Chapitre 1
La grosse limace jaune s’élève haut dans les airs et s’éclipse dans le lointain. « Salope de bestiole ! », rumine Aaro. Il déteste ces baveuses qui viennent s’en prendre à ses plantes. Malgré ses efforts, elles harcèlent sans cesse ses jeunes pousses. Toutes les nuits elle boulotent les feuilles et les tiges encore tendres, et viennent même s’en prendre directement aux fruits et aux légumes. Les gastéropodes des jungles sont particulièrement voraces. C’est pourquoi le jeune homme veille à les éliminer dès qu’il tombe sur l’une de ces créatures. Sans ça, ce sont toutes les récoltes qui se retrouverons en péril.
Il doit déjà s’égosiller pour effrayer les oiseaux braillards, piéger les rongeurs, lutter contre le champignon sporeux à tubercules et ses odeurs de pourriture, alors ce n’est pas pour laisser trainer quelques limaces gloutonnes. S’il ne fait rien, elles vont grossir jusqu’au demi-kilo et se mettre à pondre des milliers d’œufs de ravageurs potentiels. Lutter contre la jungle est un travail en soi. Lutter contre la jungle pour installer un nouvel écosystème à sa place est une véritable croisade du quotidien.
Chaque matin, la même routine. Le jeune homme fait son inspection du potager seigneurial alors que la rosée humidifie ses sandales de cuir. Il arrose ce qui doit l’être, désherbe entre les rangs à grands coup de binette et expédie au loin chaque gastéropode qui croisera sa route. Il passe ensuite à la récolte de quelques paniers de légumes frais et croquants à destination des cuisines, et voilà que le soleil est déjà à son zénith. Le potagiste se prélasse alors sous un arbre avec son déjeuner et s’adonne à la lecture ou à la sieste durant les heures les plus chaudes de la journée, se cachant du soleil et de ses rayons qui lui bruleraient la peau. Cela fait des années maintenant qu’il vit ici et il ne s’est jamais totalement fait à ce climat tropical. Quand l’astre décline et que l’air humide aux senteurs d’humus se fait moins suffocant, Aaro se remet au travail. Lorsque crissent les ailes des papillons de lune, il va se coucher. Quand le cocatrix chante, c’est une nouvelle journée qui commence, dès l’aube.
Car il a beaucoup à faire. Il est seul pour entretenir le potager et les jardins qui entourent le grand arbre-forteresse de la maison Kharveta. Aussi bien jardinier pour plantes d’agrément qu’agriculteur et encore connaisseur des plantes médicinales, le jeune humain est sur tous les fronts. Il défend vaillamment ses terres contre toutes agressions de bestioles et autres maladies des poils bleues que contractent parfois ses pieds de courgeantes favoris.
Beaucoup trouverait son travail pénible, fatiguant ou juste ennuyeux à mourir. Certains soir, les muscles de ses jambes, de ses bras ou de son dos le font souffrir. Malgré cela Aaro adore ce qu’il fait. Il travaille la terre de ses mains et les plantes sont de bonne compagnie. Le plus dangereux qui puisse lui arriver est de s’entailler un doigt avec son couteau de jardinage, la belle affaire ! Beaucoup d’autres esclaves ont des conditions bien moins enviables. Généralement, les humains servent soit de laquais d’intérieur, soit de mains dans les ateliers d’artisanat. Lui gère sa petite exploitation maraîchère et ses jardins comme il l’entend. Son maître, Daren Kharveta, n’est pas très regardant sur ce qu’il fait et comment il le fait du moment que son assiette est pleine et que ses jardins sont fleuris. Une révérence de temps à autre, un compliment sur la taille des arbustes en échange, et voici un rapport maître-esclave des plus sereins.
Aaro prends quelques minutes pour contempler son œuvre, satisfait de lui-même. Son regard parcourt le potager dans son entier jusqu’à s’élever par-dessus la muraille, sur la cime des arbres. Soudant, il sent l’air frémir subtilement. Aaro se retourne comme l’éclair, binette sur l’épaule.
– Ola, attention avec ça !
Gathal a à peine eut le temps de se baisser pour éviter que l’outil ne lui percute le crâne.
– Comment as-tu su que j’étais là ?
– Faut croire que t’es pas si discret que tu le penses. L’âge qui te rattrape, sans doute !
L’elfe plisse ses yeux de rubis jusqu’à ce que les ridules à leurs coins se marquent distinctement. Il esquisse un léger sourire à travers sa barbe de trois jours grisonnante et se redresse dans un mouvement souple et confiant.
– Je suis encore bien assez vaillant pour te botter le cul ! Je te le prouve ce soir si ça te dit. Choisi ton arme.
– Concours de tir ?
– Entendu. Tu prépares les cibles cette fois, on gagnera du temps.
L’elfe s’éloigne comme il est apparu, ses bottes de cuir ne faisant pas un bruit entre les rangs de légumes. Aaro affiche un sourire qui s’étire jusqu’à ses oreilles rondes. Il apprécie beaucoup Gathal. Malgré sa position de protecteur personnel de Daren Kharveta et de conseiller seigneurial, Gathal n’est pas du genre à se rendre supérieur au reste du monde. C’est un type accessible, proche de ses hommes comme du peuple. Aaro sait que cela lui en coûte, l’animal n’est pas d’une nature très sociable même s’il fait ce sacrifice de bonne grâce.
Mais il n’est pas rare de le voir s’échapper du manoir pour aller rôder dans les jardins ou le potager, prêt à se mesurer au jeune humain dans une petite joute verbale pleine de railleries amicales. A l’occasion le maître d’armes lui enseigne même un fragment de son savoir, en cachette. Sans doute que ces petites sessions d’entrainements avec le jardinier sont un moyen pour lui de relâcher la pression que lui inflige son statut. Aaro apprécie ces instants plus que tout autre moment de ses journées. En réalité, l’elfe est son seul ami véritable.
C’est peut-être pourquoi il se rêve parfois en disciple de Gathal. Prêt à affronter quiconque avec la lance, l’arc ou le sabre. Il s’imagine patrouiller les jungles avec les autres rôdeurs qui composent le gros des troupes armées de la maison des Kharveta. Et puis voyager, aller au-delà des forêts, voir les grandes plaines dorées, sentir l’air sec et ardent des volcans de Cendrecolère, naviguer sur la Serpentine. Sentir les embruns iodés de la Côte Opulente. Rencontrer d’autres humains aussi, ce serait excitant !
Le jeune homme n’a pas fréquenté de membre de son espèce depuis que son navire s’est perdu jusque sur une plage de l’Haradhelion, il y a une dizaine d’années de ça. Il y a bien quelques humains dans le hameau au pied de l’arbre-forteresse des Kharveta. Mais il n’a que très peu d’occasions de les voir, encore moins de communiquer. Et aucun ne lui ressemble.
Ils possèdent une teinte halée, cuivrée, de ceux qui sont nées sous ce soleil inquisiteurs. Leurs cheveux noirs, ondulent sur leurs épaules quand ils sont longs. Et ils parlent un dialecte qui selon les dires n’a rien avoir avec le sien. Ils sont de la même espèce eux et lui, c’est indéniable. Cependant tout les sépare en apparence. Son teint blanc, ses cheveux châtains-roux et ses yeux bleu azur font de lui une curiosité sur laquelle se retournent tous ceux qu’il croise, qu’ils soient elfes ou humains.
Le son rauque du cor s’élève par-dessus la canopée. Aaro arrête de rêvasser et relève son menton planté sur sa binette. Les jardins de l’arbre-forteresse surplombe la grande porte se trouvant en contrebas de la colline. Il fait donc quelques pas pour jeter un œil.
Regarth, le deuxième fils des Kharveta est de retour. Il émerge sur le chemin qui monte jusqu’au manoir, monté sur son satané embûcheur. Le jeune elfe a l’air aussi suffisant qu’à son habitude. Aaro fronce légèrement les sourcils alors qu’il surplombe la scène. Sa main se crispe autour du manche de son outil. Lorsque Regarth se trouve dans les parages, le jeune homme sait qu’il n’aura pas la paix.
Derrière lui les gardes n’en mènent pas large. Ils s’agglutinent derrière une charrette tirée par deux buffles. Le bois craque sous le poids de sa cargaison, les sabots des buffles claquent les pavés d’ardoise. Dans le véhicule, la cargaison a été recouverte d’un large drap de jute crasseux.
Les jambes du potagiste s’agitent seules, le guident jusqu’au parvis du manoir. Là où Daren Kharveta et Gathal attendent déjà le retour du fils calamiteux. Aaro marche à travers le sentier pierreux, binette à l’épaule et le regard droit devant. Regarth descend de sa monture, se tient droit et fier tout en allant jusqu’à la charrette pour en soulever le drap.
Aaro n’entend pas distinctement ce qui se dit. Il choisit de ne pas avancer plus malgré tout. Il n’en a pas besoin pour reconnaître un triomphe quand il en voit un. Les gardes frappent leur torse avec les deuxièmes phalanges de la main droite en guise de respect. Gathal affiche un sourire satisfait et le père fait l’accolade à son fils. Une scène presque touchante, si l’on fait abstraction de la monstruosité que tiraient les buffles.
Une immense tête en pointe de flèche, garnie d’un sourire serti de centaines de petites dents effilées. Deux billes d’encre aux airs étonnés et six branchies externes au milieu de cette marre d’écailles grisâtres laisse peu de doute sur la nature de cette chose hideuse. Un troublesonge, une méchante saloperie vivant dans les zones humides des jungles. Capable d’hypnotiser les égarés et de s’insinuer dans les esprits pour les brouiller. Certain raconte même que le monstre est doué de parole ! Une fois sa proie psychologiquement brisée, l’animal n’a plus qu’à la dévorer tranquillement, sans aucune résistance, ou simplement la gober pour la digérer lentement. Vu sa grande gueule, un enfant y passe sans aucun mal.
Aaro frémis. Même s’il n’apprécie pas Regarth, son goût pour la chasse a le mérite de débarrasser ces terres hostiles de ses bêtes les plus monstrueuses. D’ailleurs, il n’est pas rare de voir partir Regarth des semaines, parfois des mois. Où va-t-il ? Personne ne le sait vraiment, il parcourt l’Haradhelion à la recherche de proies. Lorsqu’il revient enfin, c’est toujours avec un trophée macabre en guise de souvenir. Un jour peut-être aura-t-il massacré tous les plus grands prédateurs du territoire impérial. Si ce jour finissait par arriver, Aaro pense que Regarth se sentirait bien seul, avec sa soif de sang et son esclave personnel en guise de souffre-douleur.
Le chasseur enfourche sa monture et se dirige vers Aaro. Il se tient aussi droit et fier que le cocatrix de la basse-cour. Le jeune homme se redresse aussi. Ses yeux se fixent non pas sur le cavalier, mais sur son embûcheur. Aaro reste digne, il ne reculera pas même s’il ne peut s’empêcher de faire un pas de côté alors que la bête meurtrière s’arrête à côté de lui.
Il observe le moindre frémissement sur la peau d’ébène verdi de la créature. Sur les larges plaques chitineuses qui parcourent son robuste crâne de reptile jusqu’à sa large queue aplatie parcourue de petites plumes carmines. Les cinq doigts par patte de l’animal se finissent en griffes capables de s’accrocher aux arbres comme d’éventrer un homme en armure de cuir. Mais c’est sa gueule béante armée de dents acérées et de crocs dignes des serpents qui inquiètent Aaro. La crête membraneuse sur le sommet de son crâne plat se tend au rythme de sa respiration tranquille, tout comme son plumage de feu et ses souples antennes sur-nasales et sourcilières. Sous les plaques qui recouvrent sa grosse tête de tueur, l’embûcheur regarde Aaro de ses deux yeux jaunes aux iris contractés.
– Il ne t’a jamais apprécié, lâche simplement Regarth. Remarque, pourquoi le ferait-il ?
Le jeune homme ne répond pas. Tous les muscles de son corps restent tendus comme la corde d’un arc bandée. Devant Regarth, il n’a jamais su trouver le ton adéquat pour lui rendre ses railleries. Inconstant, l’elfe pourrait lui trancher la gorge sur une tournure de phrase mal comprises. Quant à son animal, seuls les imbéciles oseraient lui tourner le dos. Le chasseur observe le potager de l’esclave avec un rictus malicieux. Aaro s’attend à une nouvelle brimade aussi acérée que la voix qui la porte est sèche.
– Autre chose, Seigneur Regarth ?
– Non, tu n’as vraisemblablement rien d’intéressant à dire. Et puis tu as encore fort à faire. Ta guerre contre les nuisibles du jardin est capitale, comme chacun sait !
– Nous contribuons tous à notre niveau, Seigneur. Il y a ceux qui ont des armes et des armées. Moi, j’ai ma fourche et un couteau à champignons.
L’elfe pose les yeux sur le potagiste avec un air presque satisfait, ses sourcils s’élèvent discrètement.
– En fin de compte, il t’arrive d’avoir des remarques pertinentes.
L’embûcheur reprend sa route vers sa petite écurie qu’il occupe en solitaire, face aux bandes de culture des tomates. Lorsque Regarth est à la forteresse c’est à Aaro de subir le regard avide de sang de cet animal. Encore heureux que le palefrenier s’en occupe, car supporter cette bestiole face à lui toute la journée est déjà suffisant pour le jeune homme. Il a une trouille bleue de ce prédateur que les elfes les plus cinglés utilisent comme d’autres utiliseraient des khirinn. Ou encore des chevaux, là d’où il vient.
Regarth descend de sa monture, saisi son harnais et la guide ainsi jusque dans son grand box, lequel est accessible par une ancienne volière reconvertie en solide cage permettant à l’embûcheur de profiter du soleil en semi-liberté. Regarth y passe quelques minutes, à désarçonner lui-même son animal et à ranger son équipement alors que Aaro observe attentivement.
A rythme régulier, le jeune homme frappe sa binette contre une pierre, pensant que le bruit suffit à donner l’impression qu’il travaille, alors que ses yeux ne quittent pas Regarth. Une fois terminé l’elfe laisse son animal seul, caché dans l’écurie. Devant la grande porte de l’immense cage, Regarth tire sur le solide cadenas, comme pour s’assurer que la bête ne pourra pas s’évader.

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