Chapitre 3
De grosses gouttes de sueur salée tombent jusqu’aux fines lèvres du potagiste. Encore un effort et il pourra s’autoriser une pause déjeuner suivit d’une sieste sous son arbre favoris. Mais avant ça, il tient à concrétiser ce projet lui tient à cœur. La vieille souche d’arbuste qui gêne sa future bande de culture le nargue depuis des jours, et malgré ses demandes polies, les gardes de Faedirnn ne se pressent pas pour lui prêter main forte. Le jeune homme l’arrachera seul, même s’il doit y passer la semaine !
Aaro sent ses mains s’échauffer sur la grosse corde en fibre rêche. Il tire de toute ses forces, son cœur travaille durement alors que tous les muscles de ses bras, de ses jambes et de son dos se contractent dans cet effort. Dans un craquement sec, la souche s’incline. Aaro trébuche mais son adversaire reste clouée sur place. Au moins il a réussi à la faire bouger, même un peu. Il finira une autre fois car l’exercice est trop intense par cette chaleur moite du midi. Peut-être en viendra-t-il à bout seul, à force de persévérance.
Le jeune homme peste et balance quelques insultes en tyréen, par habitude. De sa langue maternelle c’est ce qui reste le mieux ancré en lui. Les marins avec qui il voyagea durant des mois avant d’échouer ici étaient tous plus friands de tournure poétiquement obscènes, ce qui lui permet toujours, à l’occasion, de pratiquer son vocabulaire.
Même réduit à l’esclavage, être jardinier est à ses yeux préférable à son passé de mousse sur l’un de ces gigantesques navires marchands, qui sillonnent les mers depuis le port Alicantha jusqu’en extrême Scythrie. Lui qui n’a que peu d’amour pour l’eau, son premier et dernier voyage sur l’un de ces monstres de bois fût un calvaire.
Toutefois, ce calvaire devait lui rapporter suffisamment d’or pour ne plus croupir dans une chambre de passionnât. Mais ses soucis d’argent s’était envolé en même temps que sa liberté. Une chose de moins à régler ! La liberté est à ses yeux choses surfaites dans les conditions actuelles. Un toit, un travail honnête, à manger et beaucoup de tranquillité. Que demander de plus ? En y réfléchissant, il y aurait bien une chose de plus.
Aaro tourne la tête vers l’arbre-forteresse de Faedirnn. Elle n’est pas là. Souvent, il rêvasse en observant la fille du seigneur Daren, perchée sur le rebord de la grande fenêtre de ses quartiers. Le jeune homme n’est pas un imbécile, il sait que jamais il ne pourra la toucher, même s’il en crève parfois d’envie. Ni elle, ni aucune elfe. Mais il aimerait bien rencontrer quelques humaines de son âge, à l’occasion. Seulement, aucune ne sert les Kharveta à Faedirnn et il n’a pas l’autorisation de sortir seul dans le bourg en contrebas du grand arbre.
Ce qui se rapproche le plus d’une humaine c’est Thulisra, l’esclave métisse. Sacrément mignonne elle aussi ! C’est sans doute sur ce seul critère que Regarth en a fait son esclave personnel. Aussi, s’il savait qu’Aaro la trouve à son goût, ce dernier lui couperait probablement la courgeante. Pauvre Aaro, le voici condamné à rester l’éternel jardinier puceau ! Et il voit mal le seigneur Daren s’intéresser suffisamment à son pédigrée pour lui offrir une saillie.
Dans un soupir, le potagiste se met en route pour rejoindre son cabanon adossé au mur nord. Son repas l’y attends, mijoté à feu doux depuis l’aurore. Aaro salive à l’idée de son potage d’os à moelle aux gargarettes épicées. Son chemin le mène devant la grande cage de l’embûcheur lorsque de manière instinctive, il s’arrête pour scruter l’intérieure de celle-ci.
Pas un son. L’animal n’est pas très bavard, mais d’ordinaire visible. Il s’allonge à l’ombre de l’épineux emprisonné avec lui dans cet enclos et dort une bonne partie du jour. La demi-carcasse de bufflon d’eau servie par le palefrenier est intacte, seulement entamée par quelques énormes escargots violacés gros comme le poing d’un enfant.
Aaro hésite un instant avant de faire un pas vers l’enclos. Il se recroqueville tout en avançant, comme pour paraître plus discret et prêt à bondir à moindre signe suspect. Ses muscles se tendent, son cœur accélère à nouveau alors que ses yeux bleu-gris cherchent la bête de Regarth en tous sens. Aaro arrive fébrilement jusqu’aux épais barreaux de bois recouvert d’un filet de corde.
Toujours rien, l’enclos est vide. Le jeune homme scrute l’intérieur de la petite écurie avec curiosité. Mais où est passé cette sale bestiole ? Sa crainte laisse la place à une curiosité saisissante de comprendre l’évaporation de l’animal. Mais tout aussi rapidement c’est une terreur glacée qui s’installe dans tout son corps alors qu’il réalise que le gros cadenas sur la porte de l’enclos n’est pas verrouillé.
Une pensée morbide, un éclair fugace. Les griffes de l’animal manquent de lui trancher la gorge. Aaro tombe à la renverse alors que l’embûcheur enrage d’avoir manqué sa proie de quelques centimètres. Sa bave toxique écume de ses larges mâchoires serties de dents coupantes comme des silex. Seule la solidité de la cage à sauvé le jeune homme qui reste tétanisé alors que l’animal fulmine toujours face à son échec.
Tapis au fond du large trou d’eau de l’enclos, la bête a patiemment tendu son embuscade avec une intelligence inquiétante. Les antennes des embûcheurs leur servent à respirer, même planqué sous l’eau et la vase des marais et rivières des jungles. Aaro l’avait oublié, erreur qui a failli lui être fatale.
Alors que la monture de Regarth s’éclipse, le jeune potagiste bondit. Il s’empresse de refermer le lourd cadenas comme il le mérite. Ses mains tremblantes s’y reprennent à trois fois pour effectuer ce geste simple, puis il se jette en arrière. Ses jambes le tiennent à peine, tout son corps glacé de sueur est en alerte alors que l’animal continu de le fixer, allongé sous son arbre.
Regarth… Quel fumier ! Ce salopard a fait exprès ! Il a joué la comédie en feignant de s’assurer qu’il avait bien fermer le cadenas. Mais pourquoi ? Pourquoi une haine si aveugle à son encontre ? Que lui a-t-il fait ? La simple existence de Aaro suffit-elle à gâcher la vie de cet elfe ? Ça n’a pas de sens, il n’est qu’un esclave, et lui le fils d’un seigneur des douze maisons. Pourquoi cet intérêt pour l’élimination d’un simple esclave ? Et si l’embûcheur s’était enfuit ? Il aurait pu tuer bien d’autres personnes, y compris des membres de la famille seigneuriale.
Aaro reste hagard et va se réfugier sous son arbre fétiche le ventre vide. Il passe presque une demi-heure, prostré, à tourner encore et encore tous ces questionnements en lui en une tornade d’incertitude. Regarth l’a toujours rabaissé, humilié, dénigré. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il est humain ? Sa haine pour les espèces inférieures serait-elle si déchainée ? Le cœur de Aaro bat toujours fortement sous ses côtes. Il en a oublié de manger.
Il se lève finalement avec la ferme intention de reprendre le travail. Ce n’est pas la première tentative de meurtre déguisé qu’il déjoue. Il y en aura d’autre, sans aucun doute. Chaque visite de Regarth à Faedirnn se transforme en une angoisse sourde que le jeune humain ne contient que très difficilement. Heureusement ces visites sont de plus en plus rares et espacées avec les années.
Aaro déteste cet aspect de sa nouvelle vie. L’esclavage est une chose. Il est pratiqué dans un nombre incalculable de sociétés à travers le Mundum. Mais un tel niveau de haine et de mépris pour les êtres jugés impurs par les esclavagistes, il n’en a vu qu’ici en Haradhelion. Aaro sait que tous les elfes ne sont pas ainsi, fort heureusement. Et peut-être qu’un jour, cet état de fait évoluera. Peut-être un jour pourra-t-il être ouvertement ami avec Gathal. Peut-être sera-t-il libre de parler à qui il le désir, ou même de fréquenter qui il choisit.
Son regard bleuté unique se pose sur ce rebord de fenêtre où l’une des longue et fines jambes de Demoiselle Denesi balance dans le vide. Il ne l’a jamais vu aussi belle qu’à cet instant. Sa nouvelle couleur de cheveux est d’un blanc pur qui éclate de beauté sur la peau aux reflet gris-bruns délicats de ses fines épaules. Son petit buste jeune et plein de promesses se laisse deviner sous la légèreté de cette étoffe trop fine, et la fente qui laisse passer largement sa jambe gauche dans le vide invite Aaro aux rêveries les plus humides.
Le cœur du jeune homme se soulève, en autre chose. Il passe en ce jour de l’effort éreintant à l’angoisse, de l’angoisse à la terreur, de la terreur à l’alégresse. A cet instant, il oublie presque ses mésaventures, se laisse aller à la contemplation de cette vision enchanteresse qui ravit tous ses fantasmes. Aaro divague entre les allées du jardin, un œil toujours aux aguets de cette fenêtre sur les rêves. Il se languit, rêvasse alors que son travail passe au second plan de ses préoccupations. Prit dans son élan savoureux, il attrape une large fleur aussi blanche que la chevelure de Demoiselle Denesi et y fourre son nez franc et droit avec gloutonnerie pour en humer le délicat parfum. Exquis.
Il renifle la fleur avec excès, jusqu’à ce que le pollen vienne chatouiller les muqueuses de son nez. Aaro tente de retenir un éternuement une fois, puis se laisse aller à la seconde tentative. Il y va de bon cœur, laissant le souffle lui sortir autant du nez que de la bouche en un vent salvateur.
Mais le vent éventre son potager. Il continue sur une bonne cinquantaine de mètres en crevant les jardins d’agrément de la forteresse avant d’aller fracasser le mur d’enceinte nord. Dans un orchestre apocalyptique, la muraille s’écarte sous le choc et laisse le souffle fracasser les arbres de la jungle sur quelques mètres encore. Le petit potagiste est propulsé en arrière par la violence de son propre éternuement. Comme une vulgaire poupée de chiffon il s’écrase au sol.
Alors qu’une timide musique de complainte se dessine après la tempête, il reste là, gisant à terre. Aaro reste abasourdis, le goût ferreux du sang coulant dans sa gorge, alors que les gardent s’agitent autour de lui en un essaim aussi apeuré qu’inquisiteur.

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