corps. Ils ont essayé de me faire parler. Mais ils ne m’ont pas eu. Pas encore.
Je suis assis là, dans l’ombre, le dos contre le mur froid, les mains attachées dans le dos. La douleur me flingue, mais je la serre dans ma gorge. Je m'enferme dans ma tête. Chaque fois que la porte s’ouvre, je ferme les yeux. Je me concentre. Je pense à Suwan. À tout ce qu’il a fait pour moi. À tout ce qu’il représente. C’est pour lui que je tiens. Pour lui et pour la foutue promesse que je lui ai faite. Je ne vais pas l’abandonner. Pas maintenant. Pas après tout ce qu’on a traversé ensemble.
Je ne les laisserai pas me faire parler. Pas maintenant. Jamais.
Je ferme les yeux. M’ancre dans les souvenirs. C’est là que je trouve la force. Pas dans la souffrance, mais dans ce que je sais être juste. Dans ce que je crois. Et dans ce que je dois protéger.
La douleur, le froid, tout ça, ça disparaît un peu quand je pense à eux. À ceux qui comptent. Ceux qui croient en ce qu’on fait. Je peux le faire. Je peux tenir. Parce que Suwan m’a appris à ne jamais flancher. À ne jamais céder. Même quand tout est déjà en morceaux.
Alors je laisse les secondes s’étirer, les heures se fondre dans cette cellule trop sombre pour la lumière. Et je me répète, encore et encore : je tiens. Tant que je tiens, ils ne gagnent pas. Tant que je tiens, je reste vivant.
Je ne sais pas pourquoi ça me revient maintenant. Peut-être parce que la fatigue me bouffe comme une rouille lente. Peut-être à cause d’Alexia, ou de cette foutue impression que tout recommence. Que tout se rejoue. Le même piège, la même peur au ventre. Moi, toujours au mauvais endroit, incapable de bouger. Comme avant. Comme ce môme planqué dans un placard à attendre que le pire passe.
Mon père, Alexandre. Prof de sciences politiques dans une fac indépendante. Un truc qui n’était pas affilié au Conseil. Un vrai intello. Ma mère, Lucie. Historienne. Pas des rebelles façon roman d’action, pas des super-héros. Mais putain, ce qu’ils savaient manier les mots… Leur voix comptait. Le genre de voix qui dérange, parce qu’elle fout la lumière là où le Conseil préférerait qu’on reste dans le noir. Qu’on ne sorte jamais de la caverne.
Ils bossaient avec Suwan. Pas pour foutre le feu à tout, non. Ils voulaient réveiller les consciences, ouvrir les yeux des Bêtas. Leur expliquer qu’on pouvait vivre autrement. Ils croyaient à ça, à une révolution douce. Des idéalistes, ouais. Des dangereux idéalistes, si tu demandes au Conseil.
Et ils ont flippé. Évidemment qu’ils ont flippé.
Ils ont appelé ça un duel de passation. Un de ses rituels à la con où un Bêta puissant peut défier un membre du Conseil pour prendre sa place. Sauf que ce n’était qu’une couverture, un beau petit mensonge officiel. Une exécution maquillée. Une purge bien propre. Et Suwan, lui, savait. Mais il n’a pas pu l’empêcher.
Ce matin-là, je me rappelle, mon père portait sa veste grise. Celle qu’il ne mettait jamais. Trop formelle. Il voulait avoir l’air digne, je crois. Il a embrassé ma mère, puis moi. Un sourire crispé presque faux. Suwan était là, silencieux comme toujours, mais son regard disait tout. Un putain d’orage qui grondait derrière ses yeux.
Retransmission obligatoire. En direct. Toutes les cellules Bêtas la regardaient. Propagande bien huilée. Ma mère a laissé l’écran allumé. Elle voulait que je voie. Que je comprenne.
Mon père est entré seul dans l’arène, face au Conseil. Aucun garde, aucun témoin neutre. Face à lui, Irena, cette garce glaciale qui contrôlait les vents comme une déesse de mauvais augure. Il n’a même pas eu le temps de parler. Elle l’a balancé contre un pilier avec une rafale. Puis une autre. Jusqu’à ce que son corps s’effondre et ne bouge plus.
Pas un mot. Pas une foutue hésitation.
Ma mère a regardé l’écran un long moment. Puis l’a éteint. Elle n’a rien dit. Elle m’a juste serré contre elle. Je sentais ses mains trembler. Son cœur cogner. Et j’aurais voulu disparaitre dans ce silence-là, ne jamais en sortir.
Le lendemain, elle s’est remise au boulot.
Pas un cri. Pas une larme devant moi. Elle a repris l’impression, les messages codés, les contacts discrets. Elle avait ce regard vide et brûlant à la fois. Elle n’attendait plus rien. Elle voulait juste que la vérité continue à circuler, coûte que coûte. Elle s’est transformée en machine de résistance.
Suwan passait souvent. Il parlait peu. Mais je voyais qu’il la regardait avec du respect. Une forme de reconnaissance triste, comme s’il voyait en elle tout ce qu’il avait perdu. Ils se disputaient parfois. Souvent même. Sur les méthodes, sur les choix. Mais dans le fond, ils étaient du même bois.
Et puis… il y a eu cette nuit.
Une de ces nuits où il pleut juste assez pour t’agacer les nerfs, avec les gouttes qui cognent doucement contre les tuiles. Ma mère m’a réveillé doucement. Trop doucement. Je l’ai tout de suite senti. Elle m’a pris par la main, sans un mot. Elle m’a conduit sous l’escalier, dans ce vieux placard qu’elle avait déjà préparé, sans que je le sache.
Elle savait.
- Tu ne sors pas tant que je ne suis pas revenue, a-t-elle murmuré. Tu restes caché. Tu bouges pas Samuel, c’est compris ?
Je n’ai pas dit un mot. J’ai hoché la tête, et elle a refermé la porte.
Il faisait noir. Ça puait le bois humide, le vieux linge et la poussière. Je grelottais, mais pas à cause du froid. J’ai collé mon œil contre la serrure. Je ne voulais pas voir. Mais j’ai regardé quand même. Parce que je ne pouvais pas faire autrement.
Le type est entré comme une ombre. Grand, musclé, le bras gauche brillant, recouvert de métal fondu. Un putain de Bêta qui pouvait manipuler les métaux comme de la pâte à modeler. Ils avaient envoyé un assassin. Pas un soldat. Pas un messager. Un tueur.
Ma mère s’est dressée devant lui. Pas un pas en arrière. Elle a dit quelque chose que je n’ai pas entendu. Il a levé le bras. Un filet d’acier a jailli. Elle a esquivé. Une fois. Deux. La troisième lame s’est plantée dans son flanc.
J’ai mordu ma manche pour pas crier.
Elle est tombée à genoux. Du sang plein les mains. Et elle a continué à le fixer, jusqu’au bout. Comme si elle le jugeait. Comme si elle refusait de mourir sans le défier du regard.
Il l’a transpercée encore.
Et elle est tombée.
Je ne pouvais plus respirer. Mon cœur tapait comme un marteau. J’avais l’impression que mes entrailles allaient sortir par ma bouche. Je n’étais qu’un môme pétrifié, planqué dans un placard, à regarder sa mère crever sans rien pouvoir faire.
Quand Suwan est arrivé, c’était déjà foutu. Il n’a pas eu besoin de parler. Il n’a pas crié. Il a juste franchi le seuil, en silence, comme s’il savait exactement ce qu’il allait trouver. L’air vibrait encore de cette espèce de tension électrique laissée par la lutte. Une odeur de fer chaud et de sang frais.Acide, écœurante, presque poisseuse. Le corps de ma mère gisait au sol, tordu comme si le souffle s’était figé en elle. Une tache de sang s’élargissait sous son flanc, lentement, comme une encre noire sur une page déjà condamnée.
Il s’est approché. A genoux, il a effleuré son cou du bout des doigts, comme pour s’assurer, ou peut-être juste pour lui dire adieu. Son visage ne bougeait pas, mais ses mâchoires étaient serrées à s’en fendre l’os. Il est resté là un moment, penché au-dessus d’elle, et j’ai cru que le temps s’arrêtait, suspendu à ce silence trop lourd pour un gamin comme moi.
Puis il s’est tourné vers moi.
Vers le placard.
Je me suis figé. Je savais qu’il allait m’ouvrir. J’avais plus de larmes, plus de souffle. Juste des frissons partout, des tremblements qui partaient de mes genoux et montaient jusqu’à mes dents. J’avais l’impression d’être à la fois en dehors de mon corps et coincé dedans. Prisonnier de moi-même.
La porte a grincé, lentement, presque doucement, comme si elle s’ouvrait sur un secret qu’on n’a jamais envie de dévoiler.
Nos regards se sont croisés.
Et là, je ne sais pas ce qu’il a vu. Peut-être un môme au bord de la rupture. Peut-être un gosse déjà cassé de l’intérieur. Peut-être un gamin qui venait de comprendre à quoi ça ressemblait, la vraie perte. La merde qu’on peut plus effacer. Le genre de blessure qui reste. Qui pourrit. Qui s’enkyste.
Il n’a pas reculé. Il n’a pas baissé les yeux. Il a juste tendu les bras, lentement, comme si c’était moi qui devais décider. Et moi, j’ai rien dit. Je suis sorti du placard comme un pantin, j’ai marché jusqu’à lui, et il m’a attrapé.
Pas doucement. Pas comme un père. Plutôt comme un roc qui empêche un corps de tomber en miettes.
Je me suis écroulé contre lui. Je me rappelle son manteau, l’odeur de pluie et de cendre, sa main dans mon dos, ferme, lourde, réelle. Il n’a pas murmuré de conneries du genre « ça ira, je suis là, tu n’es pas seul ». Il savait très bien que rien n’irait. Que le vide était déjà là, qu’il s’était logé quelque part entre ma cage thoracique et ma gorge, et que j’allais devoir vivre avec.
Ce jour-là, il ne m’a pas pris en charge.
Il m’a pris en main.
Il a fait de moi quelque chose de plus dur, de plus aiguisé. Pas pour me réparer. Pas pour apaiser mes cauchemars. Mais pour que je sois capable d’enfiler mes douleurs comme une armure.
Il m’a éduqué, ouais. Il m’a appris à lire entre les lignes, à me battre, à manipuler les mots et les silences. Il m’a formé à survivre dans un monde où la justice, c’est un luxe de naïf. Il m’a appris à ne plus attendre qu’on me tende la main. À la tendre moi-même… pour mieux la refermer si on voulait me la briser.
Et moi, je l’ai laissé faire.
Parce que je ne voulais plus jamais me retrouver planqué derrière une foutue porte, les yeux rivés à une serrure, impuissant, minable, inutile.

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