XIV - La mer du Marasme

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Mer de la Tourmente est son deuxième nom. Quiconque la chevauchera à travers le couloir du défunt devra prendre bien soin de garder le cap. Lui seul peut vous sauver.

Éloignez-vous un seul instant, et votre voyage sera sans retour : les vents et les courants sont tels qu’il est alors impossible de naviguer.

Le mythe de la tourmente n’est ainsi rien d’autre que l’élaboration d’esprits tourmentés, cherchant à expliquer par l’abstrait un fait météorologique concret.

« Études des influences et de l’émergence des mythes et légendes »

Par Maître George Profondus

Lamenta, Gort et leurs compagnons n’étaient à présent plus que huit. Alors que le combat venait de se terminer, des habitants de Ramlit s’étaient attroupés aux abords du village. L’un d’eux était venu à leur rencontre et leur avait proposé le gîte et le couvert. Tous semblaient très fiers des survivants qui avaient réussi à tenir tête aux gardes de Talyon et à les repousser. Ils leur proposèrent alors toute aide sans aucune contrepartie.

— Pour sûr, des gens comme vous, ça court pas les rues ! Nous savons reconnaître les vraies bonnes gens, et nous tous ici vous ouvrirons la porte avec grand plaisir !

Ils avaient accepté, bien que restant extrêmement méfiants. Un peu de repos ne leur ferait pas de mal.

Le lendemain, levée aux aurores, Lamenta usa de diplomatie afin de trouver l’un des pêcheurs et de le convaincre de leur donner son bateau.

Malgré leur exploit de la veille, les habitants de Ramlit semblaient très pessimistes quant à leurs chances de réussite.

— Vous n’y arriverez jamais ! Même les plus aguerris d’entre nous ne sont jamais revenus…

— Vous voulez vraiment sacrifier vos vies et le bateau ?

— C’est tout bonnement impossible !

Finalement, un vieux pêcheur du village s’avança et s’exclama :

— Bah ! Allez, je veux bien vous l’échanger contre tout votre matériel de combat. Ça me permettra d’en acheter un tout neuf !

Ils n’avaient finalement pas d’autre choix que de céder à contrecœur leur matériel, n’ayant aucun autre moyen de s’enfuir. Surtout que leur temps était compté, d’autres troupes allaient très certainement arriver d’un moment à l’autre.

— Eh bien, parfait, faisons ça ! conclut Gort, qui venait d’apparaître derrière Lamenta.

Leurs compagnons ne tardèrent pas à les rejoindre. Il lui chuchota en râlant :

— On ne pourra rien avoir de mieux. Si seulement Taal avait été là, il aurait récupéré le village entier sans dépenser le moindre sou !

— Ils nous ont offert le gîte et le couvert sans rien demander… Nous leur devons bien ça, répondit-elle.

— Sans compter que ces épées leur seront très certainement utiles. Nous traînons les ennuis avec nous.

Gort acquiesça de la tête.

Ils suivirent le vieux pêcheur jusqu’à son embarcation : c’était un bateau plus rond et moins étiré que la moyenne. D’épaisses planches étaient reliées par de grosses plaques de métal scellées entre elles à l’aide de boulons aussi gros qu’un poing. Tout du long, de multiples poulies étaient disposées et scellées à la coque. L’ensemble avait un aspect peu reluisant, et tous eurent la même pensée : est-ce que ce bloc de bois pouvait vraiment flotter ?

Gort regarda à maintes reprises le vieux pêcheur, et ce qui ressemblait à tout sauf à un bateau.

— Euh… c’est dans ça qu’on va embarquer ?

— Tout à fait, mon bon monsieur. Il n’y a pas plus solide à Ramlit !

Gort prit un air menaçant :

— Mais comment voulez-vous qu’on avance avec ce vieux rafiot ? Il n’y a même pas de mât et aucune place pour des rames ! Vous vous moquez de nous ?

En effet, le semblant de bateau ne possédait aucun moyen lui permettant d’avancer. Du moins, en apparence.

— Calmez-vous, mon bon monsieur. Ici, sur la mer du Marasme, il est impossible d’utiliser les éléments pour avancer. Sinon, vous vous échoueriez aussitôt !

— Comment fait-on pour avancer, alors ? demanda Lamenta.

C’est à ce moment que plusieurs pêcheurs arrivèrent avec des caisses de matériel, qu’ils déposèrent aux pieds de nos aventuriers.

— Tout ce qu’il vous faut est là dedans ! leur expliqua le vieil homme.

Ils s’empressèrent de les ouvrir. L’une des caisses contenait des manivelles en métal et des mécanismes à poulies ; une autre était remplie de gants en cuir. Les suivantes semblaient contenir des denrées séchées, enfouies dans du gros sel.

— Vous pouvez nous expliquer ? demanda Gort.

— Comme vous le savez, utiliser le vent ou l’eau pour avancer est impossible, les éléments sont déchaînés à longueur de temps.

Il leva son bras et le pointa en direction d’une épaisse corde attachée à un pilier en métal du quai. La corde semblait ensuite s’enfoncer dans la mer et disparaître.

— Nous avons développé notre propre système de navigation. À un mile environ, vous apercevrez une bouée. Attachez votre bateau à la corde qui en ressort, comme ça !

Il s’approcha du bateau, prit une corde qui traînait par-là et la plaça dans l’une des poulies du bateau.

— Ensuite, utilisez ces manivelles pour avancer. Le bateau suivra la corde. Vous ne pourrez compter que sur la force de vos bras pour sortir vivants de cet enfer ! dit-il solennellement.

L’un des compagnons de Gort se mit à rire nerveusement, terrorisé à l’idée que sa vie n’allait tenir qu’à une simple corde, aussi épaisse soit-elle.

— Vous plaisantez, j’espère ? Jamais je ne mettrai les pieds là-dedans ! Je préfère encore mourir par la lame de nos ennemis.

— Tu préfères peut-être mourir par la mienne ? menaça Gort.

Son compagnon grogna mais ne répondit pas.

— Bien, étant donné que tout le monde est d’accord, commencez par mettre ces caisses dans le bateau, nous partons dans une heure !

— Très bien, répliquèrent les autres.

Juste avant qu’il ne parte rejoindre le reste du groupe, Gort saisit l’homme à moitié terrorisé par le bras.

— Sunny, c’est ça ?

— Oui, monsieur.

— Dis-moi, qui t’a recruté ?

Il chuchota sa réponse si faiblement que Gort ne put l’entendre la première fois.

— Tu disais ?

— Umbrae…, dit-il à nouveau faiblement.

Gort relâcha son étreinte puis partit en direction de l’embarcation sans dire un mot.

Les préparatifs enfin terminés, tous déposèrent leurs armes aux pieds du vieux pêcheur. Ils s’apprêtaient à embarquer lorsque Gort leva le bras vers Sunny.

— Toi, tu restes ici !

— Co… comment ça ?

Gort regarda Lamenta d’un air entendu.

— Nous en avons convenu tous les deux, tu n’es pas digne de rester avec nous.

Il ramena son regard sur l’homme :

— Tu ne voulais pas monter ? Eh bien voilà, tu ne montes pas.

— Mais… c’est absurde ! C’est une blague, c’est ça ?

Il tenta de croiser le regard de ses compagnons pour chercher du soutien, mais tous l’évitèrent en guise de réponse.

— Rejoins-nous quand tu te sentiras prêt. Mais d’ici là, tu as encore beaucoup à apprendre. Et tu te dois d’être seul.

— Mais… je vais me faire tuer ! C’est ça que vous cherchez ?

Ils montèrent tous dans l’embarcation sans dire un mot.

Le vieux pêcheur s’approcha de Sunny et lui rendit ses armes : une épée et un poignard.

— Je vous retrouverai, et vous le paierez ! affirma Sunny.

— C’est tout ce que je demande, répondit Gort avec lassitude.

Puis ils larguèrent les amarres.

Le bateau s’éloigna petit à petit des côtes, comme attiré inéluctablement par le courant féroce. Heureusement, il était relié à la berge par un long cordage. Sur la côte, les pêcheurs s’affairaient à relâcher ce dernier par à-coups, afin que le bateau ne soit pas arraché par les courants violents.

Assez rapidement, les sept compagnons restants ne perçurent plus que des silhouettes disparaissant au loin.

Gort se mit à chercher quelque chose dans les caisses de manière frénétique.

— Bordel, j’ai soif ! Vous savez où ils ont mis cette foutue eau ?

— Hum… Je crois qu’ils ne nous en ont pas donnée, s’exclama l’apprenti de Lamenta.

Cette dernière s’approcha de lui, pendant que Gort s’exténuait à râler dans le vide.

— Mais c’est pas possible, je suis entouré de bras cassés ! grommela Gort.

Lamenta tapa sur la tête de son apprenti.

— Tu aurais pu nous prévenir plus tôt !

— Depuis qu’elle est arrivée, de toute façon, c’est n’importe quoi ! poursuivit Gort en faisant allusion à Kalene, comme toujours.

Lamenta leva la tête, huma l’air et interrompit son compagnon.

— Je crois que c’est pour ça qu’ils ne nous ont pas donné d’eau !

— Hein ?

À ce moment, une violente pluie s’abattit sur eux.

— D’après ce qu’on dit, la Mer du Marasme possède son propre climat. Composé d’averses quasi ininterrompues entrecoupées de rares accalmies, continua-t-elle.

Sous la pluie, elle disposa alors ses mains en forme de bol. Le récipient improvisé se remplit rapidement d’eau. Elle l’approcha de ses lèvres et but consciencieusement.

Lorsqu’elle eut terminé, Lamenta poursuivit :

— Voilà pourquoi ils ne nous en ont pas donnée : nous en avons à profusion.

Gort grommela.

— Tu aurais pu me le dire avant plutôt que d’attendre pour étaler ta science…

Il haussa les épaules et se mit à boire de la même façon.

C’est alors que le bateau reçut un choc qui fit perdre l’équilibre à tout l’équipage. L’un des compagnons hurla :

— Le cordage a lâché ! Le cordage a lâché !

— Comment ça, lâché ? s’écria Gort.

— Regardez !

En effet, la corde qui les reliait à la terre ferme n’était plus tendue et s’enfonçait dans la mer.

— Vous voyez la bouée dont ils avaient parlé tout à l’heure ? demanda Lamenta.

— Rien en vue !

— On ne voit rien avec cette averse, et de toute façon le courant est trop fort pour entreprendre n’importe quelle manœuvre.

— Nous sommes donc prisonniers des éléments, expliqua calmement Gort avant de s’asseoir.

— Mais… que faites-vous, Chef ?

— J’attends ! répondit-il tout en croisant les bras.

— Il a raison ! s’exclama Lamenta. Nous n’avons rien d’autre à faire qu’à attendre.

Puis elle s’assit à son tour.

D’abord intrigués, ils regardèrent autour d’eux. Ils se rendirent alors vite compte qu’effectivement ils étaient totalement impuissants, et qu’ils n’avaient absolument rien pour faire face à tout ça. À présent, leur destin était lié à un simple jeu de hasard de Dame Nature. Une image vint à l’esprit des cinq compagnons : celle d’une femme, une pièce à la main, chantonnant une frêle mélodie.

Un sourire aux lèvres, elle leur demandait tout excitée : « Alors, mes enfants, pile ou face ? »

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