Partie 33
La chambre est silencieuse, seulement traversée par le souffle du vent qui s’engouffre par la fenêtre entrouverte. Je reste un long moment immobile, assise sur le bord du lit, jambes repliées, mains crispées autour des genoux. Les murs semblent respirer avec moi, comme s’ils absorbaient mes pensées, mes souvenirs.
Depuis que je suis arrivée dans ce pensionnat, tout s’est enchaîné si vite. Et pourtant, chaque instant m’a forgée. Les journées solitaires, les regards hostiles, les tensions et les secrets, la peur constante de ne pas être à la hauteur… Tout cela m’a conduite ici, à cet instant précis, où l’inconcevable semble soudain possible.
Je repense à Samuel. A la nuit de l’incendie. A Suwan et à Antoine qui m’ont sauvée, et au poids de la vérité que j’ai dû affronter depuis. Je repense aux entraînements impossibles, à l’opale, à ce que j’ai touché et compris malgré moi. Chaque peur, chaque doute, chaque douleur, chaque étincelle d’espoir a laissé une empreinte, une préparation silencieuse. Et maintenant, je sens au fond de moi que je suis prête. Prête à affronter le Conseil, prêt à plonger dans le monde dangereux de la Confrérie, prête à sauver Samuel.
Je me lève et me dirige vers la fenêtre. Le soleil est haut dans le ciel, inonde la cour de ses rayons. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression que tout ce que j’ai vécu n’était pas en vain. Que tout ce chaos, toute cette confusion, tout ce qui semblait m’écraser, m’a en fait armée. J’inspire profondément, laissant le vent effleurer mes joues. Une certitude étrange, solide comme un roc, s’installe dans ma poitrine : je ne suis plus la même qu’il y a deux mois. La peur n’a pas disparu, mais elle est devenue un moteur. Une énergie qui me pousse à avancer, à ne plus reculer.
Mes mains glissent sur le rebord de la fenêtre, et un léger frisson me parcourt. Je sais ce que je dois faire. La peur n’est pas un obstacle, c’est un signal. Une preuve que ce que je m’apprête à accomplir est réel, et nécessaire. Et malgré l’inconnu qui m’attend dehors, malgré le danger imminent, une part de moi savoure cette sensation de pleinitud. Je suis prête. Prête à me battre, prête à choisir, prête à exister pleinement dans ce monde qui m’a tant éprouvée.
Un léger grattement à la porte me tire de mes pensées.
- Alexia ? souffle une voix familière.
Je me retourne. Ronan se tient là, dans l’encadrement de la porte, les mains légèrement crispées sur le bois, comme s’il redoutait de franchir ce seuil. Ses yeux cherchent les miens, hésitants, et je sens une chaleur monter à mes joues. Mon cœur s’emballe, et je réalise avec un pincement que ce n’est pas seulement la peur de la mission qui m’électrise. C’est lui. Toujours lui.
- Tu ne devrais pas être là… je murmure, alors que ma gorge se noue.
Il avance d’un pas, et son regard ne me quitte pas. Son visage est illuminé par les rayons du soleil que la fenêtre laisse entrer. Chaque nuance de ses traits me semble soudain infiniment proche, presque fragile.
- Je sais, mais… je ne peux pas te laisser y aller seule, Alexia. Pas cette fois, pas pour ça.
Je baisse les yeux. Mon cœur bat si fort que je crains qu’il l’entende. Ses mots réveillent quelque chose en moi. Une urgence. Une tendresse retenue depuis des semaines. Je ne peux plus nier ce que je ressens pour lui. Tout ce que nous avons partagé, tout ce que je ressens quand il est là, tout ce trouble… c’est bien plus que de l’amitié.
Il s’approche encore, et je distingue ce léger tremblement dans sa main, la manière dont il hésite avant de franchir la distance qui nous sépare. Il lève doucement la main, et sans un mot, ses doigts effleurent ma joue. La caresse est si légère qu’elle pourrait disparaitre avec le souffle du vent. Mais elle laisse une chaleur qui me fait frissonner. Mon regard se relève vers le sien, et dans ce silence suspendu, tout devient clair.
- Ronan, je…
Je n’ai pas le temps de finir. Son autre main trouve la mienne, et nos doigts s’entrelacent. Il s’incline lentement, comme pour mesurer ma réaction. Je sens mon souffle se suspendre. Mon cœur battre à la limite de l’éclatement. Tout en moi réclame ce contact, ce moment volé à l’inquiétude, à la peur, à la mission qui nous attend.
Puis ses lèvres se posent sur les miennes. Douces d’abord, hésitantes, comme pour confirmer que ce n’est pas un rêve. Je frémis contre lui, mes mains cherchant instinctivement son visage, ses épaules. Le baiser s’approfondit, devient plus urgent, plus passionné, comme si chaque seconde pouvait être la dernière. Mes joues brûlent, mon souffle se mêle au sien, et je sens cette tension de désir et de peur, ce mélange enivrant de tendresse et de passion, me submerger complètement.
Ses mains glissent dans mes cheveux, mes bras se referment autour de sa taille. Le monde entier s’efface : il n’y a plus que lui et moi, nos cœurs battant à l’unisson, nos corps tremblant de cette intensité que nous n’avons jamais osé franchir. Et même si la mission qui nous attend pourrait nous séparer à jamais, je savoure chaque instant. Chaque souffle. Chaque battement.
Quand nous nous séparons enfin, haletants, nos fronts collés, je sens encore la chaleur de ses lèvres sur les miennes, et je sais que ce baiser n’était pas qu’un geste. C’était une promesse silencieuse, fragile et brûlante à la fois : nous sommes là, maintenant, et rien ne pourra effacer ce que nous ressentons.
- Alors, prête ? murmure-t-il avec un léger sourire.
Je hoche la tête, le souffle court, mes doigts toujours entrelacés aux siens.
- Plus que jamais, dis-je.
Suwan nous attend dans le réfectoire silencieux. Les autres membres de son escouade sont là : Curtis, Nao… et Evelyne. Chacun respire une tension contenue, mais une détermination palpable.
Suwan me fixe d’un regard pénétrant. Il croise les bras, hésite un instant, comme pour peser le pour et le contre.
- Alexia, commence-t-il d’une voix grave. Tu as risqué ta vie à deux reprises depuis que je t’ai emmenée ici. Et ton expérience avec l’opale… tu n’es pas encore rétablie.
Je serre la mâchoire, prête. Je ne vais pas reculer maintenant.
- Je sais, mais je ne vais pas rester les bras croisés alors que Samuel risque sa vie, dis-je, la voix ferme.
Suwan secoue la tête, impassible. L’inquiétude est palpable dans son regard.
- Tu ne comprends pas… Même si tu te sens prête, aucun pouvoir ne s’est déclaré chez toi. Et ce que tu as subi avec l’opale, c’était dangereux. Trop dangereux.
Nao s’avance légèrement, son expression décidée.
- Et pourtant, je soutiens qu’elle est prête, intervient-il. Regardez-la. Elle s’est adaptée, elle a survécu à ce pensionnat, aux épreuves. Alexia n’est pas faible. Elle a appris à affronter la peur et la douleur. Elle est plus endurcie que beaucoup ici.
Curtis reste silencieux un instant, le regard perdu dans le vide.
- Le futur est avec elle… murmure-t-il dans un souffle. Et il sera toujours du côté de ceux qui osent.
Un frisson me parcourt. Entourée de mes amis, je sens une force que je n’avais jamais connue. Ronan à mes côtés, Nao et son soutient, Curtis avec son assurance énigmatique… je ne suis plus seule. Et cette certitude semble faire reculer une part de doute dans le regard de Suwan.
Il pousse un long soupir.
- Très bien, dit-il enfin. Tu viens. Mais tu m’écoutes, et tu ne prends aucun risque inutile.
Je hoche la tête avec un sourire.
Evelyne croise les bras, les yeux plissés, renfrognée. Sa présence est un rappel constant de ma défiance. Pourtant, même elle ne peut nier la cohésion du groupe et la force que je dégage, renforcée par mes amis. Elle lance un regard vers moi, neutre, presque contrainte de reconnaître que je ne suis pas si faible qu’elle le pensait.
Ronan me frôle le bras en passant derrière moi, discret, mais la chaleur de ce contact suffit à me rassurer. Il n’y a plus de doute : je suis à ma place. Et pour la première fois depuis longtemps, je sens que rien ne pourra nous arrêter.
Suwan se redresse et tape dans ses mains, brisant la tension.
- Écoutez-moi attentivement. Aujourd’hui, nous allons récupérer Samuel. Ce ne sera pas facile. La Confrérie est puissante, mais vous l’êtes aussi. Vous avez tous grandi, appris à vous dépasser.
Il me fixe un instant, et je sens qu’il mesure chaque mot.
- Chacun de vous a sa force. Ensemble, vous êtes plus forts que n’importe quel obstacle. Alors, avancez, tenez-vous prêts, et faites ce que vous savez faire. Nous sommes là pour nous soutenir, pour protéger ce qui compte.
Un silence s’installe, mais il n’est pas pesant. Il est plein de tension, de détermination. Je sens mon cœur battre plus vite, mais ce n’est plus la peur : c’est l’envie, l’énergie. Entourée de Curtis, Ronan et Nao, je me sens prête. Même la présence d’Evelyne, avec son air renfrogné et sa maîtrise impressionnante, me donne de la force.
Suwan tend la main et l’opale apparaît, suspendue au-dessus de sa paume comme si elle flottait dans un halo de lumière. Mon souffle se coupe instantanément. La pierre s’illumine, comme si elle réagissait à ma présence. Sa lueur s’intensifie, plus vive, presque vivante, comme si elle battait au rythme de mon cœur. Une chaleur douce et persistante pulse le long de mon bras. Exactement là où elle a laissé sa trace.
Suwan ouvre un portail, et le vide nous engloutit. La chute m’emporte dans un vertige lumineux, où le passé, le présent et l’avenir s’entremêlent. Mon cœur bat à tout rompre. Mais je sais que je suis prête. Nous allons retrouver Samuel.

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