Partie 30
Je ne sais pas pourquoi je choisis ce moment précis. Peut-être parce que le silence est devenu trop lourd. Peut-être parce que leurs regards, bien qu’empreints de pudeur, trahissent une attente patiente et bienveillante. Une semaine que je mange avec eux sans rien dire de ce qu’il s’est passé. Une semaine qu’ils me laissent tranquille, respectant cette bulle invisible autour de moi, sans jamais forcer les choses.
Mais ce soir, alors que le réfectoire bruisse doucement de conversations et de rires étouffés, quelque chose en moi lâche. Peut-être est-ce la lumière dorée du soir qui filtre à travers les grandes vitres, adoucissant les traits de Curtis et Ronan. Peut-être est-ce leur présence, constante et rassurante, qui finit par entamer la carapace que je m’étais fabriquée. Je repose ma fourchette, lève les yeux vers eux. Ronan mâchouille distraitement un morceau de pain, Curtis tripote l’étiquette de sa bouteille d’eau. Ils lèvent la tête d’un même mouvement quand je prends la parole, presque à voix basse.
- Je ne vous ai jamais remerciés d’être restés.
Ronan hausse les épaules avec ce petit sourire qui le rend tout de suite plus doux. Un frisson passe dans mon dos, et mon cœur bat un peu plus vite. Le souvenir de son regard, de ses doigts sur ma peau, de son souffle dans cou, tout s’invite dans mon esprit. Mes joues chauffent légèrement.
- C’est ce que font les amis, non ?
Mon cœur se serre un peu. Je n’avais pas l’impression que nous simplement… amis.
- Ouais, t’as pas besoin de nous remercier, ajoute Curtis. Mais… si t’as envie de parler, on est là.
Je hoche la tête, puis inspire lentement. C’est difficile de trouver les mots justes, de remettre de l’ordre dans ce chaos intérieur. Je leur parle de l’opale d’abord, de cet entraînement étrange avec Suwan, de l’impossible : cette pierre, catalyseur d’un autre Bêta, que je tiens dans ma main sans que rien ne m’arrive. Du pouvoir qui semble s’y loger, de l’étrange écho qu’elle provoque en moi.
Curtis fronce les sourcils.
- Attends… tu veux dire que tu l’as prise, et que t’es toujours là pour en parler ?
- J’aurais dû tomber dans le coma. Mourir peut-être. Mais… rien. J’ai eu des visions, une impression d’ancienneté, de mémoire… mais rien de ce que les livres décrivent.
Je poursuis. Je parle d’Ashmole. De cette entité noire, visqueuse, sans forme fixe, qui m’a parlé sous les traits de Samuel. De la nuit de l’incendie. Des souvenirs qu’il m’a montrés. La terreur, la femme dans les couloirs, les flammes, Suwan, Antoine. Leur arrivée. La mémoire effacée.
Ronan m’écoute sans rien dire, les coudes posés sur la table, la tête légèrement penchée. Ses yeux suivent chacun de mes gestes, et à chaque fois que nos regards se croisent, un léger trouble m’envahit. Curtis semble plus agité, il remue sur sa chaise, son regard passe de moi à son assiette vide, comme s’il essayait d’absorber tout ce que je viens de dire.
- Tu crois que c’est quoi, ton pouvoir ? demande-t-il finalement.
- Je ne sais pas. Justement. C’est ça que je veux comprendre. Pourquoi je peux tenir un catalyseur ? Pourquoi je n’ai toujours pas manifesté de don alors que… tout ça… ça devrait être impossible.
Ronan se redresse lentement. Il me lance un regard rapide, intense. J’ai l’impression que le temps se fige un instant. Je détourne les yeux pour dissimuler mes joues rouges.
- Alors on va chercher.
- On va t’aider, renchérit Curtis.
Un soulagement diffus se répand dans ma poitrine. Ils ne rient pas, ne doutent pas, ne me prennent pas pour une folle. Ils croient en moi, peut-être même plus que moi-même.
Nous ne traînons pas au réfectoire. A peine les assiettes débarrassées, Curtis lance un regard à Ronan, puis à moi, comme un signal silencieux. Il n’y a rien à ajouter. Le genre de silence complice qui n’appelle aucune justification. Il nous reste une heure avant le début du cours d’histoire, nous devons être efficaces. Les garçons se lèvent, et je le suis en direction de la bibliothèque.
Je connais le chemin par cœur. Je n’en suis plus à me perdre entre les rayonnages. A force d’y venir, j’ai apprivoisé les lieux : l’odeur rassurante du papier ancien, le craquement des fauteuils un peu trop usés, le souffle discret de l’air brassé par les grandes fenêtres mal isolées. La bibliothèque n’est plus un mystère, c’est mon refuge depuis des semaines. Un espace où je peux poser mes questions sans craindre de croiser un regard en biais ou un soupir agacé. C’est ici que je tente chaque jour de démêler qui je suis. Il n’y rien de nouveau dans notre venue, si ce n’est la présence rassurante de Curtis et Ronan à mes côtés. Leur soutien rend l’effort un peu moins vertigineux. Et Ronan… la simple proximité de sa présence me fait sentir plus légère, plus ancrée. Un frôlement de sa main sur le livre que nous partageons me fait lever les yeux, et je surprends un éclair de chaleur dans ses pupilles.
Nous prenons place dans un coin reculé, près d’une fenêtre qui donne sur les jardins intérieurs. Ronan s’assoit en tailleur sur le tapis délavé, plusieurs livres ouverts autour de lui comme s’il construisait un autel du savoir. Curtis est affalé dans un fauteuil qui couine sous son poids, son carnet sur les genoux, un stylo mâchouillé entre les dents. Moi, je suis assise par terre, adossé à une étagère branlante, les jambes repliées. Le soleil filtre à travers les vitres, dessinant des bandes dorées sur les pages ouvertes.
- T’as vraiment tenu l’opale de Suwan ? murmure Curtis en fronçant les sourcils, comme s’il avait encore du mal à y croire.
- Elle s’est activée. J’ai senti l’énergie circuler… comme si elle m’avait reconnue.
Ronan lève un sourcil sans quitter son livre des jeux.
- Mais t’as toujours pas de pouvoir déclaré, souligne-t-il. C’est pas censé être impossible, ça ?
- Tu n’as jamais rien ressenti ? Aucun signe, même léger ? demande Curtis.
Je secoue la tête. Pas de manifestation claire, pas d’accident incontrôlable… Enfin, rien que je sois prête à regarder en face maintenant. Ce feu, je l’ai vu jaillir de mes mains. Mais ce souvenir-là, je le garde enfoui. Ce n’est pas le moment. Et puis, ce n’était peut-être qu’un dérapage, un cauchemar de plus. J’en ai trop.
- Non. Rien de concret.
Mais au fond de moi, une autre idée s’accroche, tenace. Et si les cachets que ma mère me faisait prendre n’étaient pas là pour le sommeil ? Suwan l’a dit. Peut-être qu’ils servaient à éteindre quelque chose. Quelque chose qui brûle encore.
Ronan tapote un vieux manuel annoté de marque-pages décolorés.
- J’ai trouvé un chapitre sur les catalyseurs. C’est technique, mais on y apprend des trucs intéressants, annonce-t-il en tournant quelques pages. Tiens. Là : « Une fois activé, un catalyseur établit une résonance énergétique unique avec le noyau émotionnel de son porteur. Cette résonance, stabilisée par une signature magique propre, devient un canal exclusif de connexion. Toute tentative d’interférence externe entraîne une surcharge du circuit, provoquant un rejet brutal, et allant de la syncope à la désintégration cellulaire partielle ».
- Charmant… grimace Curtis.
Je tends la main et touche distraitement la cicatrice pâle sur ma paume, là où l’opale m’a laissé sa marque. Nous repartons plus profondément dans nos lectures. Je feuillette les pages avec attention, essayant de comprendre ce qui cloche. Ronan et Curtis sont concentrés sur le même livre. Nous nous relayons pour trouver une réponse, une explication de ma différence, mais chaque page semble nous conduire à plus de questions.
Ronan est le premier à lever la tête, les sourcils froncés, un livre en particulier entre les mains.
- Attendez une seconde, dit-il en se redressant. Il y a quelque chose qui m’échappe.
Je m’approche, curieuse. Curtis aussi se penche sur l’épaule du garçon, et je vois un frémissement dans ses yeux, comme s’il avait trouvé quelque chose d’important. Mon regard croise celui de Ronan un instant, et je sens cette chaleur familière me remonter aux joues. Sans un mot, presque imperceptiblement, je sens une légère pression sur ma joue, comme une caresse portée par l’air lui-même. Un petit sourire passe entre nous, silencieux et complice, et je comprends que ce n’est pas un simple hasard : il est là, attentif, présent, et ce geste discret est pour moi seul.
- C’est quoi ? je demande, mon cœur accélérant un peu.
Ronan pointe du doigt une partie du livre, et je me penche pour regarder. Les mots qui s’impriment dans ma tête sont durs à saisir au premier coup d’œil. La phrase me frappe, mais je n’ai pas tout compris.
- Ça parle des catalyseurs, des spécificités qui leur sont liées. Mais… il y a un détail qui ne colle pas, murmure-t-il. Dans tous les chapitres que je lis sur ces pierres, c’est toujours la même chose.
Mon ventre se serre. Ce n’est pas bon signe. Et si même les livres ne savent pas, alors comment suis-je censé comprendre ce qui m’arrive ?
- Dans tous les livres, sans exceptions, il est clairement dit qu’un Bêta ne peut toucher le catalyseur d’un autre sans provoquer de graves lésions. C’est un rejet immédiat : le catalyseur sature et décharge tout ce qu’il a. Aucun Bêta ne peut supporter ça. Sauf toi…
Mon cœur loupe un battement. Pas une trace, pas une seule référence d’un catalyseur partagé, d’un Bêta qui a survécu, rien. Et Ronan a raison. Moi, je n’ai pas ressenti ce choc. L’opale… elle ne m’a pas tuée. Enfin, pas aussi rapidement qu’elle aurait dû le faire. Juste ce contact froid, puis une sorte de calme, une tranquillité qui m’a envahie.
- Ça veut dire quoi ? demande Curtis en fronçant les sourcils, son regard posé sur moi.
J’essaie de réfléchir, mais rien ne me semble logique. La pensée d’un corps défaillant, d’un rejet impossible, tout ça me hante. Pourtant, je me souviens parfaitement du moment où j’ai tenu l’opale. Elle n’a pas brûlé mes mains. Elle ne m’a pas rejetée. Elle m’a… acceptée ?
- Peut-être que… je commence, mais les mots se bloquent dans ma gorge. Peut-être que je suis différente.
Je me fige. Pourquoi est-ce que je pense ça ? Pourquoi ai-je cette sensation étrange de savoir que la réponse est là, sous mes yeux, mais qu’elle m’échappe encore ? Comme une évidence.
Ronan se tourne alors vers Curtis, l’air perplexe. Il semble réfléchir à ce que je viens de dire.
- Si tu es différente, alors ce qu’il y a quelque chose dans ton patrimoine Bêta qui ne fonctionne pas comme les autres. Un truc au niveau du gène, ou de son activation.
Je me retiens de frissonner. Peut-être qu’il dit vrai. Mais alors, qu’est-ce qui cloche ? Pourquoi moi et pas un autre ?
Je jette un regard à Curtis, mais il semble aussi troublé que moi. Il pose la main sur le livre de Ronan, pensif.
- Ce n’était pas de la chance, murmure-t-il. C’est… autre chose.
Je ne peux détacher mes pensées de l’opale. De la sensation étrange, presque familière, quand mes doigts se sont refermés autour d’elle. Pourquoi n’ai-je pas été foudroyée ? Pourquoi moi ? La question tourne en boucle, mais aucune réponse ne vient jamais. Et puis, comme un écho lointain, l’hypothèse de Suwan refait surface : les cachets. Ces satanés pilules que je prenais chaque soir… Et s’ils avaient vraiment agi sur mon potentiel ? Pas seulement pour l’endormir, mais pour en altérer un autre ? Et si l’opale avait réagi non pas à ce que je suis… mais à ce que je suis devenue malgré moi ? L’idée me glace. Peut-être que je ne suis pas une anomalie. Peut-être que je suis un produit modifié.
Je fixe Ronan, espérant qu’il se ravise, qu’il ajoute un « mais » salvateur, une exception, une note en bas de page oubliée. Mais il ne dit rien. Je sens juste cette présence, ce soutien tranquille, qui me traverse comme un souffle chaud. Curtis se redresse brusquement et claque le livre qu’il avait posé en équilibre sur ses genoux.
- On va être à la bourre pour le cours d’histoire, dit-il en jetant un coup d’œil à son téléphone.
Je sursaute. L’information a mis un moment à traverser ma concentration, comme si elle avait dû creuser son chemin à travers toutes les hypothèses qui s’empilent dans ma tête.
- J’avais oublié ce foutu cours… grogne l’autre garçon en se relevant. On reprend demain ?
- Demain, je réponds dans un souffle, l’esprit ailleurs.
Mais une fois en cours, mes pensées refusent de rester accrochées au présent. Les mots du professeur résonnent dans le vide, étouffés par l’écho des théories que nous avons évoquées à la bibliothèque. Je suis incapable de me concentrer. Tout ce que j’entends, ce sont les échos de nos discussions, les termes techniques, les hypothèses bancales. Et au milieu de tout ça, l’opale. Toujours l’opale.
Elle ne me quitte pas. Ni l’image de sa lumière étrange, ni la sensation qu’elle m’a laissée au creux de la paume, comme une empreinte invisible. Je sens son absence comme un vide, une faille dans mon souffle.
Toute la journée, j’essaye de penser à autre chose. Je m’efforce de suivre les cours, de parler normalement, de manger comme si tout allait bien. Mais dès que je m’arrête, dès que le silence revient, elle est là. L’opale. Sa chaleur, sa clarté, l’impression fugace que, pendant une seconde, tout avait un sens.
Plus les heures passent, plus je sens ce besoin s’infiltrer dans mes veines. Une urgence douce, insidieuse. Je veux la revoir. La tenir encore. Comprendre.
La soirée tombe doucement sur le pensionnat. Les couloirs se vident, les lumières s’éteignent une à une. Le silence se répand dans les dortoirs comme une brume épaisse. Dans ma chambre, il n’y a que le bruit feutré du vent qui s’infiltre par les interstices de la fenêtre. Les volets grincent légèrement, mais je ne les ferme pas. Je reste allongée sur le dos, les yeux grands ouverts, fixant le plafond dans l’obscurité.
Je ne dors pas. Je ne peux pas. Mes pensées tournent en rond, comme enfermées dans une cage trop étroite. L’opale m’obsède. Sa chaleur, son éclat, ce sentiment de complétude que j’ai ressenti quand je l’ai tenue… C’est comme une mélodie que je serais incapable d’oublier. Elle m’a appelé, elle m’a reconnue. Et pourtant, elle n’est pas à moi.
Je ferme les yeux, mais ça ne change rien. Je la revois, posée sur la paume de ma main vivante, presque vibrante. Mon cœur bat plus fort. Et je sais. Je sais que je ne pourrai pas me contenter de souvenirs. J’ai besoin de la revoir. Juste une fois. Pour comprendre. Pour être sûre que je n’ai pas rêvé.
Je me redresse, lentement, repoussant la couverture. La fraîcheur de la nuit me cueille au passage, mais elle ne suffit pas à me dissuader. J’enfile un pull, glisse mes pieds dans mes baskets. La chambre est plongée dans le noir, mais je pourrais trouver mon chemin les yeux fermés. La poignée tourne sans bruit. Dans le couloir désert, mes pas sont étouffés par le tapis central. Le pensionnat dort. Pas un bruit. Pas une lumière. Et pourtant, je me sens éveillée comme jamais.
Le bureau de Suwan est à l’étage inférieur, derrière une porte discrète qu’on remarque à peine si on ne la cherche pas. Je descends prudemment, le cœur battant un peu trop fort dans ma poitrine. Chaque craquement du parquet me semble assourdissant, comme si le bâtiment lui-même voulait me trahir. Mais je continue. Je suis décidée.
Je pose la main sur la poignée. Elle est froide, métallique. Un instant, j’hésite. Mais le doute n’a plus de place. Je l’ouvre doucement.
L’obscurité m’accueille comme une vieille amie. La pièce est vide, silencieuse. L’odeur du bois ancien, des papiers et de la poussière flotte dans l’air. La lumière pâle de la lune filtre à travers les volets entrouverts, découpe des ombres étranges sur les murs. Je referme la porte derrière moi.
Je m’avance vers le bureau. Rien n’a changé. Des piles de dossiers soigneusement rangées, des livres anciens, un sablier en verre. Je fouille sans bruit, précautionneusement. Tiroir après tiroir, je cherche cette lueur, ce battement familier, ce souffle vibrant que l’opale m’avait transmis. Mais je ne trouve rien. Pas la moindre trace de la pierre.
Je m’accroupis, ouvre le dernier tiroir. Il résiste un peu, comme s’il n’avait pas été ouvert depuis longtemps. Et là, au fond, quelque chose accroche la lumière. Une photo. Une vieille photo un peu jaunie par le temps.
Je la sors avec précaution. Dessus, Suwan est plus jeune. Ses cheveux noirs ne sont pas encore striés de blanc, et son visage n’a pas cette fatigue grave qu’il porte aujourd’hui. À ses côtés, un homme souriant tient un petit garçon dans ses bras. Ils ont l’air heureux, presque insouciants. Sur le dos de la photo, une écriture fine au feutre noir : Alexandre et Samuel, 2009.
Je reste figée un instant. Le prénom résonne en moi comme une onde. Samuel. Je le regarde, minuscule, accroché au cou de cet homme, son père, sûrement. Je pense à lui. À sa voix, à son regard, à cette distance qu’il garde toujours entre lui et le reste du monde. Qu’est-ce qu’il est devenu, là-bas, loin d’ici ? Est-ce qu’il pense à moi ? Est-ce qu’il va bien ? Ou est-ce qu’il est perdu dans un monde aussi sombre que celui que je devine autour de nous ?
Je m’installe dans le fauteuil, le cadre toujours entre les mains. Il y a quelque chose d’étrangement apaisant dans cette scène figée. Un écho d’un passé que je ne connaîtrai jamais, mais qui semble si proche. Je pose la photo contre moi, ferme les yeux, et laisse le sommeil m’envahir doucement, comme une brume lente et silencieuse.

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