Prologue

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– Si tu quittes cette pièce maintenant, c’est une guerre que tu vas déclencher. Est-ce vraiment ce que tu souhaites ?

L’elfe au teint cendré s’arrête, mais ne prend pas la peine de se retourner. Sa mâchoire serrée tente de se détendre alors que son front reste barré par une détermination sans faille. Sa voix caverneuse pareille à un râle teinté d’amertume résonne dans la salle du trône.

– Cette guerre, vous nous y poussez. Ô, père des Harades, répond-t-il sur un ton mêlant l’ironie à l’agressivité. Je refuse de voir les miens à genoux devant votre peuple de bâtards déficients plus longtemps.

Juché sur son trône, l’empereur Uluriël V garde des traits aussi impassibles que le sommet des montagnes. Son ample robe de soie bleutée frémis à peine alors que son bras droit s’élève pour faire signe aux gardes de ne pas intervenir. Arven déteste cet air rude et détaché qu’à toujours affiché l’empereur à leur égard. Lui et son peuple ne sont-ils que des chiens dressés à ses yeux ?

La cour de l’empereur se fait aussi piaillarde qu’une nuée d’oiseaux effrayés, alors qu’Arven reprend sa progression. C’est sous les insultes et les crachats qu’il quitte la salle du trône millénaire. Il serre les poings et garde la tête haute. Plus jamais il ne la baissera devant un aël ! Sa progression à travers le quartier impérial ressemble à une marche de la honte. Les insultes fusent, la garde fait son possible pour empêcher la foule de s’adonner au lynchage, les détritus volent et s’écrasent parfois sur la cape de lin pourpre du seigneur elfique.

Mais Arven reste droit et digne. Ce n’est pas la honte qui empourpre ses joues. Mais une rage comme il n’en avait jamais ressenti avant. Des elfes, ce sont des elfes qui le malmène ainsi. Des créatures vils, satisfaites de leur esclavage ! Point de collier à leur cou mais de magnifiques barreaux dorés sertissant une prison invisible, que ces sots ne reconnaissent même pas pour ce qu’elle est. Des idiots qui ne comprennent pas que sa lutte, elle est pour eux aussi. Qu’elle est pour tous les elfes de l’Haradhelion.

Le soir même, c’est avec les trois quarts de ses troupes ayant choisi de le suivre qu’Arven Garsheduril, seigneur de sa maison, quitte la capitale pour laquelle il a voué sa vie. L’elfe se le jure, la prochaine fois qu’il en franchira les portes, ce sera pour réclamer la tête d’Uluriël ainsi que de tous les autres aëles.

***

Pas un seul instant, Arven n’avait envisagé que l’Empereur gardait dans sa manche un tel atout. Le seigneur de la maison Garsheduril connait la puissance technologique des aëles, il les a servis toute sa vie. Mais ce feu tombé du ciel, jamais il n’a soupçonné qu’Uluriël V avait encore en sa possession pareille arme antique. Il a vu cette espèce s’enfoncer dans la paraisse et laisser son héritage se perdre dans le sillage de sa décadence. Mais il fallait que sa dernière pincée de puissance brute, Uluriël l’utilise contre lui en ce jour décisif.

Ses premières lignes d’infanterie sont maintenant dégarnies, ses hommes pulvérisés par des frappes venues des étoiles. Le silence d’après tempête et l’incompréhension laisse rapidement place à une surprise teintée d’effroi saignant et gueulard. La plaine se parsème de cratères encore fumant qui témoignent de la brutalité de ce qui vient de s’abattre sur les renégats. Comment la lance et l’arc peuvent-ils espérer triompher de ces machines si haut dans le ciel qu’aucun elfe ne peut espérer les atteindre ? Si seulement Arven avait le pouvoir de vision lui aussi, comme ce faux dieu qui trône à la capitale. Peut-être aurait-il vu ce désastre.

Une rage sourde crispe à présent les poings d’Arven et son visage s’assombrit comme un ciel d’orage alors que tous les muscles de sa nuque se raidissent. Ses dents s’entrechoquent, grincent, attrapent la chair de ses joues et la morde jusqu’à ce que sa bouche s’emplisse du goût ferreux de son sang. Cette bataille, il vient de la perdre avant même qu’elle ne commence vraiment. L’avenir des elfes de l’Haradhelion restera entre les mains d’une poignée d’aëles maladifs, son peuple leur esclave docile. A cette idée Arven souffle comme un buffle d’eau, son cœur se soulève et tressaute dans sa poitrine.

Ses généraux se pressent autour de lui, supplient pour qu’il ordonne la retraite. D’autres, animés de l’énergie du désespoir, exigent de continuer la lutte à tout prix. Mais Arven reste fermé à leurs tergiversations, il ne les entend même plus. Il observe impuissant la cavalerie des loyalistes décimer ce qui lui reste d’archers par une charge de flanc. Des cavaliers de ce côté du fleuve ne signifient qu’une chose : la maison Musashel l’a trahi. Avant même d’avoir tenté de se libérer du joug de l’empereur, toutes les grandes maisons en dehors de la sienne se sont docilement couchés devant Uluriël V. Arven les déteste. Il leur voue à cet instant une haine bouillonnante qu’une torture aussi abjecte qu’elle soit ne saurait refroidir.

Le seigneur Garsheduril observe ses troupes se fragmenter, ses lieutenants chuter les uns après les autres. La déroute est totale, et maintenant ses hommes courent en tous sens afin de sauver leur peau. A chaque elfe ayant rejoint sa cause qui s’effondre, Arven Garsheduril se sent mourir un peu plus en dedans, percé d’une nouvelle flèche. Sortant de sa transe il donne son ultime ordre, un repli vers l’est. Les terres de bourbe offriront de nombreuses cachettes à ses troupes pour se rallier et reformer un ensemble cohérent. Mais pour l’heure, chacun doit fuir à toute jambe ! Si la guerre est perdue, la cause peut peut-être perdurer avec les survivants.

***

Voilà un an depuis la bataille qui a scellé le sort d’Arven. En ce jour, la pluie tombe en lourde gouttes sur sa tente de commandement rapiécée.

Les terres de bourbe se sont révélées être plus hostile que les renégats ne l’ont envisagé. Chaque jour, leurs rangs se dégarnissent un peu plus, la maladie, la faim ou le désespoir ont raison des plus fervents partisans. Les loyalistes les traquent également. Autrefois, ils étaient des frères, aujourd’hui ils les exécutent comme des bêtes folles ; folles d’avoir rêvé de liberté pour leur espèce.

Le seigneur des rebelles ne peut qu’observer les mines assombries de ses derniers officiers. C’est un nouveau coup dur qui leur est asséné en ce jour pluvieux. Arven annonce un nouveau repli toujours plus loin vers l’est. Ils passeront le fleuve ce soir, lorsque les sentinelles des Musashel se font moins nombreuses.

C’est dans les jungles qu’Arven est poussé à se rendre. Depuis quelques temps maintenant, une voix lui susurre à chaque idée noire d’oser cette dernière aventure insensée. Se rendre là où aucun elfe ne s’est jamais rendu. Et pourquoi ? La réponse lui échappe… mais c’est ce que murmure les songes étrangers qui s’immiscent dans son crâne un peu plus profondément chaque jour qui passe.

Les tentes de fortunes sont démontées, les hommes font leur sac. Et c’est aux premiers rayons de lune qu’ils passent par petits groupes les eaux verdâtres de la Serpentine. Sous le couvert des arbres géants de ce territoire désolé, les elfes qui suivent encore cet idéal de liberté s’exilent hors des terres de leurs ancêtres.

***

Deux ans maintenant qu’Arven a conduit les lambeaux de son armée sur ces terres lugubres. Contre toute attente, ces jungles se font moins inhospitalières que celles du nord, sous domination des Kharveta. Elles abritent une faune moins impulsive, une végétation plus clairsemée. C’est comme-ci ces terres survivaient sur une gloire passée, ayant atteint une maturité laissant à cette nouvelle espèce en son sein que sont les elfes un terrain propice au développement d’un nouveau cycle. La forêt et ses mystères s’ouvrent doucement et récompense l’audace de ceux qui se sont aventuré sur des terres interdites par les aëls.

Une fois fixée sur un territoire qui lui est siens, la troupe des renégats à vu ses effectifs grossir. A la faveur de la nuit, ils sont nombreux à le rejoindre dans sa cause, fuyant l’empire harade. Il en vient de tous les territoires de l’empire, de tous les horizons sociaux. Et surtout, des deux sexes. De premiers enfants sont nées dans ces bois plus anciens que les montagnes. Les partisans d’Arven ont repris confiance, leur rêve s’assure de vivre une génération de plus.

Pourtant, quelque chose manque. Arven ne sait l’exprimer, les mots s’échappent sur le bout de sa langue avant qu’il ait pu articuler ses pensées brouillonnes. Les voix qui l’ont poussées jusqu’ici sont toujours présentes. Elles le poussent à s’enfoncer toujours plus profondément dans les jungles. Il a laissé le gros de ses troupes en divers villages à travers son nouveau royaume, passé ses montagnes émoussées que sont les Korvudars depuis longtemps. Les voix s’apaisent quand il fait route vers l’est.

C’est un monde nouveau qui s’ouvre à lui. Occulte, ancien, malsain et hostile. Malgré les épreuves, on dirait que la forêt elle-même se couche à son passage comme un traqueur bien nourri et dressé, présentant un ventre rond et confiant à son maître.

***

Aujourd’hui, Arven comprends enfin. Sa quête de liberté était veine, immature. L’elfe ressent une honte indicible d’avoir été suffisamment bête pour croire à des idéaux si naïfs. Depuis tout ce temps, il était l’esclave de ses idées, fussent-elles tournées vers le bien de son peuple.

Ses compagnons gisent à ses genoux tremblants contre le sol rocailleux, déchiquetés. La seule vraie liberté, c’est celle de s’adonner à ses plus profonds désirs. Les plus inavouables, animales. La chose qui se tient face à Arven a massacré ses hommes, et pourquoi ? Parce qu’elle en avait l’envie, parce que ça lui faisait plaisir. Jamais ils ne l’ont menacé et elle ne ressentait aucune peur face à eux. Elle a juste été prise d’une pulsion de mort qu’elle a voulu assouvir sans se poser de question. Est-ce logique, justifié ? Ces considérations n’ont pas d’importance.

La sauvagerie est la seule forme de liberté parfaite, la civilisation ses chaînes. Arven comprend enfin les voix qui chuchotent dans les tréfonds de sa tête depuis tant d’années. Elles voulaient qu’il subisse cette prise de conscience ici, par-delà bout du monde, face à cette émissaire de puissances bien supérieures aux elfes, aux aëles, et à tout ce qu’il avait pu s’imaginer.

Au fond de lui, Arven le savait déjà. Ces dernières années passées à travers les jungles par-delà les Korvudars l’ont profondément marqué. Elles l’ont éloigné de cet être raffiné et éduqué qu’il avait été. Le gardien de la capitale, le chien toiletté et en laisse des aëles.

Ses compagnons de route et lui-même ont appris à chasser quand la nourriture a commencé à manquer, et à manger le plus faible de la troupe au besoin. La dureté du bois s’est immiscée en eux alors que leur matériel de couchage tombait en lambeaux et qu’ils apprenaient à dormir dans les arbres pour échapper aux prédateurs. Ils ont laissé les malades aux charognards lorsque ceux-ci ne supportaient plus la rudesse des journées étouffantes et des nuits glacées.

Arven et sa meute sont devenu plus forts, sauvages. Mais pas encore assez sauvages pour leur ultime défi. Ils ont hésité à bondir lorsque la créature s’est montrée à eux, leurs esprits ont voulu rationnaliser l’improbable. Erreur mortelle.

Maintenant il est seul face à ce monstre impossible, perdu sur une terre qui l’est tout autant. A peine avait-il plongé dans les eaux sans fond du puit de pierres noires avec sa troupe qu’ils s’étaient retrouvé égarés dans un dédale de chemins tortueux et mouvants, s’agitant dans un décorum aux cieux verdâtres sur une pleine de rocailles roses acérée comme des lames. Arven a marché ce qui lui parut être un mois entier. Ces amis tombant de fatigue, ou sombrant dans une folie morbide.

Tout ça, tous ces efforts, pour mourir ici comme une bande de chiots face à un embûcheur. Arven est prit d’un franc sourire satisfait qui déforme ses traits austères. Il a finalement atteint son but, trouvé ses réponses. Les terres par-delà son monde ont été bonnes maîtresses, il sait aujourd’hui que tous ses efforts sont vains.

La folie le gagne, décrispe ses muscles effrayés. L’ancien seigneur elfique dénaturé rit aux éclats en observant ses mains mutées par sa trop longue excursion dans les royaumes éthérés. Elles sont devenues gigantesques, rudes, simiesques. Ses ongles noirs sont épais comme des os, tranchants comme des pierres. Le reste de son corps n’a pas non plus échappé aux transformations. Arven réalise alors que lui aussi, à présent, est entré de façon irrécupérable sur le chemin de la sauvagerie.

La monstruosité faite d’ombres éternelles s’avance vers lui calmement. Son œil unique à l’iris mauve, incrusté à la verticale sur un large front osseux, crépite d’impatience. La mise à mort de sa proie n’a que trop duré. L’ombre informe lève un bras en forme de masse d’arme haut dans les airs, s’apprête à effectuer un mouvement de balancier mortel.

C’est à ce moment qu’Arven saute à son cou et y plonge ses dents et ses ongles crasseux. La chose ne fait pas un bruit alors que l’elfe – si on peut encore l’appeler ainsi – déchiquète sa gorge de larges lambeaux de chair visqueuse qui s’étalent sur le sol rose comme des nuages de gaz d’un noir charbon.

La chose s’effondre sur le dos tandis alors qu’Arven se cramponne fermement. Après quelques instants d’un calme seulement entrecoupé de grondements dans le lointain, Arven se relève sur le corps de sa victime. Il contemple cet œil toujours aussi vivant qui l’observe avec un intérêt nouveau, semble l’appeler. Tranquillement, l’ancien seigneur des Garsheduril plonge ses gros doigts puissants de chaque côté de l’œil et l’arrache de ce front mort. L’organe palpite, mais il a la texture rugueuse de la pierre. Arven ramasse une sacoche sur l’une des dépouilles de ses anciens camarades et y plonge l’œil.

Avant de rebrousser chemin et d’entamer un long voyage de retour, Arven contemple encore la lande folle et déchiquetée. Il sait à présent, que les vrais dieux sont ici.

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