Chapitre XIII : les voyages FRAM (Futiles Randonnées et Aventures Mouvementées)

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   Cette forêt est sombre et dense. Impossible de quitter le chemin. Plus nous avançons et plus les arbres semblent torturés, comme s'ils étaient victimes d'une influence occulte. Nous entrons enfin dans une clairière. En son centre, une mare, dont l'eau est très calme, occupe une grande surface. Ombre Dansante nous demande de faire silence. Alors qu'il est concentré, je l'observe. Après quelques instants, je lui dit :

- Il n'y a rien de suspect !

- Tu veux dire qu'il n'y a pas un seul bruit ! Renchérit Balak.

- Oui... Même pas un cri d'animaux ! continue Ombre Dansante. Ce silence n'est pas naturel.

  Je prends soudain conscience du vide oppressant autour de nous. Au centre de la clairière, la mare a des reflets arc-en-ciel. Elle respire le même calme que son environnement : pas une ride ne trouble sa surface ! Eliodys veut faire avancer son cheval jusqu'au bord de la pièce d'eau, mais l'animal refuse de bouger. Il semble nerveux.

- Ce n'est vraiment pas normal, dit Balak soudainement stressé.

  Il prend sa hache à deux mains et l'oeil aux aguets, il se tient prêt à toute éventualité.

- Ce n'est pas de l'eau, dit Ombre Dansante en montrant la mare qui semble couverte d'arabesques multicolores, c'est une espèce d'huile minérale. J'en ai déjà vue dans un lointain pays du sud. Cette huile est appelée bitume ou huile de feu.

- Huile de feu ? Dis-je interrogative.

- Lorsqu'elle est chauffée, elle peut brûler et l'eau ne peut pas éteindre ce feu...

  Eliodys descend de cheval et attache la bride de l'animal à une branche basse. Balak décide d'avancer en restant sur ses gardes. Dès que le nain atteint le bord de la mare, la surface se trouble et une silhouette informe s'élève devant lui. Cette forme vaguement humanoïde semble lancer un cri mais le silence reste toujours assourdissant. Avec des sortes de bras griffus, elle attaque le nain : Balak est repoussé de plusieurs mètres. Au sol, il secoue la tête et semble comme abasourdi :

- Méfiez-vous de ses coups ! Ce n'est pas votre corps qu'elle attaque, mais votre âme !

- Alors... évitez d'être touchés par ce monstre ! Crie Ombre Dansante en tirant son épée... Shen, connais-tu un chant magique pour nous protéger ?


  Quelques jours plus tôt. Assise sur la chaise attenante au lit, j'essorais la serviette que j'avais trempée dans la vasque d'eau fraîche. Je la posais délicatement sur le front d'Ombre Dansante. Il était toujours brûlant. Parfois, il se redressait pour délirer en elfique, puis, se rendormait tout aussi vite... épuisé. J'étais moi aussi fatiguée. Trois jours s'étaient passés depuis que j'avais conduit l'elfe blessé chez Toster. Je le veillais depuis, ne dormant presque pas. Ombre Dansante se réveillait pendant de courts instants. J'en profitais pour lui donner le médicament alchimique préparé par Toster. Pour l'aider à l'avaler, je lui faisais boire un demi-verre d'eau tout au plus ; il se rendormait très vite.
  Voilà trois jours que j'étais au chevet de mon amant malade. Trois jours que je culpabilisais de l'avoir jugé quand il m'avait révélé qu'il fut un pirate jadis. Quelle sotte je suis ! Quand j'avais réalisé que je ne pourrais pas soigner sa blessure, l'horreur de ce qui allait arriver m'éclaboussa. Si Toster ne pouvait rien non plus pour l'elfe, il deviendrait à son tour un mort-vivant... Le magicien du feu avait fortement insisté plusieurs fois pour que je me repose, mais j'avais refusé de quitter le chevet du malade.
  Eliodys entra soudain dans la chambre, sans s'annoncer. Il regarda Ombre Dansante, hésita... Puis, il me demanda de le suivre immédiatement :

- Le Comte a besoin d'une prêtresse ! Il faut que tu organises un office pour les pèlerins décédés.

  Eliodys eut un nouveau regard vers Ombre Dansante :

- Comment va-t-il ?...

- Très mal ! Il risque de devenir... ma voix s'étrangla.

  Eliodys prit une profonde inspiration :

- Toster saura s'occuper de lui. - Je ne le quitterais pas ! Je... je n'ai pas su le soigner...

  Je fus étranglée par un sanglot.

- Shen, tu es la seule prêtresse dans les environs. Les âmes de ces pauvres pèlerins assassinés ont besoin de toi !

  Je me levais en colère :

- Tu ne comprends pas !... Il risque de mourir par ma faute !

- Arrête de te torturer ! Tu n'y es pour rien, Shen. Laisse Toster faire son travail. Son sort est entre les mains des dieux... maintenant !

  Eliodys me prit par le bras mais je me dégageai nerveusement :

- Je ne peux pas le laisser ! C'est au-dessus de mes forces...

- Soit raisonnable... Korma, l'aspirant de Torm, a préparé tous les corps pour la cérémonie. Viens, Shen, s'il te plaît !

  J'étais partagée entre mon devoir et mes sentiments. Je regardais Eliodys dans les yeux. Il avait un code de l'honneur très rigide et une conscience religieuse très forte. Les elfes ont formé ce défenseur de la foi avec trop de zèle. Je n'avais pas entendu Toster entrer :

- Votre ami a raison. Allez faire votre devoir, Marchebise Shen. Je saurais m'occuper de votre ami. J'ai l'intention de discuter encore de magie avec lui, lorsqu'il sera rétabli.

  Je regardais Toster. Il m'avait volontairement donné mon titre de prêtresse pour m'obliger à réagir. J'attachais donc mes cheveux et me résolvais à suivre le cavalier. Je dis en séchant mes larmes :

- Partez devant ! Je vous rejoins dans un instant.

  Lorsque l'elfe et le magicien furent sortis de la chambre, je m'agenouillais au pied du lit d'Ombre Dansante. L'elfe avait encore un sommeil agité. Je le serrais contre moi et lui murmurais à l'oreille :

- Ne m'abandonne pas maintenant, Ombre Dansante ! Sans ta force, je ne pourrais pas aller au bout de ma quête. Je t'en supplie, ne m'abandonne pas. Je crois... je crois que je suis tombée amoureuse de toi...

  Puis, je me relevais doucement. Après un dernier regard vers le lit, je partis précipitamment. Je dis au revoir à Toster et j'ajoutais, à voix basse :

- Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour le sauver.

- Allez, mademoiselle ! Je vous promets de veiller sur votre ami.

  Lorsque je sortis de la maison, le soleil du matin m'aveugla. L'air froid me fouetta le visage. Les vents venaient me saluer. J'avais passé trop de temps dans la pénombre de la chambre. Je montais sur le cheval, derrière Eliodys. Je le pris à bras-le-corps pour bien me tenir et lui glissai à l'oreille, comme pour moi-même :

- Ne traînons pas... j'ai un devoir à accomplir !

  C'est ainsi au triple galop qu'il m'emmena au château. Quelques larmes perlèrent sur ma joue. Je me recentrais sur ma tâche que j'avais à accomplir. Ma prière sécha alors mes larmes.

  Dès notre arrivée, j'allais à la rencontre de l'aspirant de Torm pour que nous échangions sur les préceptes de son dieu. Après une heure de discussion théologique, nous nous étions mis d'accord sur le fond et la forme de la cérémonie d'enterrement. Torm était le dieu de l'obéissance et de la loi. Il était lié à la terre immuable. Ensuite, j'allais voir le Comte. Je lui demandais de donner des ordres afin de procéder à l'excavation de dix tombes.

  Ce soir-là, je sentis toute la fatigue que j'avais accumulée retomber sur mes épaules. Lors de mon bain, une servante m'avait détendue grâce à un efficace massage. Après m'être essuyée, elle entreprit de me coiffer. Sa douceur me permit de faire le vide complet dans mon esprit. Je repris pleinement conscience lorsque j'empruntais les escaliers pour rejoindre le dîner. J'arrivais, comme toujours, la dernière. Le Comte m'accueillit :

- Madame, vous illuminez ma maison de votre présence. Le retard est le luxe des belles femmes... Permettez-moi de vous dire que vous êtes la plus belle femme qu'il m'ait été donné de rencontrer !

  Il tira la chaise en arrière et je répondis en m'asseyant :

- Monsieur le Comte, c'est trop d'honneur que vous me faites. Je ne suis qu'une modeste artiste qui essaie d'amuser les autres pour vivre...

- Ne vous sous-estimez pas, relança-t-il. Vous êtes une prêtresse.

  Alors qu'il s'asseyait, Korma, l'aspirant de Torm, lança :

- Quel est le credo de votre foi, Madame ?

- Mon cher confrère, je sers les vents. Je suis une marchebise. Comme l'air qui va et qui vient, j'enseigne la liberté.

- Donc, attaqua-t-il, c'est pour cela que vous appartenez à un culte instable. Incapable de se fixer quelque part...

  M'est avis qu'il n'a pas dû aimer notre propos sur la différence entre nos deux cultes. Je le regardais dans les yeux, me posant en supérieure hiérarchique :

- Nous appartenons à un panthéon où chacun a sa place. Nous servons le peuple selon nos préceptes. Nos dieux ne sont pas différents mais complémentaires !

- Torm est le dieu de la loi (Korma était en pleine prêche) et de l'équilibre. Tout ce qui est instable et peut rompre l'équilibre doit être dénoncé...

- Calmez-vous, ma douceur contrastait volontairement, nous sommes à un dîner amical, pas à un symposium théologique ! La liberté et l'équilibre sont des forces dont le peuple a besoin. Il nous faut respecter toutes les sensibilités pour que chacun puisse vivre sa spiritualité...

  Korma s'aperçut que tout le monde nous regardait. Il hésita donc une seconde, avant de sourire :

- Vous avez raison. Je m'incline devant votre sagesse, Madame.

  Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose sonnait faux dans son discours. Je passais, ensuite, le repas comme effacée. J'étais trop fatiguée pour, à la fois, soutenir les appels à discussion du Comte et de l'aspirant de Torm. Je me sentais coincée entre un homme qui voulait me séduire et un arriviste qui voulait créer un rapport de force théologique. Ma fille, reste au-dessus de tout cela !

  Le lendemain matin, je dirigeais l'office pour la cérémonie et l'enterrement des dix pèlerins. L'aspirant de Torm m'assistait dans cette tâche délicate. J'appliquais à la lettre toute la procédure que nous avions mise en place.

  A l'issue de la cérémonie, le Comte me remercia avec gravité. Il avait beaucoup apprécié mon prêche sur la liberté et l'équilibre. Korma avait grincé des dents pendant toute mon oraison. J'espérais que personne n'avait remarqué ma gêne. Je regrettais de n'avoir pas fait monter à bord du bateau les pèlerins lorsque nous les avions dépassés, il y a quelques jours maintenant. Peut-être aurais-je pu leur sauver la vie ? Je restais au cimetière, l'après-midi. Pendant que le gardien couvrait de terre les cercueils, je bénissais les tombes des infortunés.

  En fin de journée, prenant mon bain, je remarquais la présence de la même servante que la veille. En y réfléchissant, elle était toujours présente lors de mes ablutions. Je l'observais de façon détachée pour ne pas attirer son attention, ce qui me permettait de photographier mentalement son visage et sa façon de se mouvoir, d'être. Durant toutes les tâches liées à mon bien-être, elle restait près de moi. C'est toujours elle qui m'habillait, me coiffait. Elle fut, comme toujours, la dernière à sortir lorsque je congédiai les servantes. Cette femme pourrait m'être utile. Mais, je n'en parlerais pas aux garçons : ils ne comprendraient pas...

  Le soir, lors du repas, de nouvelles informations géopolitiques nous furent dévoilées par le Comte. Sur l'île d'Alaron, en Callidyrr, dans de grandes ruines, siégeait la haute druidesse. Sa sœur était une grande sorcière. Le haut Roi était aux alentours du lac de Loch Myr. Je savais que, tôt ou tard, il me faudrait rencontrer la haute Reine. Au moins, maintenant, je savais où la chercher. Dans les îles de Norland, de Moray et d'Oman, au nord de l'archipel, vivaient des vikings. C'était un peuple sauvage qui maîtrisait admirablement la navigation. Jetho, le capitaine de la garnison du château, raconta qu'il avait vu un Worgh, une sorte de loup géant, il y avait quelques temps. Il était gros comme un cheval et se tenait à l'orée de la forêt de Bassedur, au sud-est du château. Eliodys précisa que cet animal n’était pas un compagnon d'Oleane puisque les Worghs étaient beaucoup plus sombres que les loups qui accompagnaient cette druidesse. Nous apprenions que dans les marais de Shuchen, à l'ouest, il y avait beaucoup de gibiers et d'insectes. Mais, sombre et dense, il y régnait une atmosphère malsaine. Même les Hommes-lézards avaient quitté les lieux. Les marais seraient hantés par le fantôme d'Artrand Shuchen, dit-on. Il était le dernier chevalier survivant de l'assaut contre le sorcier sombre. La légende disait aussi qu'il y avait une Reine dans ces marais.

  Le lendemain matin, j'étais retourné chez Toster. La fièvre d'Ombre Dansante était enfin tombée : il commençait à se sentir mieux. Je l'embrassais avec fougue et continuais de veiller à son bon rétablissement.

  De son côté, au château, Eliodys entraînait au combat le fils du Comte de Palefroy. Durant cette période, Balak venait souvent chez Toster. Il accepta la proposition que lui avait faite le magicien du feu, il y avait peu. Après avoir sélectionné un choix de plusieurs livres, ils s'étaient entendus sur le prix. C'était cher mais les ressources magiques dispensées par Toster, pour la réalisation des ouvrages, permettraient de gagner un temps non négligeable. Balak commanda une copie de chaque ouvrage ; il espérait être prêt lorsque l'elfe/dragon de cuivre lui demanderait le service de taille de pierre.

  Après une semaine de soins intensifs, Ombre Dansante s'était remis de sa blessure. Je remerciais Toster chaleureusement et lui payais largement les soins, sans en parler à mes compagnons.

  Nous avions décidé de retourner à Caer Corwell. Cela faisait plusieurs semaines que nous n'étions pas revenus chez nous. Nous descendions jusqu’à Millebornes puis nous obliquions vers l’est. Nous passions au nord des marais des Hommes-lézards et au sud de la cité cachée des elfes. J'aurais aimé retourner à Synmoria pour discuter avec la Reine des elfes, mais Eliodys avait refusé. Après quatre semaines de marche, nous arrivions enfin à Caer Corwell.

  Je prenais rendez-vous avec le Sénéchal. Maintenant que je n'étais plus à son service, je voulais connaître les raisons qui l'avaient poussé à me choisir comme espionne à rumeurs. A cette question, il répondit :

- Lorsque le bourgmestre m'a décrit vos compétences, vous correspondiez exactement à ce que j'attendais de ce poste.

- Pourquoi aviez-vous besoin d'espions à rumeurs ?

- Gouverner, c'est prévoir et l'information est la force de la décision, choisissez entre les deux... dit-il après un temps de réflexion.

  Je sens la colère monter. Je me redresse, fière et radieuse. Je le fixe dans les yeux et lui dis avec beaucoup de maîtrise :

- Monsieur le Sénéchal, j'ai risqué ma vie pour vous, j'ai toujours été loyale envers vous et vos gens... Vous me devez des explications !

- Calmez-vous, Mademoiselle Shen ! Certes, vous avez raison, votre loyauté force le respect.

  Il s'enfonce dans son siège alors que je me rassois. Le Sénéchal prend une inspiration et raconte :

- Je n'ai aucune certitude... Mais beaucoup d'informations, sans qu'elles puissent me donner une vision globale, m'obligent à être prudent. Le groupe qui avait brûlé les maisons de Caer Corwell faisaient partie de la même organisation que ceux qui occupaient votre maison...

- C'est pour cela que je n'ai pas trouvé d'autres antennes de cette organisation, le coupais-je. Nous les avons toutes démantelées !...

- C'est cela ! Confirma-t-il. Et puis, il y a la présence d'orcs sur les terres du baron Carment. Les Shahuagins continuent de perturber les échanges par bateau. Alors, oui... je me suis servi de vos services pour avoir des yeux !

- Je vois, répondis-je un peu désabusée. Et les elfes ?.. Et les nains ?... Est-ce que vous communiquez avec eux ?

- Oui... Votre ami Eliodys est un ambassadeur des elfes du nord. Quant aux nains, ils ne se sont pas manifestés... pour l'instant.

- Merci, Seigneur Sénéchal, dis-je en me levant pour prendre congé. Ah !... Une dernière question ! Que pense le Roi de tout cela ?

- Je ne sais pas. Je lui transmets mes informations... mais je n'ai pas encore eu de retours. Mademoiselle Shen, je vous demanderais de ne parler à personne de cette conversation. Merci d'avance. Votre service auprès de moi est terminé. Vous avez remboursé votre dette, que comptez-vous faire maintenant ?

  La question était directe. Je réfléchis quelques instants :

- Je ne me sens plus à votre service, donc n'attendez plus de moi un rapport hebdomadaire... Néanmoins, si je reçois des informations qui me semblent très importantes, je n'hésiterais pas à vous les transmettre.

  Je sortis avec décontraction. Aujourd'hui, je peux le dire : je suis maîtresse de ma vie.

  Pendant ce temps, Balak rencontra l'intermédiaire qui lui avait fourni ses contrats de joaillier. Le nain recevait enfin les bénéfices de la vente du collier qu'il avait réalisé plusieurs mois auparavant.

  Nous prenions quelques jours de repos dans notre maison. J'en profitais pour retourner à l'Ours Bicéphale. Le patron accepta que je fasse deux représentations. Je n’avais jamais cessé de m’entraîner à chaque fois que j’en avais eu l’occasion. Je constatais donc avec un certain bonheur que le public ne m'avait pas oubliée.

  Après quatre jours, nous repartîmes en bateau pour le port de Fantom. Durant cette semaine de navigation, je pouvais faire de nouvelles introspections. Ma mère pouvait-elle être une druidesse ? Ceci expliquerait la puissance de sa bénédiction qui m'accompagnait toujours au cours de toutes ces années.

  Une fois arrivés au port de Phantom, nous laissâmes le navire sous la responsabilité de Viktor. Puis, nous remontions le long du fleuve, vers le château de Palefroy. Une étape à Millebornes nous permit de savoir que les rôdeurs n'avaient toujours pas trouvé de traces de la jeune femme disparue.

  Au château de Palefroy, nous fûmes accueillis par le Comte avec les honneurs. Il appréciait notre présence... enfin, surtout la mienne ! Nous lui apportions des nouvelles du monde et j’offrais régulièrement des prestations artistiques durant le repas du soir. Les distractions étaient rares en son château. Ce que j'adorais, lorsque nous logions sur le domaine du Comte, c'était que je pouvais prendre un bain chaud chaque soir. Je pouvais ainsi me vider la tête, réfléchir à ma quête personnelle. J'avais réuni suffisamment d'informations pour commencer à tisser des débuts de raisonnement. Mais, des questions restaient encore en suspens. Pourquoi ma mère m'avait-elle menti sur le lieu de ma naissance et sur sa relation avec mon père ? Pourquoi se cachait-elle dans les quartiers pauvres d'Eauprofonde ? Je pensais très bientôt pouvoir parler de tout cela à mes compagnons.

  J'avais tissé des liens de confiance avec les servantes du Comte. Elles me donnaient des renseignements sur les invités et étaient au courant des dernières nouvelles de la capitale qui parvenaient au château. Et après le bain, elles acceptaient de parfaire ma toilette, surtout l'une d'elles... Elles me trouvaient très belle. Ma vie était ainsi : aujourd'hui princesse, demain de nouveau une simple aventurière poussiéreuse luttant contre la vermine sur les routes de l'archipel ! La servante, que j'avais remarquée, m'avouait son admiration pour ma plastique. J'étais mal à l’aise avec les compliments, mais j’essayais de n’en rien montrer. En discutant, elle m'avoua qu'elle voulait quitter cet endroit pour tenter sa chance dans la capitale du royaume. C'est une ambitieuse ! Voilà qui conforte les plans que j'ai pour elle.

  Avec mes amis, nous avions longuement parlé de la suite de nos actions dans la région. Je voulais suivre la trace de l'ancien chevalier disparu. Ombre Dansante voulait aller vers les marais de l'ouest. Balak et Eliodys voulaient savoir d'où venait le Wharg. Nous décidâmes après discussions de nous rendre à la forêt de Bassedur, au sud-est. Nous prîmes congés du Comte. A Thurmestre, nous remerciâmes encore Toster pour son aide. Balak était également très content, il avait reçu son premier livre. Nous dîmes ainsi au revoir au magicien du feu.

  Le lendemain matin, nous nous dirigions vers la forêt. Le deuxième jour de marche, au milieu de l’après-midi, nous avions aperçu un nuage de poussière au loin. Il suggérait qu'une importante troupe en déplacement se rapprochait de nous. Nous nous cachions dans un bosquet afin d'observer à distance le passage de ces gens. Une heure plus tard, nous voyions passer une vingtaine d'humains qui se déplaçaient à marche forcée sur la piste. Ils étaient armés essentiellement d'épées courtes et d'arcs. Ils étaient dirigés par un meneur équipé d'une impressionnante armure de plate. Il portait, par-dessus sa carapace de métal, une cape rouge et une ceinture de la même couleur. La troupe se dirigeait vers le sud-est. Soudain, le meneur se précipita sur le dernier humain de la colonne et le tua. Ombre Dansante me mit la main sur la bouche pour m'empêcher de hurler.

  Lorsque la troupe s'éloigna, hors de vue, nous sortîmes de notre cachette pour aller voir le cadavre. Il portait une cape grise avec une armure de cuir et une épée courte. Il avait les yeux globuleux et sentait le poisson. (Cela nous rappela une odeur déjà rencontrée sur les archers qui accompagnaient le prêtre sombre). Il était vidé de tout son sang. Pourtant, il n'y avait pas plus de quelques gouttes sur le sol, autour de son corps. Ombre Dansante réfléchit et fit le lien avec son expérience. Il nous apprit que c'était un guerrier de sang que nous venions de voir passer. Il était accompagné de guerriers sûrement drogués et servant de chair à canon et de réserve d'énergie à leur chef.

  Je ne pouvais pas me résoudre à laisser ces aberrations de la nature vivre. Nous parlons de la conduite à tenir. Nous sommes tous d'accord : un culte sombre est à l'oeuvre sur ces terres. Nous décidâmes de suivre la troupe pour les attaquer par surprise. A la tombée de la nuit, nous les rattrapâmes. Ils avaient déjà installé leur campement. Nous nous cachions à bonne distance pour les observer et organiser un plan. Il nous fallait une diversion pour effectuer une attaque par deux côtés en simultané. Je proposais de faire exploser un feu de camp pour les aveugler. Mais, mes amis préférèrent que je les harcèle avec mes libellules de feu. Pendant ce temps, Eliodys chargera à cheval par la gauche, Ombre Dansante et Balak attaqueront par la droite. Je m'agenouillais et fis une prière à Akkadie, la Reine des vents, pour pouvoir galvaniser mes compagnons. Puis j'invoquais un sylphe.

Mère des sylphes et des vents

Je te demande assistance

Soutiens-moi par tes chants

Que ton fils Le grand Vent

Tourbillonne autour de moi

Et éloigne mes ennemis Soudainement

  Lorsqu'il vit le sylphe, Balak eut un mouvement de recul. Je le rassurais ; il n'avait rien à craindre de cet esprit. Il n'était pas comme celui que nous avions rencontré dans les mondes élémentaires. Je saluais l'enfant de ma déesse. Mes amis ne comprirent pas pourquoi je parlais au sylphe comme s'il était une personne. Mais en tant que prêtresse d’Akkadie, je devais le respect aux enfants de la Déesse du vent. Je lui demandais, en langue venteuse, de me protéger si jamais je devais essuyer une charge. Je me positionnais à ma place : c'était à moi d'ouvrir le bal !

Libellules de feu

Entendez votre servante

Noyez ce chevalier armé

Battez de vos ailes

Pour éloigner ce fieffé demeuré

Et le jeter hors du Temps

Loin de mes amis guerriers

  Dès que mes traits magiques partirent frapper de plein fouet le guerrier de sang, Eliodys chargea à cheval. Nos deux autres amis chargèrent à pied de l'autre côté. Nos adversaires étaient assez lents et maladroits dans leurs réactions. Je les soutenais avec mes projectiles magiques. Sans laisser aucun répit à la troupe de guerriers, mes trois compagnons les abattirent tous. Leur chef, par contre, fut un adversaire coriace. Il semblait encaisser toutes mes libellules de feu sans sourciller. Mais, lorsqu'il resta le dernier adversaire debout, il finit par plier et fut abattu par mes amis. Lorsque la tension du combat fut retombée, je soignais mes compagnons blessés.

Dame des Vents,

Par mes mains,

Apporte le soulagement à ces âmes

Et rends-les pures aux drames !

  Puis, nous fouillions le camp. Tous les soldats avaient effectivement les yeux globuleux et sentaient le poisson. Sur les conseils d'Ombre Dansante, nous brûlâmes les corps avant de repartir, mais nous n'avions rien trouvé d'intéressant.

  Deux jours plus tard, nous arrivâmes en lisière de la forêt de Bassedur. Nous la longions par le sud. Puis nous la contournions par l'ouest, remontant vers le nord. Ce faisant, nous longions une faille. Au bout d'un vallon, nous avions bifurqué vers l'intérieur de la forêt, empruntant un chemin plus large que ceux que avions croisés précédemment.

  Après deux heures de marche forestière, nous étions arrivés dans une grande clairière. En son centre s'étalait une grande mare d'un liquide sombre et visqueux. Ombre Dansante reconnut ce qu'il appelait du bitume ou de l'huile de feu. Soudain, un humanoïde démoniaque surgit de la mare d'huile épaisse et nous attaqua. Bien qu’il en ait vu d’autres, Balak fut paralysé par cette vision d'horreur.


  Ombre Dansante me crie :

- C'est une âme en peine. Connais-tu un chant pour nous protéger ?

- Je... Je pense que oui, répondis-je en me concentrant sur l'effet que je voulais produire. Je chante une prière mystique. Elle va aider mes amis à protéger leurs corps contre les attaques de cet ectoplasme visqueux : ce fantôme pourrait absorber leur fluide vital. Mes amis frappent avec diverses réussites. Ombre Dansante crie :

- Utilisez vos armes magiques, les armes conventionnelles ne lui font rien !

  J'utilise alors mes projectiles magiques pour aider à affaiblir ce fantôme agressif. Après un combat homérique, Eliodys donne le coup de grâce, l'âme en peine s'effondre dans la mare. Je me précipite vers Balak. Heureusement, le nain a su préserver son intégrité spirituelle. Il a été toutefois choqué par le mode d'attaque du fantôme. Je constate avec soulagement que personne d'autre n'a été blessée durant l'échange. Eliodys nous interpelle. De la mare, une espèce de forme nuagique s'élève. Je m'approche du bord de la mare, sans aucun geste menaçant. Je sens inconsciemment que ses intentions sont bonnes : c'est un esprit qui a la vague apparence d'un chevalier en armure. Il nous fait même une révérence et s'exprime directement dans notre tête. Il nous remercie de l'avoir libéré de l’enchantement qui le retenait prisonnier. Ombre Dansante lui demande son nom. Il dit s'appeler D'Artrand Shuchen. Il est l'âme du chevalier disparu, après avoir combattu la Reine des Marais. Il nous dévoile que c'est cette dernière qui a attaché son esprit au lieu. Il propose d'offrir son matériel au premier d'entre nous qui le retrouvera dans la mare. Les trois garçons se précipitent aussitôt dans la mélasse pétrolifère pour la fouiller.

  Je suis amusée par le spectacle que donne mes trois amis. Mais, il n'est pas question pour moi d'être souillée par cette graisse minérale. Pendant que mes amis pataugent comme des gosses, je me tourne vers l'esprit. Je fais une prière pour que son âme s'élève. Puisses-tu être en paix et rejoindre ton paradis !

  C'est Eliodys qui triomphe en trouvant une armure et un sac qui contient des fioles. Je regarde mes compagnons avec dégoût. Ils sortent de la mare, souillés par l'huile noire :

- Si l'un d'entre vous s'avise de me toucher... je le brûle sur place !

  Nous décidons de retourner à Thurmestre. Mais, en premier lieu, arrivés à la rivière, mes compagnons se lavent pour se débarrasser de toute la souillure de la mare et ils prennent de nouveaux habits.

  Puis, nous rejoignons la petite cité de Thurmestre. Nous allons chez Toster et lui confions, pour analyses, les fioles retrouvées dans la sacoche de l'esprit. Nous allons, ensuite, au château du Comte de Palefroy. Nous lui contons nos aventures, le soir même, pendant le souper. Lorsque Eliodys lui montre l'armure qu'il a sortie de la mélasse, le noble personnage reconnaît aussitôt les armoiries :

- Ce sont celles du chevalier d'Arlerette. Ces armes appartenaient au guerrier de la légende.

  Quand Balak aborde le sujet des guerriers de sang, le Comte mesure la gravité des nouvelles que le nain lui apporte.

  Le lendemain matin, il envoie des messagers pour en référer aussitôt à tous les rôdeurs de la région : des guerriers de sang foulent de nouveau le sol de ses terres. Nous passons la journée en occupations diverses. Je restais occupée à penser à la servante qui semblait m'admirer. Je connaissais enfin son nom : Nadij.

  Le soir même, lors de mon bain, je congédie toutes les servantes, sauf Nadij :

- Apporte-moi ma brosse à cheveux, Nadij !

  Alors qu'elle me tend la brosse, je lui prends le poignet. Je lui dis d'une voix douce en lui jetant un regard dur :

- J'ai vu ton manège, Nadij. Tu es toujours la dernière à sortir de cette pièce. J'ai vu ton regard lorsque je m'habille. J'ai senti ton trouble quand tu me baignes. Qu'as-tu à répondre de cela ?

- Je... Je ne sais pas Madame, répondit-elle en tremblant et en baissant les yeux.

- Est-ce que tu me trouves belle ? Mon regard se fait plus doux.

- Bien sûr, Madame ! Répondit-elle surprise.

- Est-ce que tu aimerais devenir quelqu'un d'autre ?... Changer de vie ?... Quitter ce château pour aller à la capitale ?

- Je ne sais pas Madame (elle se comportait comme un animal traqué) !

- Ecoute-moi bien ! (Ma voix se fit plus douce) Je peux te former pour te permettre de rencontrer les grands de ce monde. Tu pourras partager la table des Comtes et des Rois. Mais... il y a une contrepartie, plutôt dangereuse ! Donc, accepterais-tu que je te permette de rencontrer des personnes importantes, d'égale à égale en échange d'un service périlleux ?

- Je ne comprends pas, Madame, ce que vous voulez de moi...

  J'approchais alors ma main de son visage pour le relever. Je me penchais vers elle pour lui déposer un baiser. Elle hésita mais ne se retira pas. Puis, je lui glissais à l'oreille, presque dans un murmure :

- As-tu déjà aimé une autre femme ?

  Lorsque je me rhabille, je la regarde :

- Tu es douée, c'est bien ! Je te propose de te former pour devenir une courtisane. Sache que je fus l'une des plus en vue à Eauprofonde. Même le Sénéchal de la ville venait manger dans ma main. Je ne te propose rien de moins... Donne-moi ta réponse demain matin, discrètement, à l'issue du petit-déjeuner ! En fonction de ta réponse, que je voudrais positive, je te demanderais un service. C'est donnant - donnant !

  J'allais ouvrir la porte et me retournais.

- Tu es ambitieuse, Nadij, je l'ai bien vue. Mais... pas un mot à mes compagnons ! Ils ne comprendraient pas.

  Le lendemain matin, juste après le petit-déjeuner, Nadij vient me voir alors que je suis seule :

- J'accepte votre offre, Madame. J'aimerai tellement avoir votre vie...

- Ne te trompe pas, jeune fille, je ne vais pas t'apprendre à être une aventurière, mais... une courtisane ! C'est un métier très dangereux. Je vais t'apprendre à endurcir ton esprit. Il te faudra être forte.

- Madame, vous m'aimerez encore ?

- Non... (ma réponse fut cinglante), elle en fut choquée. Hier, je n'ai fait que te montrer la puissance que tu pourrais acquérir. A partir de maintenant, tu deviens mon élève. Tu n'obtiendras rien de plus de ma part ! Mais, si tu me sers bien...

- Que dois-je faire ?

- Je veux que, quoique tu fasses, tu sois le plus possible en présence du Comte. N'hésite pas à faire des détours pour, au moins, être en sa présence, même fugacement... Je veux tout savoir de qui il voit, ce qu'il dit, les messages qu'il reçoit et qu'il envoie. Je veux que tu sois comme une présence habituelle pour lui. Tu devras me rapporter tout ce que tu sais après le bain.

- Qu'a-t-il fait pour que vous soyez amenée à vous méfier ainsi de lui ?

- Je ne me méfie pas du Comte... je veux... le protéger (ma réponse est douce et maîtrisée). Avec mes compagnons, nous avons vaincu des forces du mal qui veulent asservir la région. Après les défaites que nous leur avons fait subir, elles risquent de vouloir approcher le Comte, directement, pour l'influencer. Par ton action, tu seras en quelque sorte sa première protectrice, en me mettant au parfum de tout ce que tu pourras glaner.

  Lorsque je la quitte pour rejoindre mes compagnons, je n'ai pas un regard pour elle. Je verrais ce soir si elle mérite mon enseignement. Ensuite, quand j'aurais formé une remplaçante, plus rien ne me liera à ce métier. Alors, enfin, Shenela pourra envisager de renaître.

  Dans les jours qui suivirent, Nadij vînt me faire son rapport tous les soirs, après le bain. Elle était franche et me rapportait tout ce qu'elle voyait. Toutefois, j'avais demandé aussi à Lucifer de la surveiller en permanence. Ainsi, je savais que je pouvais avoir confiance en elle. Lorsque je lui dispensais mes leçons et conseils, j'étais sans pitié pour elle. Lorsqu'elle se rebellait, j'étais plus dure :

- Qu'est-ce que tu crois, petite sotte ? Cette voie est dangereuse. Si tu n'es pas capable de te contrôler en toute circonstance, tu seras considérée que comme une catin. Il te faudra être plus forte que tous ces hommes qui te désireront. Alors oui, je te soumets à la frustration... tu dois la dépasser ! Tu dois être plus forte !

- Bien, Maîtresse. Son ton était résigné, mais je sentais le bouillonnement en elle.

  Réveille-toi, grandis-toi. Je la quittais sans me retourner. Si je montre une seule faiblesse, elle s'y engouffrera.

  Après quelques jours au château, nous décidons de retourner voir Toster à Thurmestre. J'en informe Nadij. Je demande à Lucifer de la surveiller pour la protéger. Il ne me rejoindra que si je m'éloigne de trop.

  Toster nous annonce que les fioles contiennent des potions de domination très puissantes. Elles sont de réalisation non humaine visiblement et fabriquées à base de poissons, d’où leur forte odeur. J'émettais l'hypothèse que ces potions pourraient être confectionnées par les shahuagins. Toster ne répondit pas ; il parut très troublé par cette pensée.

  Beaucoup d'éléments ont des connections entre eux. Je commence à penser à ce que la Druidesse du lac m'avait confié : un mal ancien est en train de se réveiller.

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