Partie 32 - Samuel

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Je ne sais même plus depuis combien de temps je suis ici.

Les jours se mélangent, les nuits s’étirent, et mes repères foutent le camp un à un. C’est peut-être ça, le but. Me désorienter. Me tordre la cervelle jusqu’à ce que je perde le nord. Mais je tiens bon. Je serre les dents. Je crève de fatigue, mais je tiens. Pour Suwan. Pour elle.

La cellule pue l’humidité et la peur. Pas la mienne, celle des autres. Elle s’accroche aux murs, aux dalles fendues, au métal moisi des grilles. J’ai arrêté de me débattre contre le froid qui me ronge les os. J’ai arrêté d’espérer. Mais je me cramponne. Parce que je sais ce qu’ils veulent, et je ne suis pas prêt à le leur donner.

Ils ont fini par envoyer leur chien le plus sadique : l’Illusionniste.

Un foutu Bêta capable de te coller dans la tête ce qu’il veut. Des voix, des visions, des souvenirs qui te vrillent le crâne et te retournent les tripes. La première fois qu’il est entré, j’ai pas compris. J’ai cru que je devenais dingue tout seul.

J’entends la voix de ma mère avant même de la voir.

  • Samuel… Sam, cours, vite… Cache-toi, mon cœur, cache-toi !

Sa voix sature, se déforme, comme une vieille cassette qu’on aurait trop écoutée. Et puis le hurlement. Celui qui m’a marqué à vie. Celui que j’ai entendu derrière la porte du placard, les mains plaquées sur mes oreilles, en vain. Je revois ses cheveux tirés par le Bêta aux lames, le sang qui éclabousse le sol, le regard vide. Le bruit métallique. La douleur dans mes tempes.

Je sais que c’est faux. Que ce n’est qu’un souvenir trafiqué. Mais mon corps, lui, s’en fout. Il tremble, il sursaute. Il se souvient.

Ensuite, c’est mon père.

Il est debout, droit comme un piquet, face au Conseil. Sa voix tonne, claire, convaincue. Il parle de liberté, de justice, du devoir moral de désobéir. Puis le piège. Le duel de passation. Les rafales meurtrières dans l’arène, puis le silence. Il s’écroule, et mon cœur se serre comme si j’y étais encore.

Et l’Illusionniste en remet une couche. Parce que ce bâtard sait que ça ne suffit pas.

Alors il l’amène, elle.

Alexia.

  • Sam… Tu ne m’as jamais protégée.

Elle est là, dans la cellule, dos collé au mur. Ses cheveux en bataille, ses mains liées dans le dos. Elle me regarde sans ciller, et j’ai envie de hurler. Ce n’est pas vrai. C’est un foutu mensonge, une illusion de merde.

  • À cause de toi, je suis coincée ici, dans ce monde de merde… Tu n’aurais jamais dû revenir dans ma vie.

Je me lève, titube, mes poings serrés tremblent. Je veux frapper quelque chose, m’arracher les yeux. Mais elle continue.

  • Tu ne m’as jamais dit la vérité. Tu n’as rien fait pour moi.

Je ferme les yeux, mais ça ne sert à rien. Elle est toujours là. Le timbre de sa voix, l’odeur de sa peau, ce putain de vert dans ses yeux. L’Illusionniste a tout reproduit à la perfection.

Et puis elle se consume. Elle s’effondre dans les flammes et j’ai le souffle coupé.

Je hurle.

Mais personne n’entend ici.

Personne sauf lui.

J’entends la porte s’ouvrir avant même qu’elle grince. Le bruit est trop net, trop réel pour venir de l’Illusionniste. Mes yeux, pourtant lourds de fatigue, s’ouvrent d’un coup. Je ne me redresse pas. Ça fait mal de bouger, et de toute façon, j’ai appris que ça ne sert à rien.

Eishen entre. Il ferme la porte derrière lui, lentement, comme s’il marchait sur des éclats. Il me regarde. Longtemps. Son regard glisse sur mes bras lacérés, mes côtes saillantes, le coin de ma lèvre éclatée. Il ouvre la bouche. La referme.

  • Tu devrais pas être là, je crache, la voix râpeuse.

Il ne répond pas tout de suite. Il reste planté là, comme s’il ne reconnaissait plus ce qu’il voit. Tant mieux. C’est réciproque.

  • Merde, Sam… souffle-t-il.

Ce surnom. Il ose. Je ris. Un rire sec, creux, qui me déchire la gorge. Je me redresse un peu, dos au mur, chaque mouvement allumant un feu dans mes côtes.

  • Fallait y penser avant de me balancer, non ? J’ai pas changé d’avis entre la cave et la cellule.

Il se frotte le visage, mal à l’aise. Il porte un manteau noir, trop propre pour cet endroit. Il sent le savon, le cuir, l’extérieur. La liberté.

  • Je ne savais pas qu’ils… que t’étais traité comme ça.
  • Sérieux ? Tu bosses pour eux, Eishen. Tu pensais quoi ? Qu’ils allaient me servir du thé et des putains de biscuits ?

Il serre les mâchoires. Je vois la tension dans ses épaules. Il n’aime pas ce qu’il voit. Trop tard. Fallait y penser quand il m’a regardé en silence pendant mon arrestation, quand il n’a pas levé le petit doigt.

  • Tu leur as donné quoi ? demande-t-il, plus doucement.

Je le fixe. Longtemps.

  • Rien.

Il cligne des yeux.

  • Comment ça, rien ?
  • J’ai dit : rien. Ni Suwan, ni le pensionnat, ni Alexia. Rien.

Son nom le fait tressaillir. J’enfonce la lame.

  • Tu crois quoi ? Que j’allais vous les livrer ? Que j’allais parler ? Vous pouvez m’écorcher vivant, j’en ai plus rien à foutre. Mais vous ne l’aurez pas.

Il s’approche. Trop près. Je vois ses cernes, ses doutes, ses regrets qui commencent à ramper dans ses gestes.

  • J’ai fait une connerie, murmure-t-il. Je voulais pas que ça aille aussi loin.
  • Et pourtant, t’as marché. Avec eux. Comme ton père, non ?

Il détourne les yeux. Touché. Bien.

  • Je vais essayer d’arranger ça, dit-il, mais sa voix est creuse.

Je ris encore. Un ricanement qui me tire un filet de sang de la lèvre.

  • Me fais pas rire. Y a rien à arranger. Ils ne me laisseront jamais sortir. Et toi… t’as pas les couilles de les affronter.

Un silence. Un de ceux qui pèsent lourd, qui grattent la gorge. Puis il fait un pas en arrière.

  • Tu sais que j’essaie.
  • Ouais. Et moi je suis le putain de roi des Bêtas.

Il baisse les yeux. Il sait que j’ai raison. Il sait que c’est trop tard. Qu’il n’y aura pas de retour. Pas pour moi.

Il tend une main, mais ne me touche pas.

  • Je suis désolé.

Je ferme les yeux. Parce que j’ai plus la force de le haïr. Plus la force d’y croire.

  • Casse-toi, Eishen.

Il reste figé un instant, puis tourne les talons. La porte se referme derrière lui avec un bruit mat. Un de plus. Une promesse vide.

Je reste là. Seul. Écrasé sous ma propre peau. Mes pensées glissent vers Alexia. Elle doit me croire mort. Ou pire. Elle doit m’en vouloir de l’avoir laissée seule dans ce foutu monde. J’espère qu’elle est avec Suwan. Lui au moins, il saura la protéger.

Mais si elle savait. Si elle savait ce que je suis devenu. Un pantin tordu, brisé, rongé de l’intérieur. Un type qui, chaque nuit, entend hurler sa mère sans pouvoir la sauver. Qui revoit son père s’effondrer encore et encore. Qui serre les poings chaque fois que son visage surgit dans l’ombre, tordu par la peur ou par la douleur.

Et qui ne peut rien faire.

Absolument rien.

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