XIII - Des racines et des Aphamaurs

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Thor, Serem et Jack avaient réussi à sortir de Rochenoire sans autre anicroche. Mais à présent, il leur était impossible d’y retourner, et encore moins de récupérer la tablette. Jack s’en voulait, persuadé que tout était de sa faute.

— Je sais que c’est à cause de moi que l’on a échoué, mais je vais me rattraper ! D’ici quelques jours, on pourra retenter…

— Non, mon garçon, rétorqua Thor.

— Maintenant, nous avons d’autres priorités. Les tablettes attendront.

— Qu’y a-t-il de si important ? De plus important que les tablettes ? Et Tom ?

Thor soupira puis lui fit part des événements rapportés la veille par un messager.

Jack n’en croyait pas ses oreilles. Comment une guilde aussi puissante et importante que celle de l’Œil Rouge avait-elle pu être mise en déroute aussi facilement ? Quelque chose n’était pas logique dans tout ça. Il confia son sentiment à ses compagnons.

— Tu n’as pas besoin d’en savoir plus pour le moment ! l’arrêta Thor.

— Qu’allons-nous faire alors ?

— Eh bien, deux choix s’offrent à nous : partir vers un royaume voisin et nous y cacher, ou bien essayer de retrouver Tom.

— Tom ! Il faut sauver Tom !

Serem s’arrêta.

— Mon garçon, tu sais qu’il est certainement déjà mort à l’heure qu’il est. Et s’il a disparu, il est fort possible que nous ne le retrouvions jamais, ou que nous tombions dans une embuscade !

— Je… suis conscient de tout cela. Mais je suis certain que Tom est quelque part, encore en vie. Il a besoin de nous !

Serem et Thor échangèrent un sourire.

— Eh bien, je crois que le choix a été vite fait. Bien, allons-y alors !

— Mais… par où ? demanda Jack.

Thor réfléchit.

— Juste avant de s’en aller, il est venu me voir. Il a dit qu’il allait partir avec Kalene pour tenter sa chance du côté du Nexus.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Rien que des ruines où, d’après nos légendes, Gorgon et le tout premier groupe de l’Œil Rouge auraient vaincu un Gardien d’Asmaar.

— Il n’en existe plus de nos jours, rétorqua Serem. Plus depuis que la magie a disparu.

— Mais je ne comprends pas. Comment Gorgon a-t-il pu battre un Gardien étant donné qu’il n’y a plus de magie ?

— Bien vu, mon garçon ! s’exclama Thor. Disons que d’après nos légendes, il a combattu le Gardien peu avant que la magie ne soit scellée.

— Ça lui ferait donc…

— Au bas mot… une soixantaine d’années. Du moins en considérant qu’il l’a combattu à l’âge de dix ans… ce dont je doute. Mais nous n’en savons pas plus, et c’est bien pour cela que ce n’est qu’une légende.

Il prit sa gourde, but une gorgée et reprit :

— Mais quoi qu’il en soit, ils auraient vaincu le Gardien et ce dernier se serait transformé en une immense pierre chaude. Et d’après Rouge en personne, cette pierre aurait la faculté de guérir n’importe quelle blessure au moindre contact avec elle.

Serem ajouta :

— On raconte que Gorgon et Rouge n’auraient pas survécu à leurs blessures sans cette pierre.

— Rouge a aussi combattu le Gardien ?

— Il en parle très peu, reprit Thor. Car c’est ce jour-là que Gorgon et Rouge perdirent tous leurs compagnons.

Jack baissa la tête.

— Je vois.

Puis il la releva, l’espoir grandissant en lui.

— Allons-y alors ! Qu’est-ce qu’on attend ?... Mais où se trouve ce Nexus ?

— C’est tout à l’est de Talyon. Il nous faut traverser la Forêt des Caprices…

— La Forêt des Caprices ? s’exclama Serem. C’est bien trop dangereux, Gorgon lui-même n’oserait pas s’y cacher.

— Et pourtant, nous n’avons pas vraiment le choix.

— Pourquoi ne pas passer par la mer ? rétorqua Serem.

— C’est tout aussi dangereux, surtout si on suit la lisière de la forêt. Certaines créatures auraient migré des bois pour venir s’installer sous la mer, et auraient évolué en créatures marines redoutables. Sans compter les patrouilles de Talyon qui doivent infester les eaux pour nous retrouver.

— Patrouilles ou pas, je choisis la mer !

Thor se tourna vers Jack :

— Et toi ?

Cette question le prit au dépourvu. C’était la première fois que ses compagnons lui demandaient son avis, surtout pour les départager.

— Eh bien, la mer me fait peur, mais cette forêt encore plus…

— Ah ! Tu vois ! s’écria Serem. Donc, nous allons prendre la mer !

— Pourquoi ne pas passer par la plage qui borde la forêt ?

Ses deux compagnons le regardèrent bizarrement, comme s’il venait de dire une énormité.

— Eh bien quoi ? Comme ça, on ne passe pas par la mer et on évite la forêt. Je trouve que c’est une bonne idée, moi.

Thor regarda Serem et sourit :

— Eh bien, soit. Nous allons passer entre les deux ! Je trouve aussi que c’est une très bonne idée.

— Mais ça ne va pas ? Il n’y a pas de…

— Serem ! Il a raison, ce sera beaucoup plus long mais c’est plus sûr.

— Parle pour toi ! Et en plus je suis trop…

— Il n’y a pas de quoi ? demanda innocemment Jack.

Serem se tut et avança en bougonnant. Thor répondit :

— Il n’y a pas vraiment de plage. Mais ça reste un choix judicieux !

— Qu’y a-t-il alors ?

— Eh bien… tu verras par toi-même. C’est assez difficile à expliquer.

Et sur ces paroles, le groupe se mit en route pour la « plage ».

Le spectacle qui s’offrit à Jack, à son arrivée à la lisière de la forêt, lui coupa le souffle. En effet, il n’y avait pas de plage. La forêt s’arrêtait en bordure de falaise et un précipice d’une bonne cinquantaine de mètres la séparait de la mer. Mais ce qui le fascinait le plus, c’étaient ces racines gigantesques qui sortaient de la roche et descendaient jusqu’aux vagues, qui claquaient d’ailleurs férocement en contrebas.

Il cherchait des yeux un moyen de passer entre la falaise et la forêt, mais celle-ci se posait en véritable obstacle. Il aurait fallu entrer dans la forêt afin de longer le précipice.

« Peut-être que nous n’avons pas le choix, finalement… On va devoir passer par la forêt… », pensa Jack.

Le vent soufflait fortement dans leur direction, apportant une odeur de putréfaction ainsi que des échos de complaintes et d’effroi. Jack se ravisa :

« Peut-être pas, finalement… »

Thor leva le bras en direction du précipice :

— Nous allons là-bas.

Le jeune adolescent regarda mais ne vit rien. Ils s’approchèrent de l’endroit indiqué. C’est alors qu’il aperçut un petit sentier descendant le long de l’à-pic de la falaise. Il le regarda plus précisément et comprit ce qui faisait si peur à Serem : le petit sentier était taillé dans la roche si étroitement que même une personne de taille modeste aurait du mal à tenir en largeur ; et Serem n’était pas vraiment de corpulence moyenne…

Par endroit, le sentier disparaissait même, reprenant quelques mètres plus loin, interrompu par des racines qui faisaient office de jonction.

— Il faudra faire attention, ces racines sont affreusement glissantes. Et si l’un de vous tombe… autant vous dire qu’il est perdu !

Comme pour donner du poids à ses paroles, les échos des vagues se fracassant contre la roche redoublèrent de vigueur et d’intensité.

Jack avait la gorge nouée. Finalement, il préférait peut-être tenter sa chance à travers la forêt…

— Bon, eh bien, allons-y !

— Non, je n’irai pas ! grogna Serem.

— Je sais que ça a l’air dangereux, mais nous n’avons pas le choix, insista Jack.

Thor rigola.

— En fait, il n’a pas vraiment peur…

— Tais-toi, toi !

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Il n’est pas très à l’aise dès qu’il monte sur une marche.

— Ah ! Il a le…

— Oui, j’ai le vertige ! Et alors ? On peut être un homme de main digne de ce nom et avoir le vertige, non ?

Thor et Jack rigolèrent.

— Oh, et puis vous m’énervez !

Il s’engouffra dans le petit sentier en premier, sans les attendre.

— Attends-nous, Serem ! dit Thor en rigolant de plus belle avant de lui emboîter le pas.

Après avoir failli trébucher à plusieurs reprises en essayant de distancer ses compères, Serem se calma rapidement. Il grogna :

— Ça m’apprendra à écouter un gamin et à vouloir sauver un macchabée !

Ses amis le suivaient de près.

— Ne t’en fais pas, ça lui passera. Il est souvent comme ça.

— En fait, ce n’est pas si dur, on dirait de l’escalade ! s’étonna Jack.

— Tu vas voir, une fois sorti d’ici, je vais te montrer comment escalader une paroi sans toucher le sol ! grommela Serem.

Ils devaient se plaquer contre la paroi, dos à la mer, afin d’avoir suffisamment de place pour prendre leurs appuis. De par sa forme irrégulière, la roche griffait leur visage à chacun de leurs pas.

Au bout d’un moment, ils parvinrent à une cavité un peu plus grande. Ils purent s’asseoir tous les trois afin de se reposer.

Un peu plus bas, sous leurs pieds, une énorme racine jaillissait de la roche et s’enfonçait au fond de la mer. Une autre, un peu plus petite cette fois, venait s’enrouler autour de sa compagne et remontait un peu plus loin sur la falaise. Lorsqu’il regarda où elle s’arrêtait, Jack vit à nouveau le sentier reprendre.

— Tu as bien vu, mon garçon, il va nous falloir passer par ces racines.

— Quelle idée j’ai eue de vous suivre, moi ! grogna encore Serem.

Jack sortit une pomme de ses affaires et commença à la grignoter. Il voulut regarder en bas mais trébucha, lâchant ainsi son fruit. Ses compagnons sursautèrent, mais Jack s’était rattrapé de justesse.

— Fais attention, Jack ! Une petite erreur et tu y passes… Sois plus prudent !

Il aperçut alors son fruit tombé en contrebas sur une petite plage.

— Eh ! Il y a une plage en bas !

Il vit des formes rondes se détacher de la montagne et foncer sur la pomme. Jack poussa un petit cri :

— Qu’y a-t’il ?

— Je… je ne sais pas, j’ai vu quelque chose bouger !

Thor écarquilla les yeux.

— Ça ressemblait à quoi ?

Il plissa les yeux comme pour mieux voir, mais sans grand succès. Il tenta de décrire ce qu’il voyait à ses compagnons :

— Ça a recouvert toute la plage, c’est tout noir maintenant.

Thor commençait à s’affoler.

— Combien de pattes ?

— Je ne sais pas…

— Combien ?

Thor avait haussé le ton.

— Je ne sais pas, mais ça… ça ressemble à de petites araignées, avec deux… deux ventres. Oui, c’est ça, on dirait…

Thor se défit alors de ses vêtements rapidement et s’exclama :

— Bon, maintenant, vous m’écoutez attentivement ! Vous enlevez tous vos vêtements, et vite !

— Mais…

— Dépêchez-vous !

Ils se déshabillèrent aussi rapidement qu’ils le pouvaient. Thor regarda autour de lui mais ne vit rien qui aurait pu l’intéresser. Il s’approcha doucement du précipice et regarda la racine qui sortait de la roche.

— Merde ! Bon, Jack, je vais te tenir par la main, et tu vas tenter de descendre jusqu’à la racine !

— Mais qu’est-ce qui se passe ?

— Fais ce que je te dis !

Thor lui prit la main et Jack s’exécuta.

Il fit descendre le jeune garçon à la force des bras. Une fois le pied posé sur la racine, Jack faillit glisser mais parvint à se retenir à la paroi. Thor lui envoya un poignard et un vêtement.

— Maintenant, creuse la racine, et tout ce que tu trouveras, tu le mets dans ce vêtement. Prends-en autant que tu peux !

Jack regarda en bas et vit les formes se retirer de la plage.

— Elles… elles remontent !

— Ne les regarde pas et fais ce que je te dis !

Il tailla la racine difficilement, la croûte était épaisse. Une fois le trou suffisamment grand pour y passer sa main, il l’enfonça dans la racine. Il toucha une sorte de liquide gluant, en prit à pleine main et le retira pour le déposer sur le vêtement. Ça avait la consistance d’une grosse gelée verdâtre, et l’odeur qui s’en dégageait lui donna des haut-le-cœur.

— Dépêche-toi, ça arrive !

Il s’exécuta aussi vite que possible. Une fois le vêtement rempli de ce liquide répugnant, il l’enroula et le fila à Thor.

— Maintenant, attrape ma main et remonte !

Il essaya, mais le liquide resté sur ses mains les rendait si glissantes qu’il lui était impossible de remonter.

— Je n’y arrive pas ! s’exclama-t-il d’une voix tremblotante.

— Bon, tant pis ! Reprends-en pour toi et badigeonne tout ton corps avec ce truc !

— Mais c’est dégueulasse et ça pue !

— On n’a pas le temps de faire dans la délicatesse. Fais-le, sinon tu mourras !

Thor disparut de son champ de vision. Jack aperçut alors tous ses vêtements ainsi que ceux de ses compagnons voler devant lui, tombant ainsi dans la mer.

—Mais qu’est-ce que vous faites ? Ça va pas !

— Tu as terminé ? s’écria Thor.

Il répondit, perplexe :

— Oui ! Et je fais quoi maintenant ?

La voix de Thor résonna :

— Surtout, tu ne bouges plus, et tu ne parles plus !

Juste à ce moment, l’une des créatures grimpa sur la racine sur laquelle il était posé. En plus de petites araignées à deux ventres, il vit une araignée énorme avec une tête aussi démesurée qu’inconcevable. Elle s’arrêta devant le jeune garçon, ouvrit la bouche et découvrit de multiples dents tranchantes. La créature bava et sembla le renifler malgré son absence de narines.

Jack était tellement terrifié qu’il n’osait pas bouger la moindre parcelle de son corps. Mais il sentit que des créatures se posaient autour de lui et le fixaient, tandis que d’autres grimpaient vers ses compagnons.

L’attente lui parut interminable. Au bout d’un moment cependant, la créature poussa un cri strident et retourna d’où elle venait. Les autres poussèrent le même son effroyable tout en s’éclipsant, marchant sur la paroi avec leurs multiples pattes. Le cliquetis de leurs membres sur la roche faisait penser à une nuée de cafards en mouvement.

Alors que les créatures étaient parties, Jack n’entendait plus aucun bruit provenant de ses compagnons. Il ne bougeait toujours pas, préférant attendre qu’ils lui en donnent l’ordre. Mais une pensée horrible lui traversa l’esprit : et s’ils avaient été tués par ces créatures ? Il préférait ne pas y songer, mais ce silence lui paraissait bien trop long et pesant.

Au bout d’une dizaine de minutes, lassé d’attendre, il s’apprêtait à demander des nouvelles à ses compagnons lorsqu’une créature sortit de là-haut, passa à côté de lui et descendit rejoindre sa famille.

Et dire qu’il avait failli se découvrir à cause de son impatience…

Peu de temps après, il entendit Thor lui souffler doucement :

— Pssst… C’est bon, tu peux bouger, mais doucement. Ne fais pas de bruit.

Il tenta de se lever de la racine, mais la texture dont il s’était badigeonné collait très bien. Il dut faire plusieurs tentatives avant de pouvoir s’extirper.

— Ça colle horriblement, ce truc ! souffla-t-il.

— Oui, mais ça va nous permettre de marcher sur les racines plus facilement !

— Et puis, comme ça, nous n’aurons pas trop froid ! grogna doucement Serem.

Le fait d’entendre ses deux compagnons rassura Jack. Ils étaient bel et bien vivants.

Thor lui tendit alors la main et l’aida à se hisser. Une fois là-haut, Serem s’exclama, mais toujours en chuchotant :

— J’ai bien cru qu’elle n’allait jamais partir !

— Qu’est-ce que c’était ? demanda le garçon.

— Tu as réveillé une véritable ruche d’Aphamaurs. Ce sont des créatures de la Forêt des Caprices, expliqua Thor.

— C’est si dangereux que ça ?

— Ça te mange un régiment en deux secondes ! répondit Serem.

— Oui. Elles ont un odorat très développé et arrivent à reconnaître une proie à son odeur.

Jack s’exclama :

— D’où le fait de s’enduire le corps de racines.

— Elles sont habituées à cette odeur et n’en mangent pas, heureusement pour nous !

— Et on a eu de la chance que ce ne soit pas leur période de reproduction ! gloussa Serem.

— En effet, les femelles pondent leurs œufs dans les racines… Imagine un peu la scène !

Un frisson parcourut le corps du jeune garçon.

— Mais pourquoi avoir jeté nos vêtements ?

— Ces créatures sont très intelligentes, et elles auraient vite compris que quelque chose clochait. Si elles avaient trouvé nos vêtements, elles auraient senti notre odeur et auraient cherché avidement leurs propriétaires…

— Super ! Alors maintenant, on est dans une contrée hostile, au bord d’une falaise et nus comme des vers ! s’exclama Serem. Si ça c’est pas de l’aventure !

— Il est encore énervé ? demanda Jack.

— Non, cette fois-ci, il est content, répondit Thor.

Déchargés de leurs vêtements et de leurs bagages, la traversée du sentier et des racines leur parut plus aisée. Mais c’était aussi dû en grande partie à leur découverte de la substance gluante qui les aidait à se maintenir plus facilement sur le sol glissant. Elle leur servait en outre de protection contre le vent froid et mordant, particulièrement actif à flanc de falaise.

Le seul problème auquel ils devaient faire face était de renouveler cette protection fréquemment. En effet, en séchant, la résine durcissait, bloquant ainsi peu à peu leurs mouvements. Au final, ils avançaient peut-être plus vite, mais mettaient beaucoup plus de temps à enlever l’ancienne pâte gluante pour la remplacer par de la fraîche.

En fin de soirée, arrivés sur une petite corniche, les trois acolytes s’arrêtèrent, exténués.

— Bon, eh bien, nous allons passer la nuit ici !

Thor prit le seul couteau qui leur restait et entailla une racine se trouvant juste à côté d’eux. Ils observèrent à nouveau le même rituel. Et comme d’habitude, Serem grognait car la pâte avait collé à ses poils. Il les arrachait en même temps que la pâte et grimaçait à chaque fois.

— Tu ne devrais plus en avoir à force, Serem ! ironisa Thor.

— Ils ont intérêt à repousser, sinon c’est toi qui prendras !

Jack souriait. C’est vrai que ça ne faisait pas longtemps qu’il les connaissait, mais ils avaient déjà vécu un bout d’aventure ensemble. Et même s’ils passaient par des moments difficiles, ils restaient soudés et s’entraidaient sans cesse.

Il se rendit compte que malgré tous les problèmes et toutes les difficultés qu’il avait pu leur causer – récemment encore avec les Aphamaurs – ils ne l’avaient jamais abandonné. Au contraire, ils risquaient leur propre vie afin de sauver la sienne ou celle de leur compagnon, les difficultés et les risques encourus importaient peu. Plus que des compagnons de route, ils devenaient des amis.

Un jour, il leur rendrait la pareille.

Il ne s’était pas aperçu que ses deux compagnons lui parlaient.

— Ça va, Jack ? demanda Thor.

— Euh… oui !

— Alors, arrête de nous fixer comme ça ! ronchonna Serem. J’ai l’impression que tu vas nous sauter dessus.

— Je voulais juste vous dire merci !

Serem haussa un sourcil :

— Merci de quoi ? J’ai dit quelque chose de mal ?

Il semblait perplexe.

Thor se mit à rire :

— Mais ne vois pas le mal partout ! Il te dit juste merci, comme ça.

— Et pourquoi comme ça ? Pourquoi maintenant, là ? Je suis en train de m’épiler et il me dit merci… Moi, je trouve ça louche !

Thor entra dans un fou rire, suivi de près par Jack. Au bout de quelques minutes, Thor se calma et s’essuya les yeux. Il dit alors à l’adolescent :

— Serem et les effusions de sentiments, ça ne fait jamais bon ménage !

— Je crois que j’avais compris, répondit Jack en finissant de rire.

Thor lui frictionna les cheveux d’une main mais n’exprima rien ouvertement.

Ils passèrent une nuit difficile entre la résine qui leur grattait tout le corps, les bruits incessants du vent ou de quelque créature, et leur matelas de pierre pour le moins inconfortable.

Au petit matin, Jack et Thor se réveillèrent après une nuit presque blanche. Seul Serem était encore en train de dormir profondément en ronflant.

L’adolescent regardait le ciel tout en écoutant le bruit des vagues au loin. Le lieu était assez insolite, mais cela lui plaisait de passer quelques instants calmes avec ses compagnons.

Alors qu’il voulait se lever pour s’étirer, il se rendit compte que tous ses membres étaient comme bloqués. La substance collante avait tellement durci qu’elle avait à présent la dureté de l’écorce. Il n’arrivait pas à bouger.

— Thor ?

— Oui ?

— Je n’arrive pas à bouger !

— Je sais… Moi non plus, figure-toi.

— Qu’allons-nous faire ?

— Attendons que Serem se réveille et nous verrons bien ! répondit-il posément.

Jack tenta à nouveau de bouger mais resta figé comme si tous ses efforts étaient vains.

— Ça ne sert à rien de te débattre, mon garçon, ça va te fatiguer. Profites-en pour te reposer encore un peu.

— Je ne peux pas, et en plus je voudrais me gratter !

Thor soupira.

— Très bien, mais ça risque de le mettre de mauvaise humeur !

Il se racla la gorge avant d’appeler :

— Serem ?

Ce dernier ronflait toujours.

— Serem !

Cette fois-ci, Thor avait parlé plus fort. L’homme de main sortit alors de son sommeil d’un seul coup, fit craquer toute la résine collée sur lui et bondit sur ses pieds, prêt à combattre.

— Qui… que… quoi ?

Jack restait les yeux écarquillés, bluffé par la facilité avec laquelle il s’était défait de cette prison d’ambre.

— Comme tu peux le voir, nous sommes légèrement coincés, expliqua calmement Thor.

Serem regarda alors ses compagnons allongés par terre.

—Et vous me réveillez pour ça !

Il se rallongea.

— Ça attendra que je finisse ma nuit !

— Serem !

Il bondit à nouveau.

— Oui, bon ! Ça va, ça va !

Il fracassa de ses poings la résine qui emprisonnait ses comparses puis retourna à sa place en maugréant.

Jack et Thor trahissaient un air fatigué ; Serem, quant à lui, semblait pleinement reposé. Il s’étira comme s’il avait passé une excellente nuit, comme si de rien n’était. Jack le regardait bouche bée, impressionné par ses capacités. Serem le vit en train de le fixer et rétorqua :

— Ben quoi ? Tu veux encore me dire merci ?

Il se gratta le bras pour enlever les quelques morceaux de résine restés collés.

— Là, à la limite, je comprendrais.

Thor s’était levé, regardait la paroi qui s’étendait devant et derrière eux.

— Eh bien ! Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il nous reste à parcourir… J’espère que ça ne durera pas encore des jours.

À contrecœur, ils s’enduisirent à nouveau de la substance provenant des racines.

— Ça, c’est sûr que ça va vite m’énerver, cette histoire ! compléta Serem. Et en plus, je commence à avoir une sacrée faim !

— Moi, j’ai surtout très soif, répondit Jack.

— Effectivement, il va nous falloir trouver de quoi nous sustenter rapidement, ou nous ne tiendrons pas longtemps.

Le groupe repartit sur le chemin escarpé, le ventre vide et le palais asséché. Mais ils n’avaient plus vraiment le choix, il leur fallait sortir rapidement de cet endroit aussi dangereux qu’imprévisible.

En milieu de journée, ils arrivèrent devant un obstacle auquel ils ne s’attendaient pas : dans un bruit assourdissant, une rivière venant de la forêt traversait la falaise pour se jeter dans l’eau bleue de l’océan.

— Nous voilà bien avancés ! Comment allons-nous passer ? demanda Serem.

— Au moins nous avons enfin trouvé de l’eau ! s’égaya Jack.

Thor regarda tout autour de lui et trouva ce qu’il cherchait : un petit passage semblait remonter à la surface.

— C’est là que nous allons !

— Attends… ne me dis pas que nous allons dans cette fichue forêt ?

— Nous n’avons pas vraiment le choix. Suivez-moi !

Ils suivirent le chemin tortueux qui montait peu à peu vers le haut de la falaise.

Arrivés au sommet, ils atterrirent dans une clairière traversée par la rivière, qui finissait sa course une cinquantaine de mètres plus bas.

Avant de s’aventurer plus loin, ils observèrent le paysage afin d’y déceler la moindre menace. Aucune trace de vie apparente à l’exception des arbres penchés vers l’intérieur de la clairière, qui avaient l’air menaçant.

Ils s’approchèrent prudemment du point d’eau. Après s’être assurés qu’aucun danger immédiat ne les guettait, ils purent enfin se désaltérer. Ils restèrent néanmoins sur leurs gardes, se débarbouillant chacun à leur tour afin de garder toujours un œil sur les lieux et une oreille attentive au moindre bruit suspect.

Après ce bref moment de répit, ils scrutèrent les environs à la recherche d’un chemin ou de quoi que ce soit qui aurait pu leur être utile. Ils distinguèrent alors une sorte de cavité au milieu de la clairière. Quand ils s’en approchèrent, toujours à pas feutrés, ils aperçurent les ruines d’un ancien village en pierre.

L’endroit semblait lui aussi désert, mais le groupe avait décidé d’en faire le tour silencieusement pour vérifier qu’aucun piège ni aucune créature ne se dissimulait en ces lieux.

Une fois rassurés, ils descendirent dans les ruines, fouillèrent de fond en comble aussi silencieusement et méticuleusement que possible.

Au bout d’un moment, n’ayant rien trouvé, Jack s’assit sur une pierre. Il contempla le ciel et regretta de ne pas pouvoir voler.

« Ça aurait été plus rapide ! »

Il pensa ensuite à Elliot et sentit un pincement au cœur. Il était tiraillé entre son envie de revenir sur ses pas et celle de sauver son ami. Mais maintenant qu’il avait décidé d’aider Tom, il ne pouvait pas faire marche arrière. Il espérait néanmoins qu’elle avait pu s’enfuir sans problème…

« J’espère qu’elle s’en est sortie ! Je n’ai même pas pu être là pour elle... »

Il se releva.

— Tiens bon Elliot. Après Tom, c’est toi que je viendrai sauver !

— Ché qui chette Elliot ?

C’était la voix de Serem. Sans s’en rendre compte, Jack avait exprimé tout haut ses pensées.

— Rien, c’est…

Il regarda son compagnon et fut surpris : Serem était habillé d’un vêtement rouge et noir, très seyant, même pour un homme bourru comme lui. Un œil rouge était dessiné sur le devant, comme pour un costume d’apparat. Serem se mit une boule blanche dans la bouche et la croqua. Un jus blanc dégoulina un peu sur sa barbe avant d’avaler sa bouchée.

— On a trouvé de vieux vêtements, et pile à notre taille. Viens, ça fait dix minutes qu’on te cherche !

Il lui tendit alors plusieurs boules blanches.

— Tiens !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des œufs de Lopper, tu devrais aimer.

Jack prit les œufs et les goûta.

— C’est vrai que c’est pas mal ! En plus, j’ai une faim de loup.

Il avala goulûment les œufs, puis suivit son compagnon jusqu’à un petit coffre sur lequel était penché Thor. Celui-ci était habillé des mêmes vêtements que Serem.

— Ça, c’est vraiment incroyable, Serem ! s’exclama Thor.

Il sortit une épée de son fourreau et la posa à terre. Il tourna la tête et aperçut le jeune garçon. Il plongea ses mains dans le coffre et en sortit la même tenue que la leur.

— Tiens, voici pour toi ! C’est la dernière, et elle est à ta taille !

Jack s’en saisit et l’enfila.

— Mais comment c’est arrivé là ? demanda-t-il.

Chi cheulement on le chavait ! bafouilla Serem, occupé à dévorer ses œufs.

— Ce sont de simples tenues d’apparat de la guilde. Et ceci est l’explication et la solution à nos problèmes !

Thor leur tendit un bout de papier. Jack et Serem le regardèrent, se demandant s’il n’avait pas perdu la tête. Thor sourit :

— C’est un mot de Kalene, je viens de le trouver au fond du coffre. Et il nous est adressé !

— Kalene ?

— Je vous le lis :

Chers amis,

Vous êtes fous de vous aventurer ainsi, mais ceci est une preuve de votre amitié. Tom et moi vous en sommes extrêmement reconnaissants.

Comme je sais que mes paroles ne suffiront jamais à vous faire rebrousser chemin, voici des présents qui vous seront très certainement utiles.

Ces tenues sont votre unique chance de sortir vivants de cette forêt. Imbibés d’essence de ces créatures, vous passerez outre leurs odorats. De plus, comme vous le savez, l’Œil Rouge est le signe distinctif d’une des plus puissantes créatures de cette forêt. Rien qu’à la vue de cet œil, la plupart d’entre elles ne se montreront pas. Par contre, n’oubliez pas de rester tout de même le plus furtif possible. Même si beaucoup se laisseront berner, d’autres, beaucoup plus intelligentes, découvriraient le stratagème aussitôt.

Je vous ai aussi laissé l’épée de Tom. Il a perdu connaissance il y a quelques jours, elle vous servira donc plus qu’à nous.

Jack : merci de tenir autant à Tom.

Serem : ne mange pas trop d’œufs, ils sont un peu toxiques. Quelques-uns ne vous feront rien, mais n’en abusez pas.

Thor : Tal ki no tei, seipi do.

À bientôt au Nexus. Nous vous attendrons.

Kalene

Jack restait les yeux fixés sur le parchemin que tenait Thor, la bouche à moitié ouverte en signe de stupéfaction. Il demanda alors :

— Que… comment savait-elle qu’on viendrait les chercher ? Et encore plus que l’on passerait par ici ?

Serem cracha les derniers œufs qu’il venait d’avaler et s’essuya la bouche avec sa manche.

— Il y a quelque chose qui m’interpelle tout de même, demanda-t-il. Elle n’a même pas parlé de Franck !

— Elle devait se douter de quelque chose, expliqua Thor.

— Et elle ne nous aurait rien dit ?

— C’est sa façon de nous mettre à l’épreuve, sans doute.

— À l’épreuve de quoi ? s’enquit Jack.

Serem haussa les épaules.

— Bah, on s’en moque. Grouillons-nous ! Vous avez entendu ? Tom est inconscient, mais il est vivant !

Thor rangea précautionneusement le parchemin dans une besace qu’il avait trouvée, accrocha l’épée à la ceinture et commença à s’éloigner. Jack le suivit.

— Mais où tu vas ?

— Figure-toi que je n’ai pas encore mangé. Des petits œufs me feront très certainement du bien !

— Mais tu sais ce qu’elle a écrit…

— Oui, ils sont toxiques à forte dose, mais tant que l’on n’en mange pas trop… Ah, les voilà !

Jack s’arrêta et regarda son compagnon s’agenouiller au bord de petites crevasses légèrement sombres et luisantes. Il sembla décoller un bloc noir du fond du trou et le retourna.

C’est à ce moment que Jack découvrit avec stupeur ce que c’était : une créature aussi flasque qu’un escargot, et le revêtement noir qu’il avait pris pour de la pierre était en fait sa carapace. Les multiples petites pattes grouillantes disposées tout autour prouvaient qu’il était loin d’apprécier d’être bousculé ainsi. Thor enfonça ses doigts dans la chair rosée de la créature pour arracher de son ventre rond un œuf blanc. Il en récupéra ainsi trois autres à différents endroits. Les petites pattes ne bougeaient plus. Il jeta ensuite la créature sans vie dans son trou.

Jack était tout retourné d’avoir assisté à la scène, et il lui répugnait maintenant d’avoir mangé les œufs de cette « chose ». Œufs qu’il expulsa d’ailleurs aussitôt dans un râle bruyant.

— Eh bien, mon garçon, ce n’est pas comme ça que tu vas reprendre des forces !

Serem les avait rejoints, l’air enjoué.

— Bon, on y va ?

Le jeune garçon était tout blanc. Il courut vers la rivière pour boire et faire passer le goût des œufs.

— Ben, qu’est-ce qui lui arrive ?

— Je crois qu’il n’a pas apprécié notre façon de chasser !

Serem se mit à rire.

— Ah, ce n’est que ça ! Ça m’a aussi fait ça la première fois, tu t’en souviens ?

— Hé ! Hé ! Oui, surtout qu’à l’époque les œufs commençaient à éclore et que…

— Chut, il revient. Mieux vaut ne pas lui en parler, ça risquerait de le mettre encore plus mal.

— Tu as raison.

Une fois le groupe rassemblé et prêt à partir, ils cherchèrent un passage et découvrirent un petit sentier partant en direction du sud-est. Ils l’empruntèrent.

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