Chapitre 2
– Personnellement je laisserai Visehm et Dogurth ici. Vous verrez père, ils sauront parfaitement gérer la situation en notre absence. Ils méritent d’avoir une chance de prouver leur compétence.
Daren Kharveta, patriarche de sa maison, esquisse une moue incertaine et se tourne vers son conseiller et ami.
– Gathal ?
– Je suis d’accord. Ils sont encore jeunes, mais fiables. Ta maison sera entre de bonnes mains.
– Dans ce cas…
Le seigneur des Kharveta abat sa plume de paon mauve sur le parchemin devant lui. Malgré ses airs détachés, Daren ne peut cacher à Gathal la tension qui le parcours. Il ne s’est pas rasé ces derniers jours, laissant naître un tapis parsemé de blanc sur son visage. Ses yeux de rubis également, ils ont perdu de leur éclat sous l’effet du manque de sommeil.
Derrière la mine impassible de son seigneur, le maître d’armes ressent toujours la plaie béante que leur précédent séjour à Myhes’Ethyla a laissé en lui. Lui non plus n’en est pas revenu indemne. De sa vie au service des Kharveta, cela restera son plus grand échec.
Dix années se sont écoulées depuis la dernière cérémonie d’anniversaire de l’Empereur. Un temps qui n’a pas su guérir ce mal. Mais Sa Magnificence se moque des malheurs des elfes. La présence de chaque patriarche des douze grandes maisons est exigée afin de lui rendre hommage. Aussi, aucune absence n’est tolérée. Les membres de la maison Kharveta s’éloignent rarement de leur village fortifié de Faedirnn, et encore moins tous ensemble pour un si long périple. Le voyage jusqu’à la capitale impériale prend à lui seul plusieurs semaines. Il faudra ensuite compter les festivités sur place, et enfin le retour. De quoi ajouter du stress sur les épaules de Daren.
Mais Odale se tient à ses côtés et l’aide dans les préparatifs de leur long voyage. Gathal l’observe sans un mot. Le fils semble beaucoup plus à l’aise que son père. Lui ait déjà retourné à l’ambassade de leur maison à plusieurs reprises ces dernières années. Seul Daren reste comme figé dans le temps depuis que sa femme et son deuxième fils y sont morts.
Les haut talons à lanières brodées de la jeune elfe interrompent les pensées de chacun. Le vacarme qu’ils produisent en claquant sur le parquet rougeâtre résonne entre les épais murs de pierre noires de la salle de banquet. Les trois hommes se figent, laissant la nouvelle venue remonter la grande salle avec aplomb.
Elle parade comme lors d’un défilé. Ses jambes dansent presque pendant qu’elle avance, ses hanches se balancent, son dos gracile reste droit et fier tout comme son menton relevé avec audace. Sur ses épaules couleur de cendre, ses cheveux blancs se font aussi éclatant que les neiges éternelles. Ils cascadent jusque dans son dos nu et sur sa poitrine recouverte d’une légère étoffe blanche coupée en un décolleté étudié pour laisser les regards indiscrets s’y perdre. La jeune elfe arrive devant le trio et reste ainsi, fière d’elle-même.
– Qu’est ce que c’est que ça ? s’ennuie déjà Daren.
– C’est la couleur à la mode, rétorque-t-elle de sa voix noble et fluette.
– Et cette… robe ?
– Un cadeau de la maison Thisra pour mon mariage ! C’est exquis, non ? J’adore les détails sur les broderies.
– Umh, Denesi. Je pense que c’est le genre de tenue que tu peux garder pour ta noce.
La jeune femme regarde son frère en écarquillant ses yeux de chat jaune citrine.
– Que veux-tu dire ?
– Il veut dire que tu as l’air d’une pute.
Denesi se hérisse comme une panthère furieuse et tourne d’un quart en direction du salon de plaisance non loin de là. Elle ne peut voir qui se vautre dans le grand canapé vert tourné dos à eux en faisant de large rond de fumée grâce au grand narguilé. Mais elle connait par cœur cette voix aussi posée que tranchante.
– Un domaine dans lequel tu as une réelle expertise !
Regarth bondi hors du grand canapé de velours vert comme un prédateur. Toujours habillé de son armure de cuir couverte de crasse et tâchée de sangs.
– D’où ma remarque ! D’ailleurs, la seule chose qui sépare les femmes de la maison Thisra des tapineuses à trois pièces, c’est la valeur de leurs bijoux. Et nous, nous ne possédons pas de mines de joyaux assez grosse, petite sœur.
– Ça suffit vous deux, s’impatiente Daren. A table !
Ses deux enfants rejoignent le trio autour de la modeste table installée là pour les repas du quotidien.
Autour de la petite assemblée, le décorum se fait vieillissant. La grande salle de banquet n’a plus connu les musiques et les chants jusqu’à l’aube depuis de nombreuses années. Les lourdes tables de bois formant un large carré restent dissimulées sous d’épais draps de lin poussiéreux, et le luxueux salon ne sert qu’à la petite famille qui ne reçoit presque jamais de visiteurs. Les nombreuses plantes qui poussent à l’état semi-sauvage à travers la nef et ses hauts plafonds de bois vivant restent entretenu régulièrement par le jardinier, mais plus personne ne vient jusqu’ici pour admirer cette architecture vivante unique en son genre. Ressort de tous ces éléments un profond sentiment de décrépitude, malgré les myriades de fleurs, ronces, feuilles et vrilles qui s’accouplent aux lumières chamarrées des vitraux pour offrir une salle aux atours uniques. Au centre, les Kharveta, réunis autour de leur petite table, ne se font qu’héritiers des géants les ayant précédés.
Deux serviteurs elfiques s’introduisent dans la grande salle par une petite porte dérobée, les bras chargés du déjeuner. Ils s’avancent dans le silence seulement troublé par leurs pas laissant grincer. La femme dépose deux cruches d’eau et d’ambroisie, alors que l’homme abat au centre de la tablée un lourd plat dont il soulève la cloche dans une nuée encore ardente. Cerné par une forêt de légumes potagers, un rôti de sorok au miel d’empourprée se présente dans son jus gras et nourrissant.
Odale congédie les deux serviteurs avec toute la sympathie qu’il manifeste aux plus humbles que lui-même et s’affaire au service. Le repas commence en silence et se poursuit de même. Personne n’a envie de questionner Regarth sur son dernier voyage, ses histoires de bain de sang avec les pires bestiaux du continent on finit par lasser son père. Une seule chose occupe ses pensées depuis maintenant des jours.
– Denesi, tu t’habilleras comme tu l’as toujours fait. Et ça jusqu’à ta noce. Laisse ces accoutrements aux intrigantes des autres maisons si ça leur chante.
– Père, c’est la dernière mode. Ne devrais-je pas m’adapter à notre environnement ?
– Tu auras tout le loisir de te balader à moitié nue si ça plait à ton futur époux. Après ton mariage.
– Bien.
Regarth profite de se resservir une tranche de rôti pour jeter un regard discret à sa sœur. Sa mine reste impassible. Les années ont passé et elle a parfaitement singé le détachement feint par leur père en toute circonstance. Seul le frottement de l’ongle de son index sur celui de son pouce trahi la gêne qui l’habite.
Il le sait. Sous ses faux airs de jeune potiche soucieuse de son apparence, Denesi est une fille des jungles du nord. L’arracher à ses terres pour la vendre à un petit citadin maniéré ne fera pas son bonheur, seulement celui de leur père et de ses manœuvres. Loin d’ici, cette jeune pousse flétrira de l’intérieur. Regarth ne peut s’empêcher de ressentir un profond malaise. Que ferait-il dans ce cas de figure ? Il se trancherait les veines. Sans hésiter. Sa sœur est forte elle aussi, à sa manière. Assez pour subir les ambitions qu’impose la domination sans partage de Daren Kharveta, patriarche de sa maison. Odale est le premier à briser le silence, comme d’habitude.
– Et toi Regarth. Je me demandais, viendras-tu avec nous ?
– Bien sûr. Je ne raterais le trois-cents vingtième anniversaire de sa Magnificence pour rien au monde !
– Inutile d’être sarcastique, cingle Daren.
– Oh mais je suis sérieux. Cela fait un moment que je n’ai pas vu la capitale. Et puis, il y aura les jeux de l’arène. En l’honneur de l’Empereur.
– Evidemment, souffle le patriarche.
Comme un carnassier, Regarth enfourne une grosse bouchée de viande juteuse qu’il mâche à peine avant de l’avaler. Il pointe sa pique vers sa sœur.
– Et puis, je ne vais quand-même pas rater le mariage de ma petite sœur !
Il observe les doigts de Denesi se crisper discrètement.
– Rassure-toi, Furon est une grande gueule. Mais il te laissera respirer. Père aurait pu te trouver pire. Ou plus laid…
– Excusez-moi, mais j’en ai terminé. Je vais aller me changer.
La jeune elfe se lève en silence avec une grâce digne. Le menton haut, elle s’éclipse toute fois avec moins de fracas qu’à son arrivé. Le silence qui suit le grincement de la porte se refermant n’est dérangé que par le lointain fourmillement des jungles environnantes.
– Elle s’y fera père. Denesi est consciente de ce que sa noce représente pour nous.
Malgré les mots de Odale, le patriarche reste silencieux. Sont regard se fige sur la porte par laquelle sa fille s’est dérobée. Il a à peine touché à son assiette.
– Nous avons encore de nombreux points à discuter. Regarth, veux-tu te joindre à nous ?
– Sincèrement ?
– Tu es un homme de cette maison, même si tu préfères les voyages à tes obligations. Ce serait un excellent moyen d’apprendre à accomplir ton devoir.
Gathal lance au fils cadet un léger sourire complice. Lui connait bien les intentions de Regarth, mieux que son père. Odale est son héritier légitime. Quant à lui, il est bien trop agité pour s’enliser dans une carrière de régent ou tout autre gestionnaire que ce soit. Prendre le commandement des hommes à la suite de Gathal, peut-être ? Peut-être, peut-être pas. Car avant tout, Regarth reste un individualiste. Être née dans une maison noble n’y changera rien.
Les quatre elfes restent donc attablés. Ils échangent longuement sur divers sujets tous plus ennuyeux aux oreilles du second fils des Kharveta. Les domestiques voltigent autour, servent le dessert, débarrassent, versent le thé, nettoient, alors que les seigneurs et leur conseiller tergiversent et digressent. Jusqu’à ce que l’orage déchire la journée et fasse trembler les fondations de Faedirnn.

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