Partie 31

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Le matin, la lumière tamisée filtre à peine par les rideaux. Je suis là, étendue sur le fauteuil, l’épaule endolorie à force de l’avoir appuyée contre le bois du bureau de Suwan. Mes yeux s’ouvrent dans un flou qui n’a pas tout à fait disparu, la brume du sommeil me rendant encore un peu étrangère à ce qui m’entoure. Je suis fatiguée, vidée par la nuit passée. Mais quelque chose me réveille brusquement. Le bruit de la porte qui s’ouvre, le creux d’une silhouette qui entre dans la pièce.

C’est lui. Suwan. Il s’arrête juste au seuil, m’observant d’un regard étonnamment calme, sans la moindre surprise. Comme s’il s’attendait à me trouver là. Ou comme s’il savait que, tôt ou tard, je finirais par franchir une ligne de plus. Rien ne bouge dans son expression, rien ne trahit ce qu’il pense. Seulement ce calme implacable qu’il garde en toute circonstance. Je fronce les sourcils, totalement désorientée. Je n’avais pas l’intention de dormir ici. Pas dans ce fauteuil, avec la lumière froide du matin qui m’agresse. C’est comme si je n’étais pas prête à me réveiller dans ce monde, à retrouver ma réalité.

  • Qu’est-ce que tu fais ici ?

Sa voix est calme, un peu sèche, comme si cette question ne faisait que perturber un ordre bien établi dans son esprit. Suwan entre d’un pas lent, sans se presser, mais je sens qu’il me scrute déjà. Il se tient dans l’encadrement de la porte, silhouette nette contre la lumière pâle, impeccable dans sa tenue habituelle. Rien chez lui ne semble avoir changé, comme si tout restait sous contrôle.

Je m’éloigne un peu du bureau, me redressant dans un mouvement maladroit. C’est étrange de me retrouver ici, de me retrouver face à lui, alors que tant de questions tourbillonnent dans ma tête. Je ne sais pas quoi lui dire. Ce n’est pas comme s’il ne savait pas que j’étais une intruse dans son espace. Mais là, aujourd’hui, je n’ai pas envie de jouer la comédie. Je n’ai pas envie de feindre une désinvolture qui sonne faux, à la fois trop ancienne et trop étrangère pour moi.

Mes yeux se posent de nouveau sur la photo. Le sourire discret de Suwan, l’éclat doux dans le regard de l’homme à côté de lui, la manière dont il sert le bébé contre lui. Il y a quelque chose d’intime, de vrai dans cette image. Je fixe longuement ce petit visage flou aux joues rondes, sans savoir pourquoi une douleur sourde me serre la poitrine. Un père qui tient son fils. Une image simple, banale peut-être, mais que je n’ai jamais eue pour moi.

Je me rends compte que je ne me souviens même plus de son visage. Mon père. Parti quand j’avais quatre ans. Il n’y a pas de photo dans les tiroirs, pas de souvenir dans une boîte. Juste un vide. Une absence qu’on m’a toujours demandé d’accepter sans poser de questions. Et moi, j’ai obéi. Parce qu’on m’a appris que certaines histoires ne valent pas la peine d’être racontées. Qu’on ne revient pas sur ce qui fait mal. Mais maintenant… maintenant que j’ai vu ça, cette trace de tendresse figée sur papier glacé, je me demande s’il m’a tenu la main lui aussi, s’il m’a porté dans ses bras, ne serait-ce qu’une seule fois, s’il a pensé à moi en partant.

Mon cœur bat plus fort. Une colère discrète, glacée, m’envahit. Pas contre Suwan, ni contre l’homme sur la photo. Contre celui qui n’a laissé aucune trace. Celui qui a disparu sans que je puisse demander pourquoi.

Je me trouve un peu bête, est surtout beaucoup trop vulnérable. Il ne me parle toujours pas, attend que je m’explique, avec cette même patience qu’il a toujours eu. Finalement, je me lance. Tout déverse en moi, tout s’échappe avec cette fluidité que je ne contrôle pas. Les mots se forment, ils quittent mes lèvres avant même que je les formule dans ma tête.

  • Mon père m’a abandonnée. Il est parti quand j’avais quatre ans, sans un mot, sans un regard en arrière. Et ma mère…

Je laisse la phrase s’éteindre d’elle-même, comme une bougie qu’on souffle dans le noir. Je baisse les yeux, prise de court par ce que je viens de dire. Ce sont des vérités que je n’ai jamais vraiment formulées avant.

  • Elle est froide, j’assène. Il n’y a jamais eu de place pour moi dans son monde. Elle ne m’a jamais vue, elle ne m’a jamais regardée comme une fille… seulement comme une version imparfaite d’elle-même. Elle… elle est trop distante, trop…

Je me perds dans mes mots, dans cette réalité amère que je n’avais jamais osé affronter.

Je le vois réagir à mes paroles, mais il ne dit rien. Son regard est aussi tranchant qu’à l’habitude, mais il y a une lueur d’attention dans ses yeux, une forme de curiosité peinée presque furtive.

Je me sens un peu démunie sous son regard, et pourtant, il y a un soulagement immense à être écoutée, à ce qu’un silence me réponde plutôt que des jugements ou des regards de pitié. Alors, je continue, m’ouvrant un peu plus, comme si tout cela devait sortir. J’ai tellement de choses à dire.

  • Je… je n’ai jamais vraiment su pourquoi je me sentais seule, pourquoi il m’était impossible de savoir où je me place dans leur monde. Et Samuel…

Je me mords la lèvre. Son nom s’échappe avec une facilité qui me perturbe.

  • Je n’ai pas su comment le voir, comment le comprendre. D’une certaine manière, il a sauvé ma vie, mais… c’est comme si… il m’échappait. Tout ce que je ressens pour lui…

Suwan m’interrompt d’un geste, d’un mouvement presque imperceptible. Je m’arrête net.

  • Samuel a été arrêté par la Confrérie, lâche-t-il comme une sentence. Si nous ne faisons rien, il subira le même sort que ses parents.

Une ombre passe dans ses yeux. Je n’ai pas le temps d’assimiler ce qu’il vient de dire. L’information frappe avec violence, d’un éclair, écrasant toutes mes pensées. Samuel, en danger. Comme ses parents. Je vois, dans l’éclat de son regard, cette colère sourde, cette rage contrôlée qu’il ne laisse jamais vraiment transparaître.

  • Ils ont capturé Samuel pour lui soutirer des informations, et ils comptent le briser jusqu’à ce qu’il révèle tout ce qu’il sait. La Confrérie ne fait pas dans la demi-mesure. Ils ont vu ses parents comme une menace. Ils feront de même avec lui.

Suwan se fige un instant, le regard perdu dans le vide. Il s’appuie contre le bois du bureau.

  • Alexandre… était mon meilleur ami.

Je relève les yeux. Il ne me regarde pas. Il fixe la photo, comme s’il s’adressait à elle plus qu’à moi.

  • On s’est rencontré à l’université. Deux têtes brûlées. Deux gamins arrogants convaincus de pouvoir changer le monde. Moi, j’étais fasciné par les catalyseurs, les mécanismes de transmission, les potentialités dormantes dans le génome Bêta. Lui, c’était un orateur né. L’esprit le plus brillant que j’aie jamais connu. Il lisait trois livres à la fois, et trouvait toujours le lien que personne n’avait vu.

Sa voix est presque posée, mais je capte une tension dans ses épaules, dans la manière dont sa main se crispe légèrement sur le bord du bureau.

  • On a travaillé ensemble pendant des années. On rêvait d’un monde où les Bêtas ne seraient plus à genoux devant la Confrérie. Alexandre croyait à la parole. Moi, je croyais à la science. On se complétait. Lucie est arrivée un peu plus tard. Une stratège. Méfiante, mais brillante. Elle avait compris, elle, que le système ne changerait pas avec des idées. Il fallait des actes. C’est elle qui nous a poussé à sortir de l’ombre.

Il marque une pause. J’ai l’impression qu’il cherche ses mots, ou qu’il lutte contre quelque chose. Une image, peut-être.

  • Le Conseil a fini par nous remarquer. Ou plutôt, par nous craindre. Alexandre parlait trop fort, et trop bien. Il donnait de l’espoir. Alors ils ont organisé un duel de passation. Une mascarade. Tu sais ce que c’est ? C’est censé être un affrontement entre un membre du Conseil vieillissant et un Bêta prometteur. Un rite, pour renouveler les rangs. Mais cette fois, c’était une condamnation. Alexandre n’a rien vu venir.

Un silence lourd tombe. Je sens ma gorge se nouer.

  • Lucie s’est enfuie avec Samuel dans les heures qui ont suivi. Elle savait qu’ils viendraient pour elle aussi. Pour ce qu’elle savait. Pour ce qu’elle représentait. Ils ont attendu quelques mois, juste assez pour lui faire croire qu’elle était en sécurité. Et puis ils ont envoyé leur assassin. Un manipulateur de métal, l’un des plus cruels. Il l’a traquée jusque dans leur planque. Lucie l’a vu arriver, alors elle a caché Samuel dans un placard.

Je retiens ma respiration. Je visualise l’enfant, recroquevillé, tétanisé, les yeux grands ouverts, retenant ses larmes, écoutant sa mère se faire massacrer de l’autre côté de la porte.

  • Je suis arrivé trop tard. La porte était défoncée, l’appartement sans dessus-dessous. Et Samuel était là, dans le noir, tremblant, couvert de sang qui n’était pas le sien. Il ne disait rien. Pas un mot. Il avait dix ans. Dix.

Cette fois, sa voix vacille. Une fraction de seconde. Puis, il reprend, plus froid.

  • Je l’ai pris avec moi. J’ai fait ce que j’ai pu. Mais tu sais ce que c’est. On ne recolle pas un enfant brisé, on lui apprend à marcher autrement.

Je sens une chaleur étrange me monter dans la gorge. Ce n’est pas seulement de la pitié. C’est un poids. Une responsabilité. Quelque chose de plus grand que moi.

  • Et maintenant, tu penses qu’ils vont lui faire la même chose, je murmure avec difficulté.
  • Je sais qu’ils vont le faire, dit-il simplement.

Il croise enfin mon regard. Et dans ses yeux, je vois cette colère sourde, contenue, qui n’a pas vieilli d’un jour.

  • S’ils ne l’ont pas déjà fait.

Je baisse les yeux. Le silence retombe, dense et visqueux. J’entends juste le tic-tac assourdi de l’horloge derrière moi et le froissement à peine perceptible du papier entre mes doigts. La photo pèse lourd dans ma paume. Trop lourde pour ce qu’elle est. Trop de choses s’y entassent. Des souvenirs qui ne sont pas les miens. Des absences, des silences, des vies dérobées.

Suwan se tait. Ses bras sont croisés contre sa poitrine, mais il n’est pas fermé. C’est une manière de se contenir, de ne pas exploser. Je le vois dans sa mâchoire crispée, dans ses pupilles un peu trop fixes. Il ne crie pas, ne frappe rien. Il est plus dangereux que ça. Il pense.

  • Tu crois qu’on peut encore le sauver ? je demande d’une voix basse, rauque, sans même vraiment réfléchir.

C’est une question idiote. Humaine. Il m’observe longuement. Son regard fouille, gratte, interroge, mais il ne dit rien tout de suite. Puis, il hoche lentement la tête.

  • Tant qu’il est en vie, oui. Mais on doit agir maintenant. S’ils décident de l’effacer, ou de le briser… ce sera terminé.

Il marque une pause, puis ajoute, comme une promesse :

  • Et je ne les laisserais pas faire.

Il me regarde une dernière fois, puis se détourne et commence à ranger quelques papiers sur son bureau, presque machinalement. Comme s’il avait besoin de retrouver une forme d’ordre. De logique.

Moi, je reste là. Immobile. Mon regard glisse à nouveau vers la photo abandonnée sur le cuir usé du fauteuil. Alexandre. Samuel enfant. Et Suwan, un peu plus jeune, le même air grave. Je m’efforce d’imaginer la vie qu’ils ont partagée. Le poids des luttes, des secrets. L’effort constant de protéger quelque chose qui dépasse l’entendement. Puis, je pense à mon propre père. Celui qui n’apparaît sur aucune photo, dans aucun souvenir net. Celui qui s’est effacé de ma vie avant même que je sois capable de comprendre ce que cela voulait dire.

Je serre les dents.

Tout s’emmêle dans ma tête. Peur, colère, frustration. Un appel sourd. Profond. Besoin viscéral de comprendre. D’enfin choisir mon propre camp.

Suwan se redresse, attrape la photo et me la tend. Je la prends sans rien dire.

  • Garde-la si tu veux, souffle-t-il. Tu comprendras peut-être certaines choses avec le temps.

J’acquiesce. Et dans ce geste simple, je sais que quelque chose vient de basculer. Lentement, mais sûrement. Je range la photo dans la grande poche de mon pull. Elle crisse un peu, se froisse contre le tissu, mais j’y tiens. Elle cogne doucement contre ma hanche. Présente. Lourde.

Je prends une grande inspiration avant de me tourner vers la porte.

  • Je vais me préparer.

Suwan m’offre un sourire triste et hoche la tête.

  • Reviens ici dans une heure, annonce-t-il en retrouvant sa fermeté.

Je quitte le bureau, pieds nu sur le carrelage tiède, les bras croisés sur ma poitrine. Il est temps d’affronter ce monde, de mettre les pieds dans le plat.

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