Partie 29
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis ma chute. Mon corps tout entier flotte dans une fatigue sourde, comme engourdi sous des couches de coton. Quand je rouvre les yeux, l’infirmerie m’accueille d’un silence pesant. La lumière est tamisée, filtrée à travers des stores que personne n’a pris soin de redresser. L’air sent le désinfectant, les plantes médicinales et un peu la cire. Ma main droite repose à l’extérieur de la couverture, vide. L’opale n’est plus là. Mon bras est encore parcouru de nervures rouges, comme si les fils de lumière qu’elle avait dessinés sous ma peau n’étaient pas tout à fait partis.
Je me redresse avec difficulté, le souffle court, la gorge sèche. Ma tête tourne légèrement, mais mon esprit est clair. Trop clair. Je me souviens de tout. Ashmole. La matière noire, cette conscience étrange. Samuel sous mes yeux, ou du moins, son visage. L’illusion, la persuasion, le choix. Et cette brûlure qui menaçait de me consumer vivante si je ne laissais pas l’opale partir. Je l’ai lâchée. J’ai cédé. Je ne sais pas si c’était un acte de lâcheté ou de survie, mais au fond de moi, quelque chose s’est brisé.
Je demande à voir Antoine.
Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais, en prononçant son nom. Peut-être à des réticences, un refus net. Peut-être à une explosion de colère, à un Suwan tendu qui exigerait de comprendre pourquoi. Mais au lieu de ça, il me répond avec une lassitude profonde, sans hausser le ton, sans détourner le regard.
- Il n’est plus là, dit-il simplement. Disparu il y a quelques jours. Sans prévenir.
Je le fixe, sans bien savoir s’il me dit la vérité. Mais Suwan ne ment jamais. C’est sa règle, une constante dans ce monde déformé où plus rien ne tient debout. Et pourtant, je sens bien qu’il me cache quelque chose. Pas un mensonge. Une omission. Il sait que j’ai changé. Il a vu ce que l’opale a provoqué. Peut-être devine-t-il ce que je commence à soupçonner, sans parvenir à l’admettre pleinement.
Antoine a disparu. Il a quitté le pensionnat deux jours après mon effondrement. Il n’a laissé aucune note, aucun message, aucune trace. Disparu comme il est venu. J’ai du mal à y croire. Il n’est pas du genre à fuir. Il est… méthodique. Contrôlé. Trop contrôlé. Et surtout, il est le Mnémorion. Celui qui a effacé mes souvenirs. Celui qui m’a laissé dans l’ombre pendant toutes ces années. Je voulais le confronter, comprendre pourquoi. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir choisi d’intervenir, de m’effacer, de me cacher la vérité ? Pourquoi avoir menti à ma mère ? Pourquoi m’avoir trahie ?
Mais je n’aurai pas ces réponses. Pas tout de suite. Peut-être jamais.
Je n’en parle pas à Suwan, mais je me sens différente. Depuis mon contact avec l’opale, quelque chose a changé en moi. Une brume s’est dissipée, une densité nouvelle circule dans mes veines, et avec elle, des réminiscences étranges. Comme des instincts qui ne m’appartiennent pas. Des souvenirs que je ne reconnais pas. Et surtout, une fatigue profonde, comme si mon corps portait soudain un poids que je n’avais jamais senti jusque-là.
Je ne parle pas de mon pouvoir. Pas encore. Pas tant que je ne l’aurai pas défini, observé, délimité. Pas tant que je ne comprendrai pas sa nature, son origine, ses limites. Il est trop flou encore, trop volatile, et j’ai besoin de temps pour moi. De réponses. De savoir.
Suwan décide de mettre l’entraînement en pause. Il garde l’opale loin de moi, sous surveillance, comme s’il avait peur d’un second accident. Ou d’une rechute. J’ignore ce qu’il a vu dans mon corps inerte. Ce que l’infirmier lui a dit. Mais je sais que quelque chose a changé dans son regard. Ce n’est pas de la peur. Plutôt une forme de prudence, presque scientifique. Comme s’il observait une créature nouvelle et inattendue.
Tout est calme, trop calme. Mes souvenirs sont encore flous, comme balayés par une tempête. Pourtant, il reste des traces. Des images persistantes, des braises dans la nuit. L’apparition d’Ashmole, la chaleur menaçante de l’opale, et cette sensation étrange d’être tiraillée entre la mort et quelque chose d’infiniment plus ancien que moi.
Je suis en vie. Et pour l’instant, c’est la seule chose que je peux affirmer sans trembler.
Je garde le silence, pendant plusieurs jours peut-être. Curtis et Ronan me rendent visite chaque matin avant leurs cours, s’assurent que je vais bien, essayent de me remonter le moral. Suwan ne me presse pas, il reste discret, presque absent. Il ne me parle pas de ce qu’il a vu. Ni de ce qu’il a compris. Moi non plus. Il y a quelque chose dans son regard, de la prudence, de l’inquiétude peut-être, que je ne veux pas creuser. Pas tout de suite. Je sens que nous avons vu la même chose, ressenti les mêmes émotions. Mais chacun en a tiré ses propres conclusions.
Et moi, je veux des réponses.
Alors, je me rends à la bibliothèque du pensionnat. Ce n’est pas un lieu quelconque. Les rayonnages sont d’un bois sombre et ancien, patinés par le temps, inclinés par endroits, comme s’ils avaient traversé des siècles. Les vitraux diffusent une lumière douce, colorée, qui tombe sur les chandeliers encore suspendus, et qui fait danser des ombres sur les murs. L’air sent le papier ancien, la poussière, et un parfum subtil de cire. Les tables massives sont éparpillées, couvertes de livres et de parchemins. Chaque pas résonne doucement sur le sol de pierre, comme si l’endroit retenait son souffle. Il y a quelque chose d’intemporel ici, hors du monde, où l’on peut chercher sans être dérangé.
Et c’est ce que je fais. Je cherche.
Au début, je ne sais pas vraiment quoi consulter. J’erre entre les rayons, laisse mes doigts effleurer les tranches. J’espère tomber sur un nom. Un indice. Quelque chose qui me parlerait de mon père. De qui il était. De ce que je suis. J’ai cette idée idiote que tout est peut-être écrit quelque part, noir sur blanc. Mais bien sûr, rien n’est aussi simple.
Je consulte des livres sur les pouvoirs, sur leur transmission. Sur l’hérédité chez les Bêtas. J’apprends que les gênes sont importants, oui. Mais qu’ils ne suffisent pas. Il faut des déclencheurs. Des environnements favorables. Des émotions fortes. Ce que nous devenons dépend autant de notre sang que de ce que nous vivons. C’est frustrant. Et terriblement humain, au fond.
Et puis je tombe sur ce livre.
Un vieux volume poussiéreux, oublié entre deux traités de biologie et un atlas des lignes énergétiques. La couverture est d’un brun éteint, sans titre, et il craque doucement quand je l’ouvre. Les premières pages sont manuscrites, comme un journal ancien. Mais plus j’avance, plus je comprends qu’il ne s’agit pas d’un simple recueil. Ce sont des récits, des témoignages, des fragments de mémoire arrachés à une époque révolue. Des noms reviennent, encore et encore : Marcus, Morgane, Gaïa.
Je n’ai jamais entendu parler d’eux.
Ce ne sont pas des figures historiques mentionnées dans les cours – pas que j’en aie eus, d’ailleurs – mais leur présence dans ces pages a quelque chose d’imposant. Le ton est presque religieux. Comme s’ils avaient été vénérés… ou redoutés.
D’après le livre, ils auraient été les premiers, les plus puissants. Des êtres capables de manipuler les éléments, l’esprit ou le cycle de la vie dans son ensemble. On les appelait les Alphas. Pas comme une classe sociale ou un titre honorifique, non. C’était un état, une nature à part. Quelque chose de primitif et de total. Le récit parle de Marcus, maître du feu, de la terre, de l’eau et de l’air, capable de fusionner les éléments à volonté. De Morgane, qui entrait dans l’esprit des gens comme on pousse une porte. De Gaïa, dont le pouvoir était si vaste qu’il touchait la naissance et la mort.
Mais même eux n’étaient pas éternels.
La légende raconte qu’ils ont disparu, pulvérisés par leur propre puissance. Leurs corps, incapables de contenir ce trop-plein d’énergie, se seraient désintégrés sous l’effort. Mais ce n’est pas ça qui me frappe le plus.
Avant leur fin, ils auraient eu des enfants.
Et c’est là que l’histoire prend une tournure étrange. Aucun de leurs descendants n’a hérité de toute leur puissance. Pas un seul. Chacun ne manifestait qu’un don unique, isolé. Un pouvoir dilué. Fragmenté. Une étincelle au lieu d’un feu. Et Marcus n’a jamais supporté cette idée.
Il aurait passé les dernières années de sa vie à tenter de « résoudre » ce problème. À chercher, comprendre, expérimenter. Il voulait que ses enfants puissent retrouver l’état Alpha. Il aurait mené des recherches, des croisements, des tests. Rien ne semble avoir fonctionné.
Et finalement, c’est la peur des humains qui aurait mis fin à tout ça.
Ils disaient qu’il allait trop loin. Qu’il était instable. Dangereux. Il est mort traqué, chassé comme une bête, alors même qu’il pensait approcher de la solution. Le livre ne dit pas ce qu’il a trouvé. Ou s’il a trouvé quoi que ce soit. Juste qu’il est mort seul. Et que ses recherches ont été interdites, effacées, oubliées.
Je reste longtemps à fixer la dernière page. Il n’y a rien de spectaculaire dans l’écriture. Rien d’ésotérique. Juste des faits, rapportés avec froideur. Mais je sens que ça me concerne. Que je ne suis pas tombée sur ce livre par hasard.
Et même si Suwan ne m’a jamais parlé de tout ça, je commence à entrevoir son objectif.
Pas forcément moi. Pas forcément maintenant. Mais je suis une pièce sur son échiquier. Une variable étrange. Et s’il cherche à recréer un Alpha, je dois comprendre ce que cela signifie… et si j’en fais partie.
Je referme le livre avec précaution. Le cuir de la couverture gémit doucement sous mes doigts. Mes mains sont froides. Mon souffle, irrégulier. Le monde autour de moi semble flou, comme si tout avait perdu un peu de sa substance. Ce que j’ai lu m’obsède déjà. Une vérité ancienne, une obsession transmise de génération en génération, que Suwan, peut-être, poursuit à son tour. Est-ce que je suis un outil pour lui ? Une graine encore informe, à modeler jusqu’à ce qu’elle prenne la forme désirée ? Je secoue la tête. Non. Ce serait trop simple. Et trop injuste. Suwan est bien plus complexe que ça. Mais ce doute, cette possibilité, elle est là, plantée dans mon esprit.
Et je suis fatiguée de réfléchir. Fatiguée de chercher dans le passé des réponses qui ne suffisent jamais à apaiser le présent.
Alors, pour la première fois depuis longtemps, je quitte la bibliothèque.
Je traverse les couloirs du pensionnat sans me presser. Il fait gris dehors, une lumière pâle filtre à travers les grandes fenêtres. L’air a une odeur de pluie sur la pierre, ce parfum d’humidité qui colle aux vêtements. Les autres élèves doivent déjà être installés au réfectoire. J’hésite à y aller. Pendant des jours, j’ai évité les lieux communs. Je ne voulais pas voir leurs regards, leurs murmures. J’étais un fantôme, et ça m’allait très bien. Mais aujourd’hui, j’ai besoin de retrouver quelque chose de concret. Même si ce n’est que l’odeur d’un plat tiède et le bruit des fourchettes contre les assiettes.
Quand j’entre dans le réfectoire, plusieurs têtes se lèvent. Un silence, léger mais perceptible, s’abat sur quelques tables. J’avance sans les regarder. Je sens leurs yeux sur moi, comme des projecteurs. Certains m’observent avec une curiosité prudente, d’autres avec une pointe de crainte. Je comprends. J’ai pris l’opale. J’ai crié dans les couloirs. J’ai disparu. Puis je suis revenue. Et dans ce pensionnat, les rumeurs courent plus vite que le vent.
Je scanne la salle rapidement. Et je les repère. Curtis, affalé contre le dossier de son banc, en train de jongler avec un petit fruit entre ses doigts, l’air de s’ennuyer. Ronan, concentré sur son assiette, les sourcils froncés comme s’il était en train de résoudre une équation existentielle entre deux bouchées. Ils ne m’ont pas vue encore.
Je m’approche de leur table sans un mot, et je m’assieds en face d’eux.
Curtis relève la tête, me dévisage un instant, surpris. Puis un léger sourire fend son visage.
- T’as décidé de réintégrer les vivants ? demande-t-il avec une ironie douce.
Je hausse les épaules. Je n’ai pas envie d’expliquer. Il comprend. Il n’insiste pas.
Ronan me tend une assiette sans un mot, et je la prends, reconnaissante. Ce n’est pas grand-chose, un gratin tiède, du pain un peu trop sec, mais c’est un geste simple. Une main tendue dans le silence. Son regard me touche, silencieux mais attentif. Je sens la chaleur qu’il émet, sans qu’il dise un mot.
On ne parle pas de ce qui s’est passé. Pas tout de suite. Pas maintenant.
Mais je sens sa présence. Je sens que je peux m’y appuyer. Je suis encore au bord du gouffre. Mais ce soir, je ne suis pas seule.
Et c’est déjà un début.

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