Chapitre X : Où j'en sais un peu plus sur Eliodys, le cachotier
Ombre dansante s'avance devant nous, vers le cercle en pierres. Il se met torse nu, révélant à tous le tatouage représentant deux licornes emmêlées, une noire et une blanche, qui ornent son dos. Les elfes autour de moi sont étonnés. C'est comme si ce dessin avait une signification pour eux. L'elfe prend son pendentif, qu'il ne quitte jamais, à deux mains. Il le lève très haut. A ma surprise, un éclair blanc parcourt la surface délimitée par le cercle en pierres. Il laisse sa place à une surface... liquide ! Aussitôt, le motif dessiné sur la peau du dos de l'elfe Chantelameur se met à briller doucement. Les deux licornes se séparent pour se retrouver dos à dos. L'elfe s'arrête à cinq mètres de ce qui ressemble à une porte. Ce spectacle me laisse sans voix.
Soudain, la surface de la porte se trouble. Je m’apprête à avertir Ombre Dansante mais mon cri s’étrangle dans ma gorge quand je vois une énorme patte griffue surgir. Sortant de la surface liquide, un énorme monstre serpentin démoniaque s'attaque à l'elfe chantelameur. Le mage guerrier, sans protection, est projeté à plusieurs mètres par un coup de patte : il gît au sol, ensanglanté et inconscient, mortellement blessé. Je crie son nom !
Deux semaines plus tôt. Après les festivités, je parlais à Ombre Dansante de la Danse des Sept Voiles que j'avais exécutée pour clôturer le festival en l'honneur de la jeune Anabel. Ce n'était pas que j'en avais envie, mais ma performance avait fait le tour de la cité portuaire. Je lui expliquais pourquoi je l'avais faite. Comme toujours, il ne me jugea pas. Mais, je ne lui avais pas parlé du plaisir que j'avais eu à être le pôle d'attraction de tous les regards durant la représentation. J'en avais à la fois de la honte et une grande exaltation, comme si j'étais tiraillée entre celle que je fus et celle que je voulais devenir. En tant que prêtresse, je savais que c'était une réflexion creuse. Mais la barde aime à rêver qu'un jour, elle pourra enfin être Shenela. Mais cela est sans importance pour l'instant...
Ombre Dansante commenta :
- Le temps t'aidera à trouver ta place ! Nous sommes tous les deux des aveugles cherchant notre lumière. Tes guides sont les vents, ma guide est Mère Nature : au fond, nous suivons le même chemin.
Ma relation avec Ombre Dansante devint plus forte que jamais, à partir de ce jour là.
Quelques jours après les festivités, l'elfe/dragon de cuivre était de retour. Il venait pour rencontrer notre ami Balak. Il lui offrit un livre. Il expliqua qu'il attendait de Balak qu'il se perfectionna dans l'art de la taille des pierres magiques. Ce curieux personnage avait des plans pour le nain. Il aimerait, lorsque le guerrier joaillier serait prêt, lui faire tailler une pierre unique de grande valeur : l'Oeil de Diamath. En tant que barde, je connaissais les légendes liées à ce joyau :
- C'est un œil de dragon, m'exclamais-je ! Je croyais que ce joyau était une légende.
- Oh non, madame Shen ! Il existe bel et bien et je sais où il est.
J'étais un peu déçue : le propre des légendes n'était-il pas de rester... des légendes ?
- Vous pourriez m'en dire plus ? Simple curiosité professionnelle ! Susurrais-je du bout des lèvres.
- Il est mieux pour tout le monde que je ne vous en dise pas plus.
Il rajouta en partant :
- Il est des savoirs dangereux... (pfff !).
Un matin, Balak me demanda si je pouvais vendre les cinq armures qu’il avait récupérées sur les orcs, quelques semaines plus tôt. Je le questionnais :
- Pourquoi moi ? Je veux dire... je n'y connais rien en armure !
- C'est vrai, petite ! Mais, tu es plus diplomate que moi et meilleure négociatrice. Et puis... tu sais mieux parler aux hommes que moi, dit-il en riant.
- Qu'est-ce que tu attends de moi, vieux bougon !
- Rien de plus. Tu négocies ces armures et, pour le prix, tu me commandes une armure de bonne facture. Ne t'inquiète pas, je devrais me rendre dans la boutique pour les mesures. L'artisan saura que ce n'est pas une armure d'apparat qu'il aura à réaliser.
J'acceptais. Avec mon naturel et mon charme, je fis mon numéro auprès du plus grand armurier de Caer Corwell. Pendant toute la négociation, celui-ci ne m'a, à aucun moment, regardée dans les yeux... Je permis ainsi au guerrier nain de faire une bonne affaire.
J'annonçais à Balak, en resserrant la lanière de mon décolleté, qu'il devrait pouvoir prendre livraison de son armure dans quelques semaines. Mais, en attendant, il était attendu pour les mesures.
Quelques jours plus tard, Eliodys s'était enfin remis de sa semaine fatigante de garde du corps. Un soir pas comme les autres, l'elfe cavalier nous convoqua tous les trois pour nous faire une révélation importante. Enfin, l'armure du cavalier elfe allait se briser.
Il nous raconta qu'il venait de la ville elfique de Synmoria. Mes connaissances me rappelait que c’était une ville cachée du commun des mortels par la magie des elfes :
- Je croyais que c'était une légende, comme la pierre draconique !
- Non, Shen. Elle est bien réelle, répondit Eliodys. Simplement, les enchantements qui l'entourent lui procurent une invisibilité aux mortels. Mais, je dois vous expliquer la raison de ma présence ici. Il y a plusieurs décennies, des devins ont fait une prédiction bien sombre : une menace s'approche du peuple elfe. Il nous fallait la connaître et trouver des alliés pour la combattre. Ma Reine m'a demandé de guider tous les elfes vers notre ville.
Ombre Dansante nous révéla alors à son tour :
- Je suis moi-même une sorte de guide pour mon peuple. A la fois magicien et guerrier, je suis ce que l'on appelle un Chantelameur. Je suis, depuis plus de trente ans, un éclaireur recherchant un havre pour que mon peuple puisse enfin vivre en paix. Nos devins aussi ont vu une menace approcher.
Je me tournais vers Balak :
- Tu as, toi aussi, des révélations à faire ?...
- Je n'en ai pas plus que toi, petite...
Synmoria allait donc prendre un corps de vérité. La cité cachée allait s'ouvrir pour nous. Certaines légendes parlaient de trésors cachés, d'autres d'une Reine éternelle terrible... Voilà un vivier d'inspirations pour de nouvelles chansons !
La décision fut prise à l'unanimité de partir dès le surlendemain. Il nous fallait un peu de temps pour nous équiper.
Après deux semaines de marches, sous le soleil estival, dans les montagnes au nord de Caer Corwell (sans grandes difficultés du reste !), la sécheresse se fit ressentir. Ma gourde était presque vide. Je hélais le cavalier :
- Elyodis ! J'espère que nous arriverons avant de mourir de soif !
- Ne t'inquiète pas. Nous allons descendre dans cette vallée, remonter en haut de ce col, en face, et ce soir nous serons arrivés.
Dans la vallée, un groupe de harpies nous attaqua. Elles lancèrent leurs cris stridents. Je sentis une torpeur m'envahir mais ma force d'âme me permit de résister alors qu'Eliodys et Balak tombaient inanimés. Je me concentrais alors pour prier Akkadie promptement :
Mère des sylphes et des vents
Je te demande assistance
Soutiens-moi par tes chants
Que ton fils Le grand Vent
Tourbillonne autour de moi
Et éloigne mes ennemis Soudainement
Un tourbillon se forma près de moi, il devait faire entre trois et quatre mètres de diamètre et dix mètres de haut. Je lui parlais en langue venteuse :
- Disperse ses monstres volants, s'il te plaît !
Le sylphe s'éleva dans les airs majestueusement. Il engloba une harpie qui fut jetée à terre. Les deux autres ne demandèrent pas leurs restes. Celle à terre s'envola même en claudiquant et s'enfuit aussi.
Ombre Dansante était descendu voir nos amis. Il me dit :
- Tu n'es peut être pas efficace contre les morts-vivants, mais contre les volants... tu m'as bien surpris !
- Lors de mon dernier office, j'ai senti la puissance de ma déesse en moi. La nuit suivante, j'ai rêvé que je pouvais commander ses enfants. J'attendais l'occasion de savoir ce que je pouvais faire.
- Tu aurais pu t'entraîner, me fit-il remarquer !
- Monsieur je-sais-tout, répondis-je de façon professoral (cela avait le don de l'agacer), je ne suis pas un magicien de foire, mais une prêtresse. Mes pouvoirs doivent servir la communauté...
J'aidais l'elfe à réveiller nos amis. Très vite, leur puissante constitution physique permit de les sortir de leur torpeur. Lorsque tout le monde se remit de ses émotions, nous reprîmes la route.
Soudain, au sommet du col, Eliodys fit signe de nous arrêter. Une grande plaine vide s'étendait devant nous. Le cavalier prononça quelques mots elfiques que je ne compris pas et talonna son cheval pour reprendre la marche. En avançant, je regardais autour de moi : la lumière semblait avoir changé, le ciel était devenu différent, comme si nous étions entrés dans un lieu hors du temps. Ce n'était pas comme les mondes élémentaires. C'était juste la lumière qui avait changé. On aurait dit qu'elle était filtrée avant de nous éclairer. Et puis, le décor avait changé aussi. Je vis la cité en contre-bas. Elle était magnifique : ses bâtiments à l'architecture aérienne, sa tour centrale si haute dominant toute la ville, le lac à droite avec ses immenses chutes d'eau, tout m'émerveilla. Nous étions enfin arrivés à la cité cachée. Eliodys s'exclama :
- Voici la cité de Synmoria, la plus belle ville du monde connu !
L'elfe cavalier en tête, nous descendîmes vers la cité elfique. Elle était baignée par un grand lac qui s'étendait jusqu'à une immense falaise que seule la tour centrale dominait. Une puissante cataracte se jetait dedans. Je ressentais ma petitesse face à ce puissant flot d'ondée. Une sensation de puissance magique se dégageait de l'eau. C'était comme si un pouvoir capable de détruire toute mon âme, si je m'y baignais, luisait. Nul doute que cette puissance vaporiserait mon énergie magique si je m'y baignais. Je me rapprochais contre Ombre Dansante, pour me sentir protégée. Une peur sourde s'insinuait en moi, depuis que nous avions vu la cité. Par le passé, j'avais trop subi le joug du racisme, du fait de mon sang mêlé. J'appréhendais donc la rencontre avec ces elfes inconnus.
Nous fûmes accueillis par des gardes elfes. L’officier de quart vînt saluer Eliodys. Le cavalier nous présenta comme ses amis. Le capitaine de la garde nous salua chacun à notre tour. Il s'arrêta devant moi et eut une hésitation :
- Vous ressemblez beaucoup à quelqu'un que j'ai eu l'occasion de rencontrer dans le passé...
- Auriez-vous connu mon père ?
L'excitation me gagna et balaya toute ma peur.
- Non, je pensais plutôt à une humaine que j'ai bien connue par le passé.
Ainsi, il parlait de ma mère. Elle fut donc une femme suffisamment importante, dans cet archipel, pour que même les elfes de Synmoria la connaissent. Cette pensée me donna le vertige. Cette femme, qui a toujours vécu dans les quartiers pauvres d'Eauprofonde, était connue par le capitaine de la garde de cette grande cité elfique.
Le temps de reprendre mes esprits, nous avancions à l'intérieur de la cité. Eliodys avait suffisamment d'influence pour, qu'avec notre ami nain, nous fûmes acceptés dans la cité elfique. La position d'Eliodys devait être importante.
Le capitaine nous mena devant la Reine de la cité. Elle nous attendait devant son palais. C'était une elfe d'un âge indéfinissable, elle avait grande prestance et une beauté froide. La Reine nous salua l'un après l'autre et nous souhaita la bienvenue. Elle donna des ordres pour préparer le quartier des invités de marque. Elle ajouta :
- Je vous verrais plus tard. Je vous laisse en compagnie du capitaine de ma garde personnelle.
Se tournant vers l'officier :
- Faites-leur visiter notre belle cité, capitaine !
Avant de se retirer, la Reine se pencha vers moi et, près de mon oreille, me chuchota :
- Vous ressemblez beaucoup à votre père, mademoiselle !
Je fus déstabilisée : tout s'écroula autour de moi. Je cherchais à connaître une partie de mon passé, mais c'était toujours lui qui me retrouvait. J'avais la désagréable impression que tout le monde ici me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. La Reine prit congé. Je me retrouvais seule avec plus de questions qu'avant. Ombre Dansante posa sa main sur mon épaule et m'enjoint avec douceur à avancer. Je pris une profonde inspiration pour me redonner contenance. Il me fallait être patiente. Beaucoup de réponses m'attendaient ici.
Le capitaine de la garde royale nous fit visiter la cité. Nous avions remarqué, en contre-bas, au centre de la pièce d'eau alimentée par la grande cascade, un immense cercle en pierres vertical. Il trônait au centre d'une presqu'île. A la demande d'Ombre Dansante, les elfes nous emmenèrent vers cette curieuse construction. Soudain, sans avertir personne, l'elfe Chantelameur décida de partir devant...
Et maintenant, Ombre Dansante gît à terre, mortellement blessé. Plus rapide que quiconque, je suis la première à réagir. Je cours m'interposer devant le corps de l'elfe, telle une louve, pour le protéger du démon serpentin. Je prie Akkadie ; un prodige me permet de tordre le temps :
Notre Dame des Airs
Ecoute ma prière
Sois à mes côtés
Pour tordre le temps
Fais que ses serre
N'étreignent pas davantage
Mon bel amant
Soudain, tout semble plus lent autour de moi. Eliodys et Balak arrivent au contact du monstre comme s’ils étaient au ralenti. J'enchaîne les prodiges de soin pour réanimer et soigner Ombre Dansante :
Dame des Vents,
Par mes mains,
Apporte le soulagement à cette âme
Et rends-la pure aux drames !
Pendant ce temps, les elfes restent complètement ébaubis et n'arrivent pas à réagir. Autour de moi, le temps reprend son cours normal. Seuls contre le monstre, Balak et Eliodys combattent, armes au poing. Je les soutiens grâce à mes traits magiques qui affaiblissent le serpent démoniaque :
Libellules de feu
Entendez votre servante
Noyez ce démon à collier
Battez de vos ailes
Pour éloigner ce fieffé demeuré
Et le jeter hors du Temps
Loin de mes amis guerriers
J'entends Balak, qui a subi une blessure, crier son impatience :
- Tu vas tomber, sale bête !...
Enfin, les elfes de Synmoria réagissent et se précipitent à notre aide mais il est trop tard. Le monstre s'écroule, abattu par mes deux amis. Il était temps ; j'ai épuisé une grande partie de ma magie pour les aider et soigner Ombre Dansante.
Ce dernier reprend doucement ses esprits. Aussitôt, je m'agenouille près de l'elfe blessé. Je pose délicatement sa tête sur mes cuisses afin de l'aider à se remettre. Alors qu'il tente de se relever, une crispation traverse son visage. Je pose mes mains sur son front pour l'apaiser :
- Doucement elfe, de mon cœur. Laisse-toi aller, je veille sur toi, mon aimé.
Alors que je commence à me calmer, une foule de pensées me traverse l'esprit.
Mais la porte magique, qui est toujours ouverte, se trouble de nouveau. Je ne sais ce qui va sortir, mais je suis épuisée et je n'ai plus aucune magie offensive.
Un, deux, puis trois elfes sortent de la porte magique. Ils semblent comme surpris de voir cette cité. Oubliant la douleur et la fatigue, Ombre Dansante se relève. Je l'aide. Il a tout de suite reconnu des membres de son peuple : il va vers eux, les embrasse un par un alors que d'autres elfes, toujours plus nombreux, sortent de la porte ronde. Après plus de trente ans d'errance, enfin, il revoit son peuple !
Il présente Eliodys et Balak. Ils étaient restés près de la porte à surveiller la bête au cas où elle se relèverait. Puis, sortent de la porte un couple d'elfes. Ils appellent :
- Umbris !?
- Père, mère, vous êtes là...rèpond Ombre Dansante.
Ils tombent tous les trois dans les bras des uns et des autres. Ils échangent quelques mots mais je suis trop loin pour les entendre. Enfin, Ombre Dansante regarde autour de lui et remarque que je suis restée en retrait.
Pour ne pas troubler ces retrouvailles, j'ai d'abord soigné Balak et Eliodys avec mes prodiges :
Dame des Vents,
Par mes mains,
Apporte le soulagement à ces âmes
Et rends-les pures aux drames !
Puis, j'ai préféré m'éloigner. Je suis encore bouleversée par le réflexe que j'ai eu lorsque le monstre est sorti de la porte. Il avait frappé Ombre Dansante, le laissant au sol comme mort. Je m’étais aussitôt précipitée sans réfléchir, plus rapidement que n'importe qui : je m'étais interposée entre le guerrier elfe et le démon avec la volonté farouche d'une louve ! Je suis maintenant partagée entre l’envie de prendre dans mes bras celui que j'ai cru un instant perdre et celle de laisser ces retrouvailles de trente ans se faire sans les troubler.
Pour me redonner contenance et cacher mes pensées, je sors mon harmonica. Je joue un air mélancolique et très doux, parfaitement adapté pour accompagner le retour du fils... prodigue. Je suis portée par l'inspiration de la scène.
Ombre Dansante m'appelle. J'arrête de jouer et m'approche du groupe. L'elfe me présente à ses parents comme sa compagne. La mère d'Ombre Dansante m'accueille :
- Bonjour, princesse ! (Son mari accompagne ce bonjour d'un signe de tête très respectueux).
Je suis surprise, et même interdite, sans savoir que répondre. Décidément, tous les elfes semblent me connaître. Mon mal-être augmente au fur et à mesure des questions qui viennent se presser dans mon esprit.
Alors que ces retrouvailles entre Ombre Dansante et son peuple se prolongent, je rejoins Eliodys, discrètement et lui lance :
- J'ai un service à te demander. Peux-tu, s'il te plaît, m'organiser une entrevue privée avec ta Reine ?
- Bien sûr ! Mais pourquoi veux-tu la voir ?
- S'il te plaît, ne fais pas l'enfant. C'est très important !...
- Je ne peux pas organiser cette entrevue juste pour le caprice d'une gamine, répond-il simplement.
Je le fixe pour savoir s'il est sérieux. J'insistais :
- Ecoute ! C'est très important pour moi. Si cela peut te rassurer, tu pourras être présent. Mais, je t'en supplie, je dois la rencontrer.
- Tu ne veux pas me dire pourquoi ? Insiste-t-il.
Je contiens un cri de rage. Je le regarde à nouveau dans les yeux. Et soudain, tout s'éclaire :
- Tu es les yeux de ta maîtresse à Caer Corwell ! C'est pour cela que tout le monde sait qui je suis ici. Tu es son âme damnée !...
- Ne m'insulte pas, Shen ! Je suis loyal. J'ai toujours protégé le groupe. La Reine s'intéresse à Ombre Dansante et à toi depuis que nous sommes allés dans les mondes élémentaires. C'est tout ce que je sais !...
- Alors, écoute-moi bien, valet. J'ai décidé que ta Reine en saurait plus sur moi ! Ça te va comme ça, tête de mule !
- D'accord ! Calme-toi ! Je lui parlerai tout à l'heure. Mais durant l'entrevue, je resterai présent, eu égard pour ton passé. Il a vraiment un problème de confiance avec moi, celui-ci.
Les elfes de Synmoria installent le peuple d'Ombre Dansante dans la forêt attenante à la cité. Ces deux peuples sont très différents. Autant les elfes de Synmoria semblent très civilisés et raffinés, autant ceux ayant passé la porte elfique semblent plus primitifs. Toutes proportions gardées, tous les elfes restent hautains et fiers.
Le capitaine de la garde nous accompagne jusqu'à nos quartiers. Nous sommes installés dans deux maisons. Balak Tyrim est logé dans l'une et, avec Ombre Dansante, je suis installée dans l'autre. Ces elfes sont différents de ceux que j'ai connus à Eauprofonde. Ils semblent bienveillants et ne font pas de différences entre chaque membre du groupe, qu'il soit elfe ou non. Le soir, l’elfe cavalier regagne son foyer qu’il avait quitté, il y a bien des mois.
Lorsque nous sommes seuls, j'ai une discussion animée avec Ombre Dansante. Je lui reproche :
- Est-ce que tu te rends compte de ce qui aurait pu arriver ?... Quelle folie t'a prise de descendre seul vers cette... porte ? Qu'est-ce qui t'a pris d'enlever ta chemise de maille ?
- Mais personne n'a été tué ! me répond-il... (Il ne comprend donc rien !).
- Bougre d'imbécile, j'insiste excédée par sa légèreté ! Tu aurais pu y laisser ta vie. Et par ta faute, Balak et Eliodys ont été blessés. La moindre des choses est que tu ailles t'excuser auprès d'eux (et auprès de moi !).
- Je le ferais demain matin... dit-il en baissant les yeux. Je te le promets ! Mais tu as raison, tu m'as sauvé la vie. Balak m'a raconté le combat. Tu es devenue presque meilleure magicienne que moi.
Je sentis la chaleur monter sur mon visage. Je le foudroyais du regard :
- N'essaie pas de m'amadouer, cela ne marchera pas !
Je respire fort pour me calmer et je continue :
- J'ai quelque chose d'important à te demander. (Je prends encore une fois une grande inspiration). Maintenant que tu as retrouvé ton peuple, quelle suite envisages-tu de donner à ta quête ?
Il réfléchit un moment :
- Mon peuple est de nouveau libre. Il va pouvoir regagner Eternelle Rencontre. C'est un havre de paix. Mais, pour moi, la quête n'est pas finie. J'ai encore beaucoup de questions restées sans réponses. Entre autres, j'aimerais connaître l'origine des licornes qui sont tatouées dans mon dos. Et les rêves que nous faisons tous les quatre ont forcément un sens.
- J'ai remarqué que lorsque tu as brandi ton collier, le tatouage sur ton dos à changé de façon magique.
- Et qu'est-il devenu, me demande-t-il, impatient ?
- Il s'est transformé en deux licornes, dos à dos, une noire et l'autre blanche.
- Je parlerais à mes parents, ils sont versés dans les arcanes.
Je réfléchis. Je le fixe dans les yeux et lui dis très sérieusement :
- Je dois rencontrer ta mère.
- Ce n'est pas dans ce sens que c'est censé marcher !
Est-ce qu'il est sérieux ! Non , son sourire ne permet pas le doute, il se fiche de moi ; je rétorque :
- Imbécile ! Tu ne peux pas rester sérieux cinq minutes. Ta mère m'a appelée princesse tout à l'heure, alors qu'elle ne m'a jamais rencontrée. Je dois savoir pourquoi !
Son regard changea. Il me prit les deux mains dans les siennes.
- Alors, c'est important ! Je lui demanderais... Et je dois aussi parler à mon père au sujet de la hache que Balak aimerait avoir.
Je souris en le voyant s'impatienter :
- Maintenant, va rejoindre ta famille. Je peux attendre demain.
Il m'embrasse et part vers la forêt.
Je sors, peu après, pour voir si Balak est bien installé. Il me répond que jamais des elfes ne l'ont aussi bien traité. Je lui souris et l'embrasse sur le front. Avant de quitter Balak, je lui glisse à l'oreille :
- Eliodys ne t'a pas invité dans sa famille ?
- Je te rappelle que je suis un nain.
Je le regarde avec un regard noir. Il dit d'une voix désinvolte :
- Au revoir prêtresse, bonjour barde !
- Ohh ! C'est vrai. Tu es un nain et je suis une ancienne hors-la-loi. Alors, nous ne sommes pas invités ! Tu crois qu'Eliodys comprendra un jour ?...
Le nain rit de toutes ses dents.
- Et toi !? Pourquoi avoir choisi le vieil elfe... et pas le jeune ?
Sa question me choque :
- Maître nain, cela ne te regarde pas et je n'ai pas envie de me fâcher avec toi. (Pour une fois !).
- Je sais que tu as un don pour survivre ! Continue-t-il sur le ton de la provocation...
Je préfère ne pas relever.
- Ecoute Balak ! La question a pu se poser lorsque je vous ai rencontrés, mais elle ne se pose plus. J'aime Ombre Dansante... C'est dit ! Tu es content !
- Ce n'est pas à moi d'être content.
Je pars énervée. Où voulait-il en venir ? Balak ne parle jamais pour ne rien dire : ce buveur sans soif est beaucoup plus perspicace que ce qu'il laisse paraître. Je préfère aller me coucher. J'ai eu trop d'émotions aujourd'hui et la nuit porte, paraît-il, conseil.
Le lendemain matin, je constate qu'Ombre Dansante est rentré bien tard. Mais je préfère le laisser « dormir ». Les elfes ne dorment pas vraiment, ils entrent dans une profonde transe pendant quelques heures. Je sais qu'il sent ma présence. Quelqu'un frappe doucement à la porte. J'ouvre en silence et sors : c'est Eliodys. Il m'annonce que je suis convoquée très tôt par la Reine des elfes. Il a été d'une grande efficacité.
En chemin, je demande à Eliodys comment je dois m'adresser à la Reine ? Il me répond :
- Tu dois l'appeler Votre Altesse. Et tu ne dois jamais la regarder dans les yeux.
Cette dernière recommandation va être dure à respecter.
Le palais est magnifique. C'est une véritable œuvre d'art. L'architecture semble être une provocation à la gravité. Les dentelles de pierre sont d'une très grande finesse. Accompagnée d'Eliodys, je passe tous les contrôles sans retard. Je suis invitée à entrer dans le cabinet privé de la Reine. Mais, à ma surprise, elle ne permet pas à Eliodys de m'accompagner. Il ne s'attendait pas à cela non plus : la déception se lit sur son visage généralement fermé. Il dit à sa monarque une phrase en elfique que je ne comprends pas. La porte fermée, la Reine me dit en préambule :
- J'ai bien connu votre mère ainsi que votre père.
- Votre altesse, je n'ai jamais connu mon père. Je suis partie à sa recherche depuis que j'ai quitté mes foyers. Vous êtes la première personne à me parler de lui. Savez-vous où je pourrais le trouver ?
- Il m'est impossible aujourd'hui de le situer. C'est un ménestrel qui voyage en permanence. Il suit ses propres pas.
- Que voulez-vous dire Altesse ?
Elle me confie :
- Je sais que vous avez hérité de sa curiosité et de son besoin de comprendre.
Comment peut-elle me connaître ? Je suis née à Eauprofonde... Ou bien ma mère m'aurait-elle menti... mais dans quel but ? J'ai toujours cette désagréable sensation, depuis que je suis arrivée dans cette cité, que tout le monde me connaît.
La Reine continue :
- J'ai un œil sur vous depuis que vous avez mis le pied à Caer Corwell. C'est moi qui ai conseillé les druides sur le choix des champions pour sauver l'archipel (son regard se plongea dans le mien, comme pour lire en moi)... Je ne me suis pas trompée.
Je préfère ne pas relever pour l'instant cet aveu de surveillance. J'aborde plutôt les rêves que je fais avec mes trois compagnons. La Reine m'affirme :
- J'ai, en effet, le pouvoir de vous donner une lecture de ces récurrences oniriques.
Je lui raconte les trois rêves que nous faisons nuit après nuit. La Reine réfléchit un moment puis me dit :
- Le premier rêve concerne Eliodys, le second concerne Ombre Dansante, le troisième vous concerne. Ces rêves doivent être inspirés par un être bienveillant, un être proche de chacun de vous. Je pencherais pour une origine divine, peut être la Déesse elle-même.
- Alors pourquoi Akkadie a-t-elle toujours refusé de répondre à mes prières ?
- Je ne connais pas les desseins des dieux, jeune Shen. Demandez-vous plutôt : ai-je posé la bonne question ?
Il va me falloir méditer cela ! Je lui pose des questions sur la porte ronde qu’Ombre Dansante a activée la veille. La Reine me répond :
- Il en existe d'autres de par le monde. Ces portes elfiques sont rares ; aujourd'hui, elles ne fonctionnent pas toutes.
- Pour terminer, Votre Altesse, j'aimerais vous demander une faveur.
- Dites, charmante enfant !
- J'aimerais pouvoir danser ce soir en votre honneur et en celui du peuple d'Ombre Dansante.
La Reine me dévisage. Puis, elle accepte que je rencontre son maître de cérémonie et les meilleurs bardes de la cité. Je la remercie pour m'avoir accordé un peu de son précieux temps. Je sors pour rejoindre Eliodys.
Ombre Dansante, ce matin-là, a une conversation avec son père. Il lui demande s’il pourrait fabriquer une hache magique pour Balak. Le maître forgeron lui répond qu’il lui faudrait une année entière pour pouvoir faire ce travail, les enchantements compris. Balak n'aura pas la patience d'attendre. Ombre Dansante promet donc à son ami nain qu'il essaiera de trouver le temps et l'argent pour la réaliser.
Pendant ce temps, je retourne dans mes appartements accompagnée par Eliodys. Il est déçu de ne pas avoir été autorisé par sa Reine à écouter la conversation. Soudain, je vois, assise près d'une fontaine, la mère d'Ombre Dansante. Je dis à mon ami :
- Pars devant, Eliodys ! Nous nous retrouverons dans les appartements.
Je me dirige vers l'elfe d'un pas décidé mais elle me devance :
- Mon fils m'a dit que vous vouliez me parler, lance-t-elle d'un ton apaisant.
- En effet, Madame ! Je serais directe : connaissez-vous mon père et ma mère ?
- Bien sûr ! Dit-elle naturellement.
Je me sentais complètement perdue. Ombre Dansante avait dit que son peuple habitait loin d'ici. Soudain, une vision sombre m'envahit, ma mère pourrait m'avoir menti. Mais pourquoi ?
- Mais, alors, cela veut-il dire que mes parents se connaissaient avant que ma mère ne quitte l'Archipel ?
- Bien avant, chère enfant ! Pour ce que je sais, tu es née dans cet archipel. Tu es une enfant de l'amour. Ta mère a fui les Moonshae pour te protéger. Mais, ne me demande pas pourquoi. C'était une époque troublée : je n'en connais pas la raison.
- Vous savez où est mon père ?
- Il est passé chez nous il y a fort longtemps. Tout ce que j'en sais, c'est une chanson qu'il nous a laissé pour qui voudrait retrouver sa trace :
« Repars où l'air gèle,
Où les pas de géant te mène
Où le souffle vous glace le sang ».
Ton père est un grand ménestrel. Et comme tous ceux de sa guilde, il voyage beaucoup.
- Mais où le chercher ?
- Je ne peux pas t'aider. La seule chose que je peux te dire, c'est ce que la Reine m'a dit ce matin : mon fils et toi avez un rôle à jouer dans l'avenir de cet archipel.
Je regarde l'elfe : elle est très charismatique et m'impressionne ; sa voix est si apaisante.
- Madame, je dois vous avouer...
- Vous n'avez rien à m'avouer. Une mère connaît son fils.
- D'abord, sachez que je suis prête à mourir pour lui. Et puis... Evidemment, vous savez ce que notre union implique pour votre race.
- Je suis persuadée que vous saurez faire le bon choix. Maintenant, partez chère enfant, vous avez ma bénédiction. Allez retrouver vos amis.
Je la bénis à mon tour. Je fais le salut aux vents. Ils viennent nous envelopper toutes les deux, virevoltants et tourbillonnants :
- Madame, au nom des six vents, je vous bénis.
Nos cheveux et nos habits claquent au vent. Puis tout s'apaise.
Je repars vers nos appartements. Plus on m'apporte de réponses, plus de questions s'imposent à moi. Malgré les affirmations reçues, j'ai l'impression de ne pas avancer d'un iota dans ma quête.
Lorsque j'arrive, mes amis sont devant nos appartements, en grande discussion avec une elfe, qui est, ma foi, très belle. Ombre Dansante fait aussitôt les présentations :
- Shen ! Je te présente Ehliora, une amie d'enfance.
Je commence par la dévisager :
- Bonjour ! Mon ton est froid et coupant comme de la glace. Qui êtes-vous au sein de votre clan ?
- Oh pardon ! Je suis une... Dans votre langue, nous pourrions parler de... jardinière, je pense.
- Une... Jardinière ?
- Ehliora, coupe Ombre Dansante, parle aux plantes et s'assure de la bonne santé de la forêt. C'est un peu notre médecin des plantes et des esprits.
- Une sorte de chamane, précise Eliodys.
- Je vois. Mon ton reste glacial.
Je commence à sentir la colère me monter sans vraiment savoir pourquoi. Ehliora met la première banderille :
- Ombre Dansante et moi étions promis par nos parents.
Je me tourne vers mon compagnon, mes yeux sont noirs de colère :
- C'est vrai, Ombre Dansante ?
Ehliora lance sans attendre la deuxième banderille :
- Ombre Dansante ? C'est le nom que lui donne ses amis !
J'explose alors de colère :
- Toi, tu vas parler aux arbres, maintenant ! Quant à toi, Umbris, j'ai à te parler en privé !
Dans l'appartement, je libère alors toute ma colère :
- C'est quoi cette histoire de promise ! Tu peux m'expliquer ce que je suis sensée faire dans cette histoire ?
- Mais, ce ne sont que des mots d'enfants. Nous n'avions que quinze ans à l'époque. Cela peut te paraître beaucoup, mais pour des elfes, nous n'étions que des enfants.
- Et tes sentiments pour elle ?
- C'est mon amie d'enfance. C'est tout. Je peux te le jurer sur ma tête et celle de mes parents.
Je prends une grande inspiration :
- J'ai vu ta mère tout à l'heure. Je n'ai rien appris de plus. Je préférais pour l'instant ne pas parler de mon entrevue avec la Reine de Synmoria.
Il s'approche. Il m'embrasse avec douceur et je m'abandonne dans ses bras (encore une fois, il m'aura eu aux sentiments, celui-là !).
Après avoir mangé, Eliodys me mène, à ma demande, auprès du maître de cérémonie de la cité elfe. Nous rencontrons ce dernier dans le théâtre de la ville. Après m'être présentée, il me jauge avec dédain :
- Êtes-vous une bonne danseuse, Madame ? dit-il d'un ton monocorde sans aucun relief.
Je lui rétorque aussitôt :
- La meilleure dans cette partie du monde, dis-je avec fierté et peut-être même un peu d'orgueil.... (il ne va pas me pousser, celui-ci aussi... j'en ai eu pour mon grade avec ce peuple de... pédants !)
Il me dévisage alors :
- De toutes les façons, la Reine a donné des ordres, Madame.
Pour qui se prend cet arrogant ? Puis, il me présente les musiciens, une maquilleuse et une habilleuse.
- La Reine vous veut parfaite pour ce soir, Madame, dit-il de son ton toujours aussi monocorde. Votre ami Umbris ne tarit pas d'éloges sur vos qualités. Sans vouloir vous offenser, Madame, vous n'êtes pas une elfe, je me permets d'en douter... bien que dans cette affaire, mon avis n'ait que bien peu d'intérêt... N'est-ce pas, Madame ? Je vous salue bien bas... Madame.
Il part juste avant d'avoir épuisé ma patience. Je vais leur montrer ce soir ce qu'une sang-mêlé sait faire. Je vais leur faire avaler leur propre venin à tous ces pures-races. Les elfes sont le peuple des arts ! Laissez-moi mettre un coup de pied dans ces idées reçues. J'ai envie de crier, je m'appelle Shenela... Mais il n'est pas encore temps !
Pendant plusieurs heures, je travaille sur la musique avec l'orchestre. Ces musiciens elfes comprennent très vite mes attentes pour les arrangements et la danse que j’envisage de faire. Puis, l'habilleuse et la maquilleuse m'emmènent dans les thermes de la ville où je suis lavée, habillée, coiffée, maquillée. Jamais je n'aurais pensé que mon corps pouvait impressionner autant les elfes. Lorsqu'elles ont fini, je me regarde dans un miroir. Je n’en crois pas mes yeux. J’ai de la peine à reconnaître dans la psyché l’aventurière qui sillonne les routes. Je me touche le visage, je caresse le tissu de mes vêtement : ahhh, c'est bien moi...
J'arrive à la réception en retard. Les visages se tournent vers moi lorsque je passe entre les tables. Des regards d'admiration louvoient sur moi... Ils me confirment que les elfes qui m'ont habillées et coiffées ont bien travaillé ! Les regards de mes trois compagnons s'éclairent également lorsqu'ils me voient. Ils me complimentent. Je suis vraiment aux anges. J'espère au fond de moi qu'aucune elfe ne m'arrive à la cheville. Et tant pis si c'est de l'arrogance, aujourd'hui je suis fière de qui je suis !...
Pendant le temps des amuse-bouches, je ressens les regards qui glissent sur moi. Balak, qui revient avec des verres pleins, me confirme que l'on parle beaucoup de moi ce soir. Je lui réponds avec beaucoup de malice :
- Ils ne sont pas prêts de m'oublier !
Le nain me lance un sourire de connivence. Nous sommes conviés par le maître de cérémonie de rejoindre la table du repas. Nous sommes installés entre le peuple d'Ombre Dansante et les nobles de Synmoria. Le repas se passe bien hormis les regards que lance la jardinière à Ombre Dansante. Vivement mon spectacle, je vais ratisser tous ses espoirs !
Juste avant le dessert, le maître de cérémonie fait silence :
- Votre Altesse, mesdames et messieurs. Pour vous ma Reine et pour vous tous (il fait alors un signe en direction du peuple d'Ombre Dansante), j'ai l'honneur de vous présenter la Marchebise Shen. Elle a bien voulu vous honorer d'une danse.
Je me lève et me dirige vers l'orchestre. Dos au public, je lance un prodige mineur :
Reine de l'Air,
Ma bien-aimée
Transmet la prière de ta servante
A celui qui en est digne
Alors, un vent tourbillonnant que seul Ombre Dansante va entendre lui souffle ces mots :
- Vois qui je suis !
Puis, je me tourne vers l'orchestre :
- Mes amis... mon corps vous appartient !
Je me mets alors à genoux en position fœtale et la musique commence. La première partie est très enfantine et fait beaucoup sourire dans l'assistance. Mais, dans la deuxième partie, la danse et la musique sont beaucoup plus sexuelles et violentes : elles vont crescendo jusqu'à ce que je décide de tomber au sol. Après un silence, la musique revient, très légère. Je me relève comme titubante. Puis, je regarde Ombre Dansante : je l'appelle pour qu'il soit mon cavalier. Balak le pousse. Lorsque l'elfe met ses mains sur mes hanches, je lui murmure :
- Je veux voir ton âme dans tes yeux !...
Il sait qu'avec ces mots, je vais rechercher la performance artistique, je vais pousser les codes de la danse dans ces derniers retranchements. Je prends très vite la direction de nos corps. Il est très bon danseur donc il sait ce que j'attends de lui. Aussi, nous virevoltons ensemble. Je perds un instant la notion du temps mais, d'un signe discret, les musiciens me rappellent qu'il va falloir faire le final. Enfin, je m'éloigne de mon compagnon, je tourne sur moi-même sans que cela veuille s'arrêter, de plus en plus vite. Des émerveillements fusent de l'assistance. Puis, sur la dernière mesure, un dernier mouvement souffle toute l'assemblée pour finir en un grand écart une main vers le ciel et une vers Ombre Dansante que je regarde dans les yeux. Les elfes applaudissent debout. J'ai réussi : je leur ai prouvé que je les valais tous. Je me relève avec grâce. Je salue l'assistance et saute au cou d'Ombre Dansante. Je l'embrasse avec passion. Out la jardinière !
Je remercie encore le public jusqu'à la fin des applaudissements. Puis je me retourne pour remercier l'orchestre :
- Vous m'avez portée grâce à votre musique. Mon corps vous appartiendra à chaque fois que vous le demanderez.
Lorsque je m'assoie à ma place, Balak se penche vers moi :
- Si vous faites des petits, gardez m'en un !
Le lendemain matin, le peuple d'Ombre Dansante repart par la porte vers sa destination : Eternelle Rencontre. La Reine les bénit. Nous les regardons partir. Ombre Dansante a un pincement au cœur. Avec douceur, je prends sa main dans la mienne. Lorsque le dernier elfe franchit la porte, il me regarde. J'essuie les larmes sur ses joues.
Puis la Reine se tourne vers nous et nous salue :
- Merci pour votre venue. Eliodys sait toujours comment me joindre. Je vous bénis tous.
Elle s'approche de chacun d'entre nous. Derrière elle, son maître de cérémonie est accompagné de deux serviteurs qui portent un plateau richement décoré. Plusieurs objets sont posés dessus avec soins. A Eliodys, la Reine dit :
- Je vous offre une selle de cheval magique qui vous permettra de ne jamais tomber.
A Balak Tirym, elle dit :
- Je vous offre, dans ce coffret de bois ouvragé, dix fléchettes qui ne manqueront jamais leur cible.
A Ombre Dansante, elle dit :
- Je vous offre une belle ceinture elfique avec des poches magiques pour mettre les composantes matérielles de vos sortilèges. Ainsi, vous serez plus efficace pour utiliser votre magie de combat.
Enfin, elle se tourne vers moi et dit :
- Je vous offre une harpe elfique de voyage. Cet instrument vous permettra de jouer une musique magique plus puissante encore.
Je la remercie avec beaucoup d’humilité. Elle ajoute en se penchant vers moi, comme dans un souffle :
- Vous êtes plus qu'une amie des elfes. Je vous bénie, jeune demi-elfe. Que votre quête soit couronnée de succès ! Vous ne le savez pas encore, mais beaucoup dépend de sa conclusion. Ne combattez plus ce que vous êtes, accomplissez-vous...
Les larmes me montent aux yeux. Je baisse la tête et baise la main de la Reine :
- Altesse, je suis votre sujet.
Mais l’heure du départ sonne. Nous la remercions de tout notre cœur, sauf peut-être Balak qui semble un peu déçu. Je pense être la seule à m'en apercevoir mais je préfère ne rien montrer.
Puis, nous quittons la cité elfique. Nous partons vers l’est pour Millebornes. Alors que nous nous éloignons de Synmoria, j'ai un regard vers Eliodys. A aucun moment durant le séjour, il nous a présenté son foyer et sa famille. Pas même ses amis. Je suis déçue. La confiance n'est toujours pas de mise avec l'elfe cavalier. Pourquoi est-il si distant ?
J'ai un dernier regard vers la cité avant qu'elle ne disparaisse derrière son voile magique. Je suis originaire de cet archipel... Mes parents s'aiment depuis toujours... Tous ce que je savais de mon enfance vient de s'écrouler. Qui était ma mère pour être connue d'une Reine elfique ? Pourquoi ma mère a-t-elle été obligée de fuir les Moonshae ? Pourquoi ne veut-elle pas que je sois enfin Shenela ?...
Aujourd'hui, je suis devenue l'amie des elfes. J'aime et suis aimée de mon compagnon. Malgré les responsabilités qui en découlent, ou peut-être à cause d'elles, j'irai au bout de ma quête.
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