Partie 35

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Curtis se laisse tomber dans un fauteuil, comme si ses jambes ne savaient plus tout à fait comment fonctionner. Ronan l’observe à distance raisonnable. Nao s’est adossé au mur, les bras croisés, le regard sombre. Et moi, je sens mon cœur battre trop vite.

La chambre est grande, trop propre, trop silencieuse. Tout parait étrangement contenu, comme un lieu prévu pour qu’aucune émotion ne déborde. Et pourtant, il n’y a que ça ici. De la peur. De l’impatience.

Suwan se place face à Curtis. Pas trop près. Pas trop loin. A une distance exacte, maitrisée, calculée. J’ai déjà remarqué ça chez lui, cette manière d’occuper l’espace comme si chaque mouvement était une réponse.

  • Regarde-moi, murmure Suwan. Respire. Tu n’as rien fait de mal.

Curtis secoue la tête

  • J’ai vu trop de choses à la fois… Je ne savais plus quoi regarder. Tout s’enchaînait, comme si tous les futurs essayaient de parler en même temps.

Je sens son trouble jusque dans mes propres os. Ce don, cette malédiction qu’il porte… voir ce qui n’est pas encore, ce qui pourrait être… c’est une charge impossible à supporter sans s’y perdre.

Suwan garde son calme.

  • C’est normal. Tu regardes sans choisir où poser ton regard. Ce que je veux que tu fasses, c’est trier. Diriger ce que tu vois.

Il se relève lentement, mains croisées derrière le dos. Son ombre glisse sur le sol de la suite.

  • Ton pouvoir ne te montre pas un futur unique, Curtis. Il te montre un océan entier de possibles. Ce que tu dois apprendre à faire, c’est reconnaitre celui qui tient. Le fil le plus solide.
  • Comment je suis censé savoir lequel c’est ? demande le garçon en relevant la tête.
  • Tu ne sais pas, répond Suwan avec douceur. Tu ressens. Tu t’ancres d’abord dans le présent. Si tu n’es pas là, maintenant, le futur t’avale tout entier.

Je le regarde s’approcher encore, poser une main sur l’épaule de Curtis. Son ton a changé, presque un murmure.

  • Ferme les yeux. Respire lentement. Sent l’air autour de toi, le poids de ton corps, la chaleur de la pièce. Maintenant, imagine que le temps s’étire. Que tu avances dans un couloir de lumière où chaque porte mène à un futur différent. Ne cherche pas à tout voir. Laisse-les venir. Et quand tu sens que l’un d’eux… est plus vivant, reste devant celui-là.

Le silence règne dans la suite. Ronan, Nao et moi ne respirons presque plus. Comme si le moindre bruit pouvait perturber notre avenir. J’observe, fascinée malgré moi. Curtis a suivi les conseils de Suwan. Son visage s’est détendu, ses doigts frémissent à peine, comme s’ils touchaient une vibration invisible. L’air semble plus dense autour de lui.

Personne n’ose bouger pendant de longues minutes. Puis, il rouvre les yeux. Ils brillent d’un éclat étrange, presque doré.

  • Je crois que je comprends, souffle-t-il. Ce n’est pas une ligne fixe… plutôt comme une onde. Il faut juste trouver l’endroit où elle se stabilise.

Suwan sourit légèrement.

  • Exactement. Et maintenant, regarde à nouveau. Dis-moi quand elle se brise.

Curtis s’exécute. Cette fois, il semble plus sûr de lui. Moins submergé par ce qu’il perçoit. Sa respiration se cale lentement sur un rythme régulier, presque hypnotique. L’air autour de lui ondule imperceptiblement, comme si une chaleur invisible se dégageait de sa peau.

Les traits du garçon se figent dans une concentration totale. Ses paupières frémissent, ses doigts tremblent légèrement sur ses genoux. Par moment, une crispation passe sur son visage, fugitive. Écho d’une angoisse maitrisée. J’aimerais lui dire d’arrêter, de ne pas forcer, mais Suwan m’en empêche d’un simple regard.

Quand il rouvre enfin les yeux, il semble plus calme.

  • L’alarme ne sera pas donnée avant la fin du jour.

Suwan hoche la tête.

  • Parfait. On a du temps.

Il se tourne vers nous, et ses mots reprennent cette autorité tranquille qui impose le respect sans effort.

  • Nao, tu restes avec lui. Qu’il ne force pas trop. Ronan, toi, tu continues le repérage. Alexia et moi, on doit sortir.

Je me redresse aussitôt, dubitative.

  • Sortir ? Maintenant ?
  • Comme l’a dit Curtis, on a du temps avant que Bétalène resserre ses filets sur nous. On va marcher un peu.

Il a ce regard que je commence à connaitre, celui qui ne laisse aucune place à la discussion.

Curtis reste avachi dans le fauteuil, encore pâle de sa vision. Nao et Ronan s’approchent pour le rassurer. Je sens le regard de Ronan glisser sur moi. Un petit geste tout bête, mais qui déclenche en moi des frissons glacés.

Nous sortons dans la lumière brûlante de l’après-midi. L’air de Bétalène est plus lourd qu’il ne devrait l’être. Chaque souffle d’air semble chargé d’un poids invisible, comme si la cité imposait à tous ceux qui la traversent de porter un peu de son histoire.

Je n’ai pas vraiment envie de marcher. Le sol sous mes semelles parait trop lisse, presque artificiel. Pourtant, Suwan avance avec ce calme qu’il garde toujours dans les moments où tout pourrait s’effondrer.

Il reste silencieux un moment. Nous traversons la ville jusqu’à longer les allées ombragées d’un parc minéral, bordé de plantes à la géométrie presque parfaite. Des cyprès taillés au cordeau, des bassins d’eau clair où flottent des feuilles argentées. Rien ne dépasse. Tout semble figé dans un ordre immuable. Un ordre qui me met mal à l’aise. Nous nous arrêtons au bord de la fontaine, et Suwan m’invite à m’assoir à ses côtés.

  • Tu sais pourquoi Bétalène existe ? demande-t-il, le regard perdu dans l’horizon de la ville. Ce que beaucoup prennent pour une légende est en réalité l’histoire de notre monde. L’histoire de la Confrérie.

Je fronce les sourcils, intriguée.

  • Il y a longtemps, trois êtres régnaient sur la Terre. Marcus commandait aux éléments, Mégane à l’esprit, Gaïa à la vie et à la mort. Ils étaient craints, adorés… des dieux vivants.

Je me souviens des livres que j’avais feuilletés dans la bibliothèque. Des gravures, des récits enroulés dans des parchemins anciens. La légende des Alphas. Mais je n’avais jamais cru en sa véracité.

  • Leur descendance, les Bêtas, n’avait pas leurs pouvoirs. Un seul don par enfant, jamais plus. Marcus vit dans cette limitation un échec, un affront. Il essaya de les « réparer », de fusionner les dons, d’atteindre la perfection qu’il croyait perdue. Mais cela échoua. Beaucoup moururent, d’autres furent brisés. Et alors… les Bêtas se révoltèrent. Marcus fut tué.

Il marque une pause, et je me rends compte que chaque mot pèse sur l’air, comme si le vent lui-même retenait son souffle.

  • Mégane et Gaïa, reprend-il, elles ont fui. Elles n’ont pas participé à sa mort. Elles se sont cachées, mais la légende raconte que le temps finit toujours par rattraper ceux qu’on cherche à oublier. Leur fuite a laissé des traces, des indices. Et ces traces… elles sont précieuses.

Je détourne les yeux, pensant à Samuel, à ce plan fou de Suwan. Le poids de cette histoire me saisit : tout est plus vaste, plus ancien, plus complexe que je ne l’avais imaginé. La peur que les Bêtas ressentent envers le retour possible d’un Alpha, c’est la peur qui a donné naissance à la Confrérie. La peur a créé les murs, la répression, les règles… l’ordre que nous voyons partout.

  • La Confrérie a été fondée pour empêcher qu’un jour un Alpha ne refasse surface, dit Suwan, presque doucement. Pour contrôler, enfermer, neutraliser ceux qui pourraient reproduire la puissance des dieux. Mais ils ont oublié que le vrai pouvoir ne peut pas être contenu… il peut seulement être guidé.

Je le regarde, fascinée et terrifiée. Et je pense à nos pas ici, à ce parc paisible, à cette cité qui semble à la fois ancienne et moderne. Je comprends que derrière chaque pierre, chaque colonne, chaque passage, il y a une histoire de pouvoir et de peur. Et que cette peur, aujourd’hui, c’est nous qui allons la confronter.

Je sens ma gorge se nouer.

  • Et toi, tu veux quoi exactement ? Tu veux leur rendre la pareille ? Les détruire ?

Suwan se rapproche de la fontaine. Les gouttes d’eau projettent des éclats sur sa joue, sur le plastique gris de son badge.

  • Je ne m’arrêterai que lorsque tous les Bêtas seront libres et égaux.

Je secoue la tête.

  • Tu continueras. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à brûler. Tu dis vouloir libérer les nôtres, mais tu as construit un pensionnat où on apprend à frapper plus fort que l’autre. À dominer, à survivre, à plier. C’est le même système. Seulement inversé.

Suwan ne répond pas tout de suite. Il regarde au loin, là où la ville s’étire dans la lumière blanche. Puis il pousse un soupir, presque amusé.

  • Tu es dure, Alexia.
  • Réaliste, plutôt.

Il incline la tête.

  • Peut-être. Mais tu manques encore d’espoir.
  • De l’espoir ? je répète, me retenant de rire.
  • Oui. Crois-le ou non, c’est ça qui nous différencie du Conseil. Ils croient que tout est figé. Moi, je crois qu’on peut encore se transformer.

Il se tourne vers moi, les bras croisés sur ses genoux.

  • Fais-moi une promesse.
  • Laquelle ?
  • Si tu veux me juger, fait-le, mais à condition d’essayer d’abord de comprendre ce que je vois. Si tu gardes ton esprit ouvert, si tu veux bien regarder les choses depuis ma place, alors je te promets autre chose en retour.
  • Quoi donc ?
  • Ensemble, on changera ce pensionnat. On changera ce qu’il enseigne.

Je le fixe, les doigts serrés sur mes genoux. Une partie de moi veut lui répondre que c’est impossible, que rien ne changera jamais, que tout ce qu’il touche finit par se déformer. Mais une autre, plus ténue, plus fragile, veut croire qu’il a raison.

Le vent souffle entre les arbres, soulève un peu la poussière dorée sur le sol. Je ferme les yeux.

  • D’accord. Je te promets d’essayer.

Suwan esquisse un sourire. Pas celui qu’il porte d’ordinaire, froid, calculé, ironique… mais un vrai. Un de ceux qui rappellent qu’il a été humain, autrefois.

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