Chapitre XV : un dragon sans donjon

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- Qui êtes-vous ? Je sens l'or !...

  La voix grave semble venir de nulle part et de partout à la fois... Il m'est impossible de déterminer son origine dans cette brume qui nous entoure.

- Qui êtes-vous ? Je sens l'or !...

Manifestement, la source de cette voix a une idée fixe. Balak Tyrim pose une main sur sa besace et chuchote alors :

- Cet or est à moi... je l'ai trouvé ! Celui qui voudra me le prendre n'est pas encore né !!

  Ombre Dansante est concentré, il écoute chaque bruit qui vient de l'espace environnant. Je l'entends murmurer comme à lui-même :

- Allez ! Montre-toi !...

  Quant à Eliodys, il a le visage fermé, comme à son habitude. Il ne dit rien mais je sens bien que son esprit tourne vite.

  Nous tenons nos armes fermement et formons un cercle défensif. Chacun est tourné vers l'extérieur, dans une direction différente, sans savoir d'où viendra le danger. La sueur ruisselle le long de mon dos. Je serre mes deux épées jusqu'à faire blanchir mes phalanges. Je me sens si petite dans ce marais où l'horizon se confond avec cette brume compacte. Ma vie me semble réduite à ces quelques mètres perçus. Des vagues de chaleur menacent de m'envahir pour me déstabiliser. Soudain, un souvenir s'impose à mon esprit... Je revois Zakia, avec sa peau d'ébène et ses cheveux tressés, me dire : « ta peur ne te permettra jamais d'éviter le danger... Affronte-la ! ».

- Je vous vois et vous portez mon or !...

  Inconsciemment, je lève la tête : ce que je vois alors, me glace d'effroi.


   Une semaine plus tôt. Lorsque je sortis de chez Toster, l'air frais du matin me fit du bien. Je savais au fond de moi que je devais tout raconter à mes compagnons à propos de ma quête. Mais... par quoi, allais-je commencer ? J'avais tellement peur de les mettre en danger, si je leur parlais. Ce jour-là, je compris ce que la druidesse du lac avait voulu me dire : « Je soupçonne un mal ancien de vouloir revenir à la surface. Je mettrais trop de monde en danger, si je vous en disais davantage... ». Nous allions à l'auberge pour connaître les nouvelles de la région. Nous avions besoin de glaner des renseignements sur les marais de l'est, avant de partir. En me voyant entrer, l'aubergiste de Thurmestre me fit signe. Il me montra un homme d'environ une trentaine d'années :

- Madame, ce Monsieur, assis à cette table, souhaiterait vous rencontrer...

  Je me dirigeais, donc, vers lui et lui demandais ce qu'il me voulait. Il me répondit :

- Je cherche une dénommée Shen.

- Que lui voulez-vous ? (J'essayais de garder une certaine assurance).

- J'ai un message pour elle. D'après la description que l'on m'en a faite, vous pourriez être celle que je recherche.

- Et que vous a-t-on dit d'elle ?... (Il avait éveillé ma curiosité).

- On m'a dit que c'est une très belle demi-elfe portant deux épées dans le dos et des dagues à la ceinture. (Il me dévisage). Vous n'avez pas le physique d'une combattante !

- En effet, je suis une maître-lame.

- Il se dit que les maîtres-lames sont les meilleurs combattants du monde.

- Vous voulez dire les meilleurs jongleurs, intervient Balak dans mon dos, c'est une artiste... pas une guerrière !! (Ce nain était une plaie avec sa franchise naturelle).

  L'homme me donna une lettre qui m'était adressée. Je dénouais la cordelette qui la retenait fermée ; je l'ouvris et la lis. Je me tournai ensuite vers mes compagnons :

- C'est un message d'Aldehar, le fiancé de la jeune femme enlevée.

  Au dos d'un court message de remerciements pour ce que nous faisons, il a dessiné un portrait de Parella... Nous nous installâmes à une table centrale pour boire une chope. Je donnais la lettre à mes compagnons. Pendant que le message faisait le tour de la table, j'étais à l'affût des conversations alentours. L'auberge était animée par nombre de discussions qui tournaient toutes autour d'une mauvaise nouvelle : deux pêcheurs des environs, de bonne composition, avaient été retrouvés morts et démembrés en bordure des marais. C'était un fait-divers très rare mais qui était déjà arrivé, il y a de cela plusieurs années. Hélas, je n'en appris rien de plus.
  Nous passâmes l'après-midi à faire nos courses à Thurmestre dans le but de nous équiper pour partir visiter les marais à l'est. Nous prenions de la nourriture séchée, des bâches imperméables. Je me procurai des cuissardes suffisamment souples pour ne pas entraver mes mouvements tout en ayant les pieds au sec.
  Avant de partir, nous fûmes invités par Toster à passer la nuit chez lui. Nous l'interrogeâmes sur les marais et il raconta :

- Il y eut, plus d'un siècle auparavant, une Reine qui régnait sur ces marais. Mais, subitement, Plus personne n'en a entendu parlé. Parfois, en effet, nous retrouvions une personne ou un animal démembré à la lisière de son territoire. Mais aucun témoin n'avait jamais rien vu qui ressembla à un début de piste...
  Nous partîmes de Thurmestre le lendemain matin, après avoir dit au revoir à Toster. L'air frais de ce début de journée était agréable, le ciel était dégagé et un soleil froid tentait, un peu vainement, de nous réchauffer. Nous arrivâmes à la bordure des marais vers midi. Nous grignotâmes rapidement puis nous décidâmes de la marche à suivre pour explorer cette plaine humide. Pendant que l'écuyer d'Eliodys, le jeune Jack (qui nous avait accompagnés), montait le camp, nous décidions de patrouiller.

  Quant à mon chat, Lucifer, il était toujours au château pour surveiller le Comte et Nadij.

  nous avions décidé de prendre le camp comme point de référence. Puis nous nous déplaçâmes autour, en demi-cercles de plus en plus grands. Le cheval d'Eliodys, curieusement, était aussi à l'aise dans les marais que sur la terre ferme. C'était un inextricable labyrinthe d'arbustes végétatifs constitué de touffes de joncs. L'eau était trouble et une odeur putride de champignons nous prenait à la gorge. Une légère brume donnait un aspect irréel à notre environnement.

  Après plusieurs heures de progression, sur une zone de hauts fonds affleurants, Eliodys et Balak Tyrim trouvèrent une empreinte de pied profondément enfoncée dans le sol. Elle mesurait bien un mètre de long. Un peu désorienté et fatigué, Ombre Dansante nous expliqua que cette trace était le résultat d'un hasard de la nature. Je le regardais, interloquée : il n'était pas vraiment dans son assiette aujourd'hui. D'après les explications entendues à l'auberge de Thurmestre, il semblerait que ce lieu fut proche du site où furent retrouvés les deux pêcheurs morts. Aucun de nous n'était un chasseur averti, mais il était évident que j'avais affaire à une trace de pas géante. (Je déglutis avec peine : cette... bête... devait être vraiment immense !).
  Nous décidâmes de continuer les recherches, désormais, armes à la main. La progression était toujours aussi pénible. Parfois, nous devions nous arrêter dès que nous foulions un endroit hors d'eau. Nous profitions de ces instants pour souffler et nous reposer mais aussi, parfois, pour enlever des sangsues qui se collaient à nos jambes. Fichues bestioles !

  Peu après un de ses arrêts, nous nous remîmes en marche. Soudain, je vis Balak disparaître sous l'eau. Avec Eliodys, nous fûmes tous les deux les plus prompts à réagir. Nous fouillâmes, les mains dans l'eau, pour tenter de repérer notre ami. Le nain réapparut, la tête hors de l'eau, et je l'aidai à reprendre pied sur la terre ferme. Il s'essuya le visage et lança :

- Je loue mon père. Ce heaume de respiration aquatique qu'il m'a donné, m'a sauvé la vie !...

  Le nain était tombé dans un trou d'eau. Tout à coup, il fouilla sous l'eau frénétiquement pour sortir sa hache avec satisfaction :

- Ah !... Enfin, sans elle... je me sens tout nu ! Regardez ce que j'ai trouvé, par hasard, au fond de ce trou d'eau, ajouta-t-il en nous tendant des bijoux.

  Il serrait dans ses mains une chaîne en or et un rubis. Bonne pêche ! Ils étaient, sans nul doute, issus d'un artisanat de grande qualité. Après avoir observé ces objets précieux, nous reprîmes notre progression difficile. Il commençait à se faire tard. Le soleil avait fortement décliné. Nous décidâmes de nous arrêter. Nous avions trouvé une surface hors d'eau pour monter un campement de fortune. Nous nous étions répartis les tâches. Je fus de corvée de bois ; Eliodys s'occupa d'allumer un feu et Balak de préparer le repas. Quant à Ombre Dansante, il sécurisa les lieux. Je cherchais le bois le plus sec possible. J'avais commencé à cumuler un fagot.

  Soudain, me penchant pour ramasser une branche morte, j'eus un brusque mouvement de recul. Je ne pus réprimer un cri d'effroi : je vis une dizaine de squelettes de taille humaine avec tous leurs os broyés. Alertés par mon cri, mes trois compagnons me rejoignirent en courant armes à la main. Voyant les ossements, Balak serra sa hache à deux mains et dit prudemment :

- Hum !... Apparemment, nous sommes sur le terrain de chasse d'une grosse bestiole ! Ce sont sans aucun doute les reliefs de ses repas. Il va falloir être prudents, si nous ne voulons pas être inscrits à la carte de son prochain menu !...

  Il fut convenu de faire des tours de garde et d'alimenter le feu toute la nuit. Le brouillard ambiant empêchait la diffusion de la lumière au loin. Je lançais un prodige sur une des bûches pour qu'elle ne puisse pas s'éteindre durant la nuit :

Branche, brûle comme mon cœur

pour la Dame des Vents,

Réchauffe mon corps et mon âme,

Mon âme sœur !

  Le lendemain était le deuxième jour que nous passâmes dans ces marais. La présence des squelettes à moins de cinquante mètres de notre campement m'inquiétait toujours autant... Tendue, je n'avais guère d'appétit. Après un rapide petit-déjeuner, nous démontions notre campement. Puis, nous dispersions les cendres de notre feu dans l'eau pour laisser le moins de traces possible. Nous repartions pour continuer nos demi-cercles de progression.

  La matinée était bien avancée quand Balak tomba à nouveau dans un trou d'eau. (Quel boulet, celui-là !). Il remonta vite fait à la surface en brandissant, cette fois, un gros ceinturon à la boucle en or décorée de sculpture et au cuir gravé de sigles kabbalistiques. Il était incrusté de pierres précieuses. La boucle représentait une tête de loup. J'ajoutais, moqueuse :

- Tu devrais jouer aux dés avec ta chance. Tu chois deux fois en deux jours et tu tombes à chaque fois sur des objets précieux...

- La présence de ces objets précieux dans ce marais, ajouta Ombre Dansante, ce n'est vraiment pas normal !!

  Le reste de la journée se passa sans aucun autre fait marquant.

  Le soir, nous montions un nouveau camp sur une surface hors d'eau. Nous nous répartîmes de nouveau les tâches de la même manière que la veille. Pendant le repas, Ombre Dansante demanda à scruter plus attentivement les objets trouvés par le nain. Il fit, à chaque fois, une passe magique et ses yeux se mirent à luire. Après une heure passé à observer magiquement ces trésors, il nous révéla au sujet du ceinturon :

- C'est le seul des objets qui soit magique, sans nul doute. Regardez ! Ce sont des runes d'enchantement que je vois ici... et là aussi ! Lorsque j'aurais plus de temps, je pourrais l'analyser de façon plus approfondie.

- Si tu trouves des bottes de sept lieues, Balak, dis-je moqueuse, je suis preneuse. Ces marais sont vraiment pénibles !

  Le troisième jour de progression, nous ne trouvions rien le matin. L'après-midi, un phénomène curieux attira notre attention : la terre se mit à vibrer. Je vis des rides se répandre sur l'eau. L'onde se troubla aussitôt. Puis, le phénomène recommença plusieurs fois. Je sentis un silence oppressant autour de nous : aucun clapotis, aucun bruit d'animaux, ni même d'insectes. Tout à coup, j'entendis une voix grave et caverneuse :

- Qui êtes-vous ?.... Je sens l'or.


  Je scrute les volutes de brouillard. Mes yeux de demi-elfe possèdent pourtant une très grande acuité, mais je ne vois rien, même pas une ombre ou un mouvement. Curieusement, je sens des gouttes d'eau tomber sur ma tête et mes épaules. Pas comme une pluie, cela ressemble plutôt à une gouttière. Je lève les yeux vers le ciel. Le brouillard semble impénétrable. Mais, en y regardant à deux fois, une ombre paraît se dessiner dans cette purée de pois. Je l'aperçois mieux lorsqu'elle se met à bouger lentement. En fait, elle s'approche doucement...

  Je suis tétanisée par ce que je vois sortir de la brume persistante : un serpent géant nous toise. Il semble tellement grand, que son corps se perd dans les vapeurs qui nous entourent : il m'est impossible d'estimer sa longueur. Son corps, couvert par une crête osseuse, doit bien faire deux mètres de diamètre au minimum. Ses écailles ont des reflets verts sombres. J'aperçois l'ombre de deux pattes qui soutiennent ce corps serpentin... Il y en a sûrement d'autres le long de cette forme gigantesque. Ce n'est pas un serpent, c'est un dragon ! Il tourne sa tête vers nous. Elle est allongée, parée de deux yeux jaunes, brillants d'une intelligence acérée, fendus de fines pupilles verticales. Il répète encore :

- Je sens l'or !...

  Ombre Dansante murmure alors :

- C'est un dragon vert. Il est parmi les plus versatiles des serpents géants. Mieux vaut redoubler de prudence...

- Et que proposes-tu, demande Balak ?

- Offrons-lui un gage de bonne volonté, intervient Eliodys.

  C'est la première fois que je vois l'elfe cavalier aussi fébrile.

- Oui, offrons-lui de l'or, surenchérit Ombre Dansante. Il ne peut pas savoir que c'est le sien !

- Qu'entends-tu par son or ? (Je ne comprends pas où Ombre Dansante veut en venir).

- C'est pourtant simple. Un dragon est attiré par l'or. Il l'amasse et le garde jalousement. Nous marchons sur son trésor, il est sous nos pieds, dans tout le marais. Balak n'a pas eu de la chance : tous les trous d'eau doivent effectivement regorger d'ors !...

  Nous nous regardons. Cela me donne le vertige. Je sens le froid engourdir mes membres. Je n'ai jamais rencontré un être aussi grand. Je repense aux histoires que j'ai entendues au château de Palefroy et à Thurmestre. Alors, voilà finalement la fameuse Reine du marais... C'est un dragon qui se réveille de temps à autre pour manger des chasseurs ou des pêcheurs passant sur son territoire. Balak intervient en chuchotant :

- Tu n'as pas quelque chose de brillant à lui donner ?...

- Il flaire l'or. Si nous lui donnons autre chose, il le saura tout de suite, coupa Ombre Dansante.

- Ta compagne et toi savez faire de l'or illusoire, non ?... tente le nain dans un souffle vain.

- Tu veux notre mort, coupe Ombre Dansante ! Donne donc un peu d'or, peut-être pas tout ce que tu as trouvé, mais au moins une petite partie.

- … Bon, d'accord ! Renchérit le nain dans un soupir, la mort dans l'âme.

  Alors, Balak prend le collier en or et la pierre précieuse.

- Qui êtes-vous ? Je sens l'or... (la voix du dragon devient insistante voire agressive).

  Il nous faut jouer finement ! Ombre Dansante s'adresse au serpent vert, avec beaucoup de respect et même un peu de crainte :

- Nous sommes des envoyés du Comte de Palefroy. Il s'inquiète des récentes disparitions d'humains. En guise de bonne volonté, nous vous avons apporté de l'or.

  La tête du dragon s'approche de nous et nous scrute :

- Deux elfes, un nain et une demi-elfe qui se promènent sur mon territoire pour me voler... et prétendent même... être généreux !?... (Le reptile géant paraît être sur le point de s'énerver).

  Inspirant un grand coup, Ombre Dansante fait un pas en avant. Il tente :

- Nous ne voulons que la paix avec vous, Reine des marais.

- Ahhh !... Il y a encore des mortels qui se rappellent de mon titre ! Cela demande effectivement récompense... Alors, je vais peut-être vous laisser... en vie !

  Je ne comprends pas pourquoi, mais je sens que ce gros serpent commence à m'échauffer les oreilles. Je serre les poings et la mâchoire !

- Vous êtes magnanime, Altesse. (Ombre Dansante est en train de faire du lèche-botte !).

  Soudain, le souvenir de l'Oeil et de la peur que je ressentais en sa présence me traversent l'esprit et s'imposent à moi. Depuis que j'ai recouvré ma liberté, je ne le crains plus. Je n'ai pas l'intention de redevenir l'esclave d'une puissance, quelle qu'elle soit ! Je regarde Balak, qui est à côté de moi, et lui murmure :

- Je n'en peux plus de nous voir nous avilir ainsi... Cela traîne en longueur ! D'accord, c'est une grosse bête mais elle a franchement besoin d'être remise à sa place !

- C'est sûrement vrai... mais l'elfe a raison : si nous voulons vivre, il va nous falloir faire profil bas, jeune fille ! Et cela va me coûter beaucoup de me séparer de mon or. (Il me pose sa main sur mon bras en signe d'apaisement). Ne fais rien qui risque de nous mettre en danger, jolie Shen... Il est impossible de savoir comment cette bestiole va réagir !

  J'inspire un grand coup pour me calmer.

- En plus, c'est une dragonne, tu devrais savoir que ce sont les pires... se permet d'ajouter Balak, sur le ton de la raillerie.

  Si, en plus, le guerrier nain se paye ma tête, je sens que je vais perdre mon sang-froid.

- Alors !... Où est mon or ? (Le dragon a de la suite dans les idées et sa patience semble s'épuiser).

  Balak lance vers le dragon vert, à contre cœur, ses deux objets précieux.

- Alors... voilà les voleurs qui me privent de mon trésor !! éructa vivement le dragon d'un ton royal et suffisant.

- Nous nous excusons, répond Ombre Dansante de façon mielleuse. Nous ne pouvions pas savoir que nous marchions sur votre trésor... votre Altesse !

- Bien... ! Je me sens d'humeur magnanime aujourd'hui. Alors... je vais vous charger d'un message à destination de ceux que vous servez... Mon message est le suivant : si vous ne voulez pas que je brûle toutes vos habitations, vous devrez m'amener... Voyons, voyons... oui, c'est ça... toutes les semaines, deux chèvres... afin de me sustenter ! Ainsi, je ne m'attaquerais plus aux vôtres... sauf s'ils me volent !

- Nous en parlerons aux autorités compétentes, répond Ombre Dansante. Mais le rythme de deux chèvres par semaine sera difficile à tenir. Vous ne préférerez pas... deux, chaque mois, plutôt ?

- J'exige une réponse sous huitaine... Et si vous essayez de me tromper, et bien... je brûlerais les maisons et leurs habitants !

  Comme pour ponctuer définitivement la discussion, le dragon lève la tête. Son souffle enflammé s'élève vers le ciel et se perd dans la brume. Je me sens si petite devant cette puissance. Je sens mes mains trembler. J'ai si froid soudainement. Son Altesse nous demande d'annoncer à tous que les marais sont sa tanière et que personne ne doit y pénétrer. Finalement, tous ces monstres se ressemblent : ils n'ont que faire des gens du peuple. Malgré ma peur, ou peut-être à cause d'elle, j'ai envie de dire ce que je pense à ce monstre arrogant. Balak, qui a vu mon trouble, pose sa main sur mon bras. Je le regarde me faire non de la tête. Je fixe le dragon : mon compagnon a raison, mais cette grosse bête ne perd rien pour attendre.

  Ombre Dansante nous fait signe de reculer doucement. Lorsque nous ne voyons plus le dragon, nous repartons vers notre camp de base sans être inquiétés par le serpent géant. Nous rejoignons Jack et le chariot, le lendemain au soir.

  En nous voyant, l'écuyer s'empresse de nous préparer à manger. Nous dînons en silence. Jack nous dévisage l'un après l'autre avec un regard d'incompréhension. Après un temps difficile à estimer, Balak est le premier à briser le silence :

- Bon ! Nous nous en sortons pas trop mal. Nous avons récupéré deux objets précieux.

- Maudit nain stupide ! Tu penses vraiment ce que tu viens de dire, lance Ombre Dansante !

  Balak le regarde avec un léger sourire :

- Bien sûr que non ! On aurait dû se servir plus largement.

  Ombre Dansante lève les yeux au ciel. Puis, il pose son regard sur moi et me reproche :

- Si nous devons revoir ce dragon dans huit jours, il va nous falloir être calme. Je ne sais pas ce que le Comte de Palefroy en pensera mais il ne faudrait pas que tu perdes ton sang froid de nouveau, Shen !

  Je le regarde froidement :

- Je ne supporte pas ces monstres qui veulent faire de nous leurs esclaves. Je n'ai pas fui l'Oeil pour être à la botte de ce serpent géant.

- Certes, tu as raison, continue Eliodys. Mais quelle chance avons-nous contre ce monstre ?

  De nouveau, je sens la colère monter :

- Eliodys, je suis prêtresse des vents. Je défendrais la liberté chaque fois que je le pourrais. Je préfère mourir libre qu'être vivante et prisonnière. Mais... je vous rassure, nous irons, demain, parler au Comte. Je suis d'accord avec cela !

  Ensuite, plus personne ne parla de la soirée.

  Tôt le matin, nous levons le camp. Nous retournons au château de Palefroy. Aucun d'entre nous ne brise encore le silence durant le voyage de retour. Même Jack, à côté de moi, préfère rester en retrait, assis sur son chariot. Il me dit doucement :

- C'est souvent comme ça entre vous ?...

- Non ! Je te rassure ! Parfois... c'est pire, parfois... c'est mieux !

- C'est censé me rassurer ? Reprend-il inquiet.

  Je ris aux éclats, ce qui a pour effet de perturber le jeune homme davantage.

  Le lendemain, en début d'après-midi, nous arrivons à destination. Lorsque nous donnons la raison de notre demande d'audience : la Reine des marais a refait surface, le Comte accepte de nous recevoir en urgence. Après que nous ayons transmis l'ultimatum du dragon vert, il décide de prendre un temps de réflexion jusqu'au dîner.

  Je profite de ce moment pour revoir Nadij. Mais elle ne m'apprend rien de nouveau, si ce n'est que le Comte s'interroge sur l'influence grandissante du culte de Torma dans la région. Il a raison, ceci risque de se faire au détriment de l'influence de la déesse.

- C'est bien, lui dis-je. Tu as mérité ta première leçon. Tu te prépares à exercer un métier très dangereux. Je vais te donner ta première épreuve. Je veux que tu me rapportes le peigne de la défunte femme du Comte. Il l'a gardé, je le sais. Je dois bientôt repartir dans les marais : tu as jusqu'à mon retour pour mettre à exécution ce larcin. Personne ne doit se douter qu'il a disparu.

- Je ne comprends pas, Madame !

- Je t'ai déjà dit que tu dois être maîtresse de tes émotions. Personne ne doit te soupçonner. Surprends-moi !

  Le soir, lors du dîner, le Comte nous fait part de sa décision :

- J'ai beaucoup réfléchi à tout ce que vous m'avez raconté. Si la bête est aussi grosse que vous me l'avez rapportée, et je pense en effet qu'elle l'est, nous avons beaucoup à craindre. J'ai consulté les écrits de mon grand-père sur cette période. Rien ne stipule qu'un dragon domine les marais. Mais, les longues périodes de sommeil, le besoin de manger de grandes quantités auraient dû mettre la puce à l'oreille de ses contemporains.

- Me permettrez-vous de consulter ces livres à notre retour ? Demandais-je.

- Bien sûr, Madame ! C'est avec beaucoup de plaisir que je vous montrerais ma bibliothèque... dès que vous en ferez la demande ! (Son regard insistant me mis mal à l'aise).

J'espère qu'il n'y a pas anguille sous roche... J'aurais intérêt à ne pas rester seule avec lui.

  Le lendemain, le Comte fait dépêcher trois hommes pour trouver deux chèvres et dédommager l'éleveur. Je choisis de passer la journée à prier et à m'entraîner avec mes épées, sous les fenêtres du château. Je ne suis pas dupe ; à plusieurs reprises, j'entrevois le regard du Comte peser sur ma personne.

  Le surlendemain, nous repartons pour les marais avec deux chèvres afin de nourrir le serpent géant. Sur la route, Ombre Dansante nous recommande :

- Face au dragon, vous restez derrière moi et vous me laissez parler !

- Et si je retrouve de l'or... je renégocie, se moque Balak !

- Nous faisons profil bas... pour l'instant, répond agacé Ombre Dansante !

  Je demande à Ombre Dansante comme à moi-même :

- Tu penses vraiment que ces marais sont tapissés d'ors ?

- Je ne le pense pas... J'en suis sûr, répond-il avec gravité !...

  Le dragon vert vient à notre rencontre, au bord des marais. C'est comme s'il était attiré par le bêlement des chèvres : il a l'ouïe vraiment fine.

- Ah !... C'est bien !... Vous êtes des gens raisonnables. (Le dragon prend les chèvres, qui bêlent de terreur, avec une de ses pattes). A dans une semaine, ici-même !...

  Le dragon s'éloigne avec son dîner et disparaît dans la brume. Nous rejoignons aussitôt Jack et la charrette. Le lendemain matin, nous décidons de contourner les marais pour éviter une nouvelle mauvaise rencontre.

  Deux jours sans aucun fait marquant plus tard, au matin, nous voyons plusieurs personnes dans les marais, au loin. En s'approchant, nous nous apercevons que ce sont des géants, deux adultes et deux enfants. Ils mesurent de deux à quatre mètres de haut. Ils ne paraissent pas être agressifs. Je leur parle la première :

- Bonjour, savez-vous que, dans ces marais, vous êtes sur le territoire d'un dragon ?

  Les deux adultes se regardent interloqués. Ils prennent, soudain, un air abattu. Puis, s'adressant à nous, ils disent :

- Nous ne le savions pas !... Nous voulions aller vers l'ouest mais, des géants des collines nous ont repoussés de façon agressive dans ces marais... Nous ne savons plus où aller !

- Qui êtes-vous, demande Ombre Dansante ?

- Nous sommes des Fomoirés !

- Ah ! Des géants magiciens ! Commente Ombre Dansante.

- Oui ! Mais par nature, nous ne sommes pas agressifs, contrairement aux géants des collines qui nous ont malmenés.

- Et vos géants des collines, ils sont combien ? Demande Balak.

- Ils sont deux ! Ils sont au sud d'ici.

- Ecoutez, s'exclame Ombre Dansante ! Vous allez vous diriger vers le nord : vous sortirez très vite des marais. Puis, installez un campement ! Nous irons voir le seigneur des lieux pour vous obtenir une terre à exploiter.

  Ces géants semblaient vraiment perdus ; je les questionne :

- Où sont vos géants des collines ?

- Ils sont à l'ouest. Méfiez-vous, ils sont très agressifs !

  Nous décidons d'aller à la rencontre de ces géants. Après deux heures de marche, nous les trouvons enfin. Mais, contrairement aux Fomoirés, ils refusent toute discussion. Même lorsque Eliodys les prévient qu'ils sont sur le territoire d'un dragon : rien n'y fait ! Le combat devient la seule option possible. Je soutiens mes compagnons avec mon chant de courage. Ils se rendent vite maîtres des géants qui sont abattus. Nous repartons vers la frontière des marais. Je me retourne : je n'en suis pas vraiment sûre, mais il m'a semblé, durant un instant, apercevoir dans la brume deux yeux fendus nous regarder avec satisfaction.

  Le soir, nous arrivons au camp où Jack nous attend. Il nous prépare un bon souper.

  Le lendemain, Nous rentrons faire notre rapport au Comte de Palefroy. Celui-ci accepte de fournir aux Fomoirés un territoire au sud-ouest des marais. Ils lui paieront un loyer lorsqu'ils seront installés.
  Nous retournons à Thurmestre pour voir Toster. Celui-ci nous dit qu'il a lu dans une chronique de l'époque qu'un dragon dominait la région, il y a plus de deux siècles. Il exigeait un tribut du même acabit que ce que le dragon vert a demandé au Comte ; et puis un jour, plus rien ! Le dragon a dû s'endormir, c'est commun pour ces énormes monstres. Le magicien pense que le dragon vert doit avoir mille ans.

  D'anciennes forces se réveillent ; la druidesse du lac avait raison. Je me décide : le soir venu, j'invite mes trois compagnons à me rejoindre dans la chambre que j'occupe avec Ombre Dansante. Lorsque tout le monde est assis, j'inspire un grand coup et me lance :

- Je dois vous dire que ce dont nous allons parler doit rester entre nous !... Par où commencer ?...

- Par le début, coupe Balak !

- Bien sûr, stupide nain !... Ma mère est originaire de cet archipel. Elle est partie pour s'installer à Eauprofonde. Ma mère s'est occupée de moi, seule. Aussi, je n'ai jamais connu mon père. J'ai été élevée dans le culte du secret. Je ne devais rien dire sur qui j'étais, travestissant même mon nom (mes trois compagnons commencent à se lancer des regards interrogatifs). Je ne peux encore vous révéler mon vrai nom car je pense que c'est encore trop dangereux pour vous !

- Tu as d'autres mensonges dans ton sac, demande Ombre Dansante ?

- S'il te plaît (j'implore les larmes au bord des yeux), ne me torture pas ! Laisse-moi finir mon histoire... (Je reprends une grande inspiration pour me redonner une contenance) Je ne me suis jamais sentie à ma place ! Un jour, adolescente, j'ai décidé de partir à la recherche de mon père pour comprendre qui j'étais. J'ai donc décidé de commencer mon enquête par les îles qui ont vu naître ma mère.

- Bon c'est bien beau, petite, mais les mélis-mélos, c'est pas mon truc, interrompt Balak...

- S'il vous plaît, arrêtez de m'interrompre. Je viens à l'essentiel !... Depuis que je suis ici, j'ai pu rencontrer beaucoup de monde, principalement grâce à vous trois. J'ai appris que ma mère a fui cet archipel pour me protéger d'un mal ancien. Elle fut quelqu'un de connu car la Reine des elfes et ses cadres, ainsi que les druides, la connaissent. Ils l'ont tous reconnue au travers de mes traits. J'ai bien peur qu'il en soit aussi ainsi de ses ennemis. Car le comble de la situation veut que je ressemble beaucoup à ma mère. Je ne sais ce qu'est ce mal ancien qu'elle a fui, mais il est en train de se réveiller.

- Donc, tu veux dire que les prédictions des elfes, les guerriers de sang, le démon de la porte et les shahuagins sont les facettes d'un même mal, Eliodys parlait comme d'habitude sans passion.

- Je ne sais pas, Eliodys. Mais j'ai autre chose à vous dire. Mon père est un elfe ménestrel et il parcourt le monde. La Reine des elfes le connaît. Il serait en train de parcourir le pays des géants de glace. D'après les elfes, je serais même une princesse !

- Rien que ça, se moqua Balak !...

- Oui, Balak. Et je pense que ma simple présence, parmi vous, vous met tous en danger... Voilà vous savez tout ! Je comprendrais si vous décidiez de partir maintenant. Mais, si vous restez avec moi pour affronter les dangers qui s'avancent, je vous en serais éternellement reconnaissante !

- Flatteuse, intervient Balak sourire aux lèvres.

- Je t'aiderai, intervient Eliodys.

- Tu diras, donc, merci à ta maîtresse pour l'aide qu'elle me donne grâce à ta présence !

  Eliodys se rembrunit et se rassied aussitôt, vexé. Pendant tout ce temps, Ombre Dansante est resté silencieux et concentré durant mon discours.

- Tu peux compter sur ma hache, jeune Shen, me confie Balak.

  Je remercie mes deux amis et les raccompagne jusqu'à la porte. Je ferme l'huis en me retournant ; Ombre Dansante s'est levé et me regarde avec insistance.

- Qui es-tu ?...

- S'il te plaît, ne me torture pas. Chiraz ne m'a pas tout dit à cause du danger que représente cet ancien mal.

- Je croyais que nous avions une histoire, tous les deux !... Comment dois-je t'appeler, insiste-t-il ?

  C'en est trop, je m'écroule en pleurant. Ombre Dansante m'aide à me relever. Il me fait asseoir sur le lit et prend place près de moi. Je m'essuie les yeux lorsqu'il me lève le menton.

- Ne te m'éprends pas, commence-t-il, je t'aiderais et je te défendrais... Mais, j'ai besoin d'en savoir plus !

- Sache que Shen est le diminutif de mon vrai nom, ce n'est pas un faux nom. Je ne peux t'en dire plus.

- Soit, je te crois. Tu n'as rien à ajouter ?

  Je le regarde dans les yeux :

- Rien de plus !... Si ! C'est ta mère qui m'a appelée la première, princesse. Et sache que la Reine des elfes a un œil sur nous deux depuis que nous avons rétabli l'équilibre élémentaire de l'archipel.

   Il m'embrasse... plus que des mots, un geste bien réconfortant en la circonstance !

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