Jack ne pouvait pas croire ce qu'il voyait. L'ensemble de la ville avait été bâti dans une cavité gigantesque, au point que l'on ne pouvait voir les parois qui l'entouraient. Des lampadaires surmontés de longs candélabres étaient disposés aux quatre coins de la ville, créant une ambiance tamisée. La semi-obscurité permanente ne devait certainement pas être facile à vivre tous les jours, mais quel spectacle grandiose !

Les formes des bâtiments lui rappelaient vaguement quelque chose, mais il ne savait pas quoi.

En regardant plus attentivement, une idée lui vint soudainement :

— On dirait...

— On dirait Talyon, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est exactement ça ! C'est la réplique de la cité, grandeur nature.

Serem semblait fier de lui confier l'un de leurs secrets. Jack restait abasourdi.

— Comment est-ce possible ? Enfin… c’est fou !

— Disons qu'ainsi, il nous est plus facile de nous entraîner et d'échapper aux autorités, vu que nous connaissons la ville par cœur.

L'enfant regardait avec des yeux émerveillés ce qu'il n'aurait jamais cru possible.

— Nous avons des informateurs en ville qui nous font part des moindres changements. Grâce à eux nous entreprenons les mêmes travaux que ceux engagés dans Talyon.

— Vous devez être incroyablement nombreux pour remplir une aussi grande ville !

— Pas autant que dans l'originale, mais on se défend.

Thor s'avança devant le groupe et se retourna.

— Bien, mission terminée. Allez tous faire vos rapports à vos maîtres respectifs. Quant à toi, Jack, suis-moi.

Franck donna la tablette à Thor.

— Et Tom, essaie d'aller voir...

— Je sais, je sais, répondit-il amèrement.

— À une prochaine, frères, lança Thor.

— À une prochaine, frères, répondirent les autres en chœur.

Chacun prit une direction différente et Thor fit signe au garçon de le suivre.

Ils se dirigèrent vers le centre de Cœuramer, passant devant une auberge à l’enseigne évocatrice : Au Taureau Saignant.

Le garçon n'en revenait toujours pas : tout était à l'identique. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Thor ajouta :

— Et le plus marrant, c'est que les aubergistes des deux bâtisses sont frères jumeaux. Tu verras, c'est amusant de ne plus savoir à qui on doit de l'argent !

— Toute cette ville est vraiment... impressionnante ! s'exclama le jeune homme.

— Et tu n'as encore rien vu…

Ils entrèrent un peu plus loin dans un bâtiment imposant qui devait probablement abriter les dirigeants de la cité ou quelques nobles fortunés.

La porte d’accès était monumentale et ornée de bas-reliefs en or. L'intérieur était éblouissant : des tapis décoraient les murs et de nombreux objets de valeur étaient parsemés sur des tables de différentes dimensions. Certaines œuvres étaient incrustées de pierres précieuses qui renvoyaient la lumière des chandeliers en or fixés au mur. D'autres étaient simplement enduites de peinture dorée et argentée.

— Le véritable palace est aussi beau ?

— À quelques exceptions près, oui.

Jack observait ce décor dans les moindres détails. Il ne savait plus où tourner la tête tant il était ébloui par l'opulence.

— Mais, dans une ville de voleurs... personne ne dérobe tous ces trésors ?

Thor sourit.

— Non, et pour deux raisons. La première est que ce sont tous les objets récupérés par la guilde. Ils appartiennent aux voleurs et marquent notre puissance. La seconde c'est que nous détenons l'ensemble du marché noir. Donc quiconque oserait voler un bien ne pourrait le revendre. Il se verrait poursuivre par une horde d'assassins prêts à se venger. Car voler ici est considéré comme une atteinte à l'honneur de la confrérie.

— Le marché noir ?

— Ah ! Nous y voilà...

Thor s’arrêta.

— Je suis désolé, mais je ne peux pas t'en dire plus pour le moment. Seul ton futur mentor pourra t'en apprendre davantage sur notre confrérie et tout ce qui l'entoure. Mais avant, nous avons quelque chose à faire. Viens.

Ils gravirent de majestueux escaliers, sur lesquels reposait un tapis de soie rouge. Les marches en marbre et les rambardes en or donnaient à l'ensemble une dimension royale.

Arrivés en haut, ils s'arrêtèrent devant une porte massive en bois dans laquelle était gravé un unique œil, rouge. Thor s’aperçut que Jack le regardait avec fascination.

— Oui... cette gravure n'est pas vraiment faite d’après le modèle original. Une petite fantaisie du patron !

Il frappa à la porte et attendit qu'on lui réponde.

— Attends-moi ici et n'entre que si je t'appelle.

Jack hocha la tête.

— Entrez donc, Thor, fit une voix caverneuse.

Il ouvrit avec difficulté la lourde porte et disparut derrière elle.

Toujours en admiration devant l'œil sculpté, l'adolescent fut tiré de ses rêveries par Thor, qui l'appelait.

Il entra et se trouva dans une vaste bibliothèque. De nombreuses étagères emplies de livres recouvraient les murs. Un bureau en chêne était installé au fond de la pièce.

Dans un fauteuil jouxtant le bureau était assis un homme à la carrure robuste. Il était vêtu d'un long ensemble en toile de jute noir. Des cheveux blancs mi-longs tombaient sur ses épaules.

Au fur et à mesure que Jack avançait, il réalisait que les rides qui marquaient le visage du vieil homme étaient en fait de grandes cicatrices.

Thor se tenait debout, face à lui. Il fit signe au garçon de s'approcher davantage. L'homme installé dans le fauteuil se leva pour saluer Jack et se présenter :

—Bonjour, Jack. Je représente Gorgon, le seigneur des voleurs. C'est à travers moi qu'il donne ses directives et c'est donc par mon intermédiaire que l’ensemble de la confrérie est dirigé. Tu peux m'appeler Rouge.

Jack écoutait sans dire un mot.

— J'ai entendu parler de ton exploit.

L'homme s'était mis à marcher, mais il ne quittait pas son jeune interlocuteur des yeux.

— Je voudrais avant tout te remercier, au nom de la guilde, de nous avoir permis de mettre la main sur l'une des tablettes d'Asmaar. Grâce à toi, nous en avons à présent trois en notre possession.

L'homme gratta une cicatrice qui faisait office de barbe.

— Et même si nous ne savons pas comment les utiliser, c'est un trésor inestimable. Aussi, pour te récompenser, tu as le droit de choisir ta formation ainsi que ton futur mentor.

L'homme revint à sa place et se rassit.

— Prends cela comme un honneur, en général nous ne laissons pas le choix.

Jack osa répliquer sans réellement réfléchir :

— Ai-je le choix de refuser ?

Thor ne dit rien. Rouge s'esclaffa. Il s'essuya les yeux avec deux doigts. À ce moment précis, le garçon remarqua ses grandes mains. Il en était convaincu, ce gars-là pouvait briser le cou de n'importe quelle créature simplement avec son pouce et son index. Cette pensée le fit frémir.

— Trêve de plaisanterie, rétorqua Rouge. Thor va t'expliquer ce qu'il faut savoir avant de choisir ta voie.

Il fit un geste de la main.

— Et bienvenue dans l'Œil Rouge, mon garçon.

Thor raccompagna Jack en silence, puis ils refermèrent la porte derrière eux.

En chemin, Thor entreprit de lui expliquer le fonctionnement de l'Œil Rouge :

— L'Œil Rouge est plus qu'une simple guilde de voleurs. Elle comporte trois branches, chacune divisée en deux corps de métier.

Jack hocha la tête.

— Nous avons les assassins et les hommes de main d'un côté. Les uns tuent sournoisement tandis que les autres défendent ou tuent brutalement. Ils travaillent sous la direction de celui qu'on appelle le Maître Lame. Le Maître Lame actuel se nomme Gort.

Il s’arrêta un instant afin d’être certain que le jeune homme assimilait ses propos. Puis il reprit :

— Ensuite, nous avons les espions et les recruteurs. Ces derniers sont là pour trouver de nouvelles recrues et déceler le potentiel caché des gens. Quant aux espions, je ne vais pas te faire un dessin…

Thor esquissa un sourire.

— C'est Umbrae, le Maître de l'Ombre, qui les dirige. Elle a un sacré caractère, tu devras te méfier de cette femme.

Il regarda autour de lui pour s'assurer que personne ne l’épiait, puis reprit :

— Et enfin, nous avons les voleurs et les receleurs.

Jack écouta attentivement ces dernières paroles qui paraissaient l'intéresser plus particulièrement.

— Les receleurs font partie d'un réseau que l'on appelle le marché noir. C'est sur ce marché parallèle que les voleurs écoulent leurs marchandises, en général contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Si jamais tu as besoin de quelque chose, adresse-toi à eux et non pas à un marchand ordinaire : tu y trouveras bien plus que ton bonheur et ça te coûtera beaucoup moins cher.

— Au point de pouvoir faire pression sur Serem et Franck ?

Thor sourit.

— Effectivement. Ces deux imbéciles ne jurent que par le marché noir ! Les priver d'y acheter leur est insupportable. Mais ce sont de bons gars, ils vont vite se racheter.

Thor s'arrêta un moment, réfléchit à la route à emprunter, puis s'engouffra dans une ruelle filant vers le sud-ouest.

— Cette branche est sous l'autorité du Maître Marchand Taal. Tu apprendras à le connaître. Il est étrange et n'est pas prêteur. Par contre, si tu as de quoi payer, il t'ouvrira les portes de n'importe lequel de tes rêves.

— N'importe lequel ? s'étonna Jack.

— N’importe lequel ! assura de nouveau Thor. À condition d'avoir l'argent nécessaire, bien entendu. Par contre, c'est une vraie sangsue : il tentera de te faire dépenser jusqu'au dernier de tes sous, puis il t'enverra valser une fois que tu seras fauché. C'est un marchand redoutable, fais bien attention à ce qu'il te raconte, il sait ce qui te fera craquer.

— Et vous, vous appartenez à quelle branche ?

— Eh bien, par exemple, Tom est un voleur et Serem un homme de main. Pour Franck, c’est un peu différent, il vole pour le compte de la guilde mais c’est aussi et surtout un assassin.

Voyant l’enfant froncer les sourcils, Thor tenta de l’éclairer :

— Une personne peut dépendre de plusieurs corps de métier, tout dépend de ses capacités. Le côté pénible, c'est qu'elle doit rendre compte à deux supérieurs et concilier leurs ordres... Pas toujours très simple.

— Je comprends mieux.

— Moi, je suis aussi un assassin, mais de niveau supérieur. En fait, dans chacun des corps de métier, il existe plusieurs grades : Débutant, Intermédiaire, Expert et Maître. Actuellement, je ne suis qu'un Expert, mais je ne devrais pas tarder à passer Maître si tout va bien. Si, par la suite, je souhaite devenir Maître Lame pour diriger les assassins et les hommes de main, il me faudra devenir Maître dans ces deux corps de métiers.

— Et c'est difficile ?

— C'est presque impossible même ! Tu t'imagines posséder une force quasi surhumaine avec un véritable corps d'athlète tout en étant aussi souple qu'une danseuse et pouvoir te faufiler silencieusement derrière ta cible pour la surprendre ? Atteindre le grade de Maître dans un des corps de métiers est déjà extrêmement difficile – ils se comptent sur les doigts de la main – alors devenir Maître Lame... Cela m'est impensable !

— Gort est donc si puissant ?

— Oui ! Seules trois personnes au sein de la confrérie sont capables de le vaincre.

Le garçon écarquilla les yeux, surpris et visiblement impressionné.

— Qui donc ?

Thor le regarda, un rictus aux lèvres :

— Gorgon, notre chef suprême. Rouge, que tu as vu tout à l'heure. Et...

Il s'arrêta.

— Et… ?

— Enfin nous n’avons entendu que des rumeurs à son sujet... Un jour Gort aurait osé lui manquer de respect en lui crachant à la figure. Il paraît que ses yeux sont devenus noirs et qu'en un éclair, elle lui a arraché un globe oculaire. Depuis, notre bon vieux Gort ne voit plus que d'un œil... Mais je t'assure qu'il est toujours aussi dangereux ! A présent, à chaque fois qu'ils se croisent, il s'arrête de bouger et n'ose plus prononcer un mot. Mais après tout, personne n'a jamais assisté au combat...

— Elle ? C'était une femme ?

— Et la plus redoutable qui soit.

Une ombre apparut au loin. Une silhouette féminine se dessina. Vêtue d’un petit short gris qui semblait coller à ses jambes et d’une chemise foncée assez sobre, elle marchait d’un pas décidé. Ses longs cheveux bruns voletaient à chacune de ses enjambées.

— Kalene, annonça simplement Thor.

Quand la jeune femme arriva à leur niveau, elle leur sourit puis les dépassa précipitamment.

— Salut, Thor ! Désolée mais je suis pressée. On se voit une autre fois, d’accord ?

Alors qu’elle disparaissait à l'opposé, elle cria :

— Et bienvenue, Jack !

Puis sa silhouette s'estompa aussi vite qu'elle était apparue. Jack ne put s'empêcher de glisser :

— En tout cas, elle est très belle !

Thor se mit à rire.

— Ah ça oui ! C'est aussi la plus redoutable. Et c'est ce veinard de Tom qu'elle a choisi !

— Tom et Kalene sont ensemble ?

Thor posa la main sur son épaule.

— Et ils sont follement amoureux l'un de l'autre. Tu les verrais ensemble tous les deux, on ne les reconnaît pas ! Aussi tendres et doux que des agneaux.

Jack sourit en voyant son compagnon faire une bouche en cul-de-poule. Puis Thor redevint sérieux :

— Bien. Où en étais-je, déjà ? Il regarda dans le vide pour essayer de retrouver le fil de sa discussion. Ah oui ! Donc, je suis un assassin Expert. C'est à partir de ce rang que l'on nous assigne le commandement d'un groupe, en fonction des missions bien entendu.

Le jeune garçon haussa un sourcil.

— Comment dire... Pour chaque mission, les trois grands Maîtres, autrement dit le Maître Lame, le Maître de l’Ombre et le Maître Marchand, se réunissent avec Rouge. Ils décident ensemble de la stratégie à adopter, de la composition du groupe et de celui qui le commandera. Typiquement, pour une mission de sauvetage comme la tienne par exemple, ils ont choisi un assassin, un homme de main et un voleur. C'est le groupe idéal pour ce genre de mission : l'assassin pour éliminer sans bruit les gardes, le voleur pour se faufiler à travers les lignes ennemies sans se faire repérer et récupérer le parchemin, et l'homme de main pour protéger l'objectif, autrement dit toi, au cas où ça se gâterait. Et enfin moi-même, en tant qu'Expert assassin, afin d'établir le plan de ta libération et de m’assurer que tout se passe au mieux.

L’adolescent buvait ses paroles. Thor inclina légèrement la tête, puis continua :

— À présent, tu comprends à quel point il est important de bien choisir sa voie. D’habitude, c’est nous qui évaluons ce qu’un membre doit faire en fonction de ses aptitudes, ainsi que son mentor le plus adapté. Par exemple, toi, je te verrais bien en tant que…

— Voleur ! s’exclama Jack avec conviction. Ça me convient très bien.

Thor s'arrêta devant une porte.

— Dans ce cas, entre, il n'attend plus que toi.

Le jeune garçon sourit et s’approcha de la porte.

— Ton futur Maître, Taal, est déjà au courant de ta venue et de l'autorisation de Rouge pour que tu puisses choisir toi-même ton mentor.

Il hocha la tête.

— Ah ! Et n'oublie pas ce que je t'ai dit à son propos, c’est un être fourbe. Prends garde à ce que tu lui promets et ne rentre pas dans son jeu.

Le garçon secoua la tête en guise de remerciement, et son compagnon repartit en sens inverse.

— Entrez ! fit une voix à l'intérieur.

Le ton de la voix fit sourire Jack. Elle ressemblait plus à un croassement qu'à une véritable voix humaine.

Il s'approcha de la source du « croassement » et s'arrêta devant un vieil homme corpulent. Il portait une grosse barbe noire et son crâne rasé laissait paraître un serpent noir s’enroulant autour de sa tête. Il était vêtu comme un roi. Assis à une table, il écrivait dans ce qu'était probablement un livre de comptes.

Il leva la tête et, sans poser sa plume, parla d’une traite :

— Alors, c'est toi le bambin qui veut devenir voleur ? Tu ressembles plus à un asticot qu'à un homme !

Jack se retint de dire tout haut ce qu’il pensait de lui quelques secondes auparavant. Il s'approcha. Taal tourna une page du livre qu'il tenait et continua à écrire tout en le regardant.

— Bien, je ne vais pas perdre mon temps en palabres ridicules. Tu as choisi ton mentor ?

— Oui. Je voudrais que ce soit Tom.

— Tom, hein ?

Le garçon hocha la tête. Le vieux se mit à réfléchir et sa plume s’arrêta un instant de griffer le papier.

— Pour le moment, ce n'est qu’un voleur Intermédiaire, mais il est vrai qu'il possède un semblant de talent.

La main de l’homme se remit à écrire machinalement.

— Cela pourrait être intéressant, effectivement.

Il posa sa plume, décala le livre sur sa droite et en prit un autre qu’il ouvrit avec soin. On pouvait voir sur le bord de multiples bouts de papier sortant des pages. Après avoir trouvé celle qu’il cherchait sans même avoir posé ses yeux sur le carnet, il se mit à lire.

Jack attendit quelques minutes sans oser bouger. Le vieux releva la tête et le fixa :

— Tu es encore là ?

— Oui, je...

— Reviens me voir quand tu auras amassé suffisamment d'argent ou terminé ta formation. Pour l'instant, tu ne m’es d'aucune utilité ! grogna-t-il.

Il se replongea dans ses comptes et marmonna des chiffres.

Jack sortit du bâtiment et regarda autour de lui. Les rues vides et étriquées étaient bordées de murs en terre cuite. Des taches d’humidité et de grosses traces de boue les parsemaient, comme si les passants s’amusaient à racler leurs chaussures dessus pour se débarrasser de l’excédent de terre.

La seule chose qui rompait la monotonie de l’endroit était ces petites souris qui traversaient à toute vitesse, en quête d’un repas frugal.

Jack posa le pied sur un pavé et se rendit compte que la plupart étaient fendus en deux ou trois parties. La mince couche d’eau due à l’humidité ambiante reflétait la lumière terne des lampadaires et donnait l’impression que les rues étaient extrêmement glissantes.

L’enfant plissa les yeux.

« C'est bien beau, mais je ne sais pas où trouver Tom, moi ! », soupira-t-il.