XVI - Naissance d'un Magmort

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Syl et l’armée de Talyon avaient réussi à tuer ou à capturer bon nombre de membres de l’Œil Rouge. Son réseau d’informateurs avait fait des merveilles : non seulement grâce à eux il avait pu mettre la main sur nombre de voleurs, mais en plus il arrivait toujours avec un tel effet de surprise que presque aucune perte n’était à déplorer. Du moins de son côté.

Après plusieurs semaines de traques et des centaines d’arrestations, il fit rappeler l’ensemble de ses divisions afin de marcher sur la capitale.

Une seule idée l’obnubilait à présent : son plan avait-il fonctionné ? Il ne pouvait pas en être autrement.

Il avait réquisitionné l’ensemble des forces de Talyon et avait engagé les pires mercenaires qui soient afin qu’ils s’occupent d’Arathor. Ainsi, à son retour, il trouverait son seigneur mort et les coupables seraient vite retrouvés : il enverrait ses troupes les pourchasser, et ne pourrait en aucun cas être soupçonné du meurtre. Il avait des milliers de témoins avec lui.

Seulement, malgré son extrême confiance en son projet, il avait hâte de rentrer. Son intuition le tourmentait.

Le chemin du retour lui paraissait plus long qu’à l’habitude. Son impatience en était très certainement la cause, mais il ne pouvait attendre plus longtemps. Il voulait voir le résultat de ses propres yeux.

Un soir, alors que l’ensemble des troupes se reposait, il confia le commandement à son second puis partit seul à cheval.

Il chevaucha toute la nuit pour arriver au petit matin devant les portes. L’un des deux gardes de la porte l’interpella :

— Commandant Syl ?

— Moi-même.

— Veuillez attendre ici, je vous prie.

Il partit en direction du château. Syl fixa le second garde qui ne broncha pas.

— Alors ? lui demanda le commandant.

L’homme regarda autour de lui, puis le fixa droit dans les yeux :

— Tout s’est passé comme prévu ! dit-il en souriant.

Syl se sentit rassuré, puis lui fit un signe de tête. Il attendit tranquillement sur son destrier le retour de l’autre garde.

— C’est bon, vous pouvez passer.

Il avança à l’intérieur de la cour, juste avant que les grilles ne se referment brusquement. Là, il aperçut sur des piquets les têtes des mercenaires qu’il avait engagés, ainsi que celle de l’artisan.

Il fronça les sourcils et se retourna pour essayer d’apercevoir le garde :

— Ne lui en veuillez pas, Commandant.

La voix d’Arathor résonnait derrière lui. Il se tourna à nouveau et vit son seigneur, vivant et en pleine forme.

— Ce brave garde a agi sous les ordres de son seigneur légitime, après tout.

Syl ne répondit pas.

— Vous rentrez bien précipitamment et bien seul. Qu’est-ce qui vous préoccupait donc autant ?

Des dizaines de gardes encerclèrent le commandant, et des archers le tinrent en joue. Il regarda autour de lui, mais aucune issue ne s’offrait à lui. Il serra les dents et rétorqua :

— Quelle est cette mascarade ?

Arathor soupira.

— Assez de faux-semblants, Syl. Ne me jouez pas la carte de la personne indignée. Je sais tout sur vos ambitions depuis bien longtemps déjà.

Il fit plusieurs pas de côté sans cesser de fixer le commandant.

— Stratagème très intéressant. Non, vraiment. Votre erreur a probablement été votre trop grande confiance en vous.

Il continuait à marcher autour de lui, toujours sans le perdre de vue. Il fit signe aux gardes qui le désarçonnèrent aussitôt. Syl tenta de se défendre mais une flèche se planta dans sa jambe, lui infligeant une douleur fulgurante qui lui ôta toute envie de résister. Les gardes le plaquèrent ensuite à terre sans ménagement.

Le seigneur Arathor s’approcha et lui jeta un regard amer :

— Vous auriez peut-être dû accepter leur offre, c’eut été plus efficace.

Syl aurait dû s’en douter. L’Œil Rouge était certainement derrière tout ça. Mais comment avaient-ils pu agir alors qu’ils étaient en fuite ?

Arathor fit un signe de tête aux gardes, qui l’emmenèrent. Syl ne se débattit pas, toute dépense d’énergie lui semblait inutile. Il garda sa rage au fond de lui et ne prononça aucune parole.

Les gardes le traînèrent dans la salle des cachots secondaires. Il le savait, cela signifiait qu’il était fini. Dans cette seconde partie de la prison, tout était fait pour que personne ne puisse ni entendre ni voir ce qui s’y passait. Rares même étaient les gardes au courant de l’existence de cette salle.

Deux des hommes l’empoignèrent avec force et détermination. Sans qu’il le vît arriver, un troisième retira la flèche de sa jambe puis l’utilisa pour le poignarder à nouveau dans le dos. Il fut ensuite jeté violemment au fond d’un cachot lugubre et humide. Il s’écrasa à terre et y resta affalé, bloqué par la douleur qui le submergeait.

Le retentissement typique des verrous d’acier crissa, et des clés furent retirées. Les gardes s’éloignèrent, leurs pas résonnant dans la pièce.

Syl resta seul, la tête baignant dans un liquide au goût âpre et dégoûtant. Probablement un mélange de boue et d’excréments humains, et peut-être même d’animaux. Mais il n’avait même pas la force de bouger, tant ses blessures irradiaient dans tout son corps. La seule chose qu’il lui restait à faire était d’attendre. Attendre la fin de sa vie.

Et quand il se mit à réfléchir sur ce qu’il avait fait, il ne regretta rien. Si c’était à refaire, il plongerait à nouveau, prêt à braver tous les dangers pour arriver au sommet.

Son état actuel, il ne le devait qu’à ces hommes imbéciles, nés pour trahir. Sans ça, il en était persuadé, tout aurait marché à merveille.

Dans un râle bruyant, il essaya de se retourner sur le dos, mais la flèche encore plantée lui fit lâcher un cri de douleur. Il essaya de l’y déloger, en vain. Soudain, des ombres commencèrent à danser sur les murs. La fièvre montait en flèche et, il le savait, il ne tiendrait pas vingt-quatre heures dans cet endroit sordide. Néanmoins, il se mit à serrer les dents férocement et balbutia tant bien que mal :

« Dans une autre vie, Arathor… On se retrouvera dans une autre vie ! »

Puis il perdit connaissance.

Lorsqu’il se réveilla quelques heures plus tard, rien n’avait changé et l’obscurité se trémoussait toujours devant ses yeux. Seul le bruit des gouttes d’eau tombant sur la dalle humide pouvait se faire entendre.

Puis, les ombres dansèrent de plus belle, et une forme humaine se dessina. « La fièvre », pensa-t-il. C’est alors qu’une personne apparut, un homme avec comme unique vêtement un masque d’un rouge éclatant. Le masque brillait légèrement dans la nuit, reflétant une faible lumière pourtant inexistante. Le visage de Syl, se reflétant dans ce miroir étrange, lui montrait tel qu’il était il y avait de cela une dizaine d’années : un jeune homme ambitieux arrachant chaque victoire à ses ennemis.

— La… Mort ? demanda-t-il faiblement.

— Tout dépend de toi, répondit l’homme d’une voix monocorde.

Il se voyait toujours dans le masque de son interlocuteur, cette fois se battant avec une meute de loups à mains nues. Il y avait laissé des bouts de chair à l’époque, mais il s’était bien amusé.

L’homme avança vers lui.

— C’est lui que je recherche. Es-tu cette personne ?

L’ancien commandant était persuadé d’être victime d’une hallucination, aussi referma-t-il les yeux avant de les rouvrir. Il espérait que la personne disparaîtrait ainsi, mais il n’en fut rien. Il attendait patiemment la réponse, sans bouger.

— Vous êtes la Mort, n’est-ce pas ? demanda-t-il à nouveau.

— Cela dépend uniquement de ce que tu souhaites.

Il grinça des dents, la douleur irradiant de plus belle.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

L’homme se dispersa en de multiples particules sombres, puis réapparut de l’autre côté. Syl dut tourner la tête.

— Ta vie, en l’échange de ta survie.

Il ricana.

— Comment ne pas refuser ? C’est soit ça, soit la mort.

— Je t’assure que la mort serait préférable à la vie que je t’offre.

Les paroles de l’homme étaient toujours dictées de manière froide, rythmées, comme si aucun sentiment n’émanait de cet être, ou de cette chose.

Syl regarda à nouveau son reflet dans le masque et se vit cette fois enfant.

— Le masque est offert ? ironisa-t-il.

L’homme se mit à rire, mais d’un rire morne, sans qu’aucun sentiment de surprise ou de joie n’émane de lui.

Il jeta un petit objet à terre.

— Qu’est-ce donc ? demanda Syl.

— Ceci sera le seul présent que tu n’auras jamais. Accepte-le ou disparais pour toujours.

Puis l’obscurité se mit de nouveau à danser de plus belle et l’homme disparut.

Syl resta là, à contempler l’objet à travers la noirceur de la pièce. Il le prit dans ses mains et s’aperçut que c’était une bague, qui plus est encore chaude. Il essaya d’en découvrir la forme mais, à son grand étonnement, elle lui paraissait familière. Son dos le lançait si fort qu’il la lâcha soudainement et l’entendit alors rouler jusqu’à un coin de la pièce. Sa vision se brouillait et ses forces commençaient à l’abandonner. Il sentait la mort approcher, inéluctablement. Il était en proie à un conflit interne : vivre et être le serviteur de cette chose, ou mourir tranquillement et goûter au repos éternel ?

Sans nul doute, si cet homme était capable d’apparaître aussi facilement, ça ne pouvait être que de la magie. Quelqu’un aurait donc réussi à rouvrir les couloirs ? Ou était-il réellement en train de devenir fou ?

Il rampa finalement tant bien que mal en direction de la bague, tâtonna dans l’obscurité et réussit à toucher un petit bout de métal chaud. Il passa son doigt au travers, juste avant de sentir ses dernières forces le quitter et de voir le monde autour de lui se voiler.

Un sentiment de complaisance et de bien-être s’empara soudainement de lui. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il eut l’impression de se trouver dans une plaine immense recouverte d’une brume épaisse. En se relevant, elle lui arrivait jusqu’aux genoux, et un ciel rouge flamboyait au-dessus de sa tête.

L’homme se tenait en face de lui et le fixait, sans bouger.

Syl mit sa main en pare-soleil sur son front et tenta à nouveau de mieux regarder la personne qui lui faisait face. Mais elle était difficilement perceptible, même en pleine lumière.

— Peu importe le choix que tu as fait, celui-ci était ton dernier.

L’homme s’approcha en un éclair de Syl et disparut dans son corps. Une foule d’images vinrent à l’esprit de l’ancien commandant, et son savoir décupla en quelques secondes.

Le lieu dans lequel il se trouvait était en fait une représentation de son esprit, que les anciens appelaient « salle intemporelle ». Dans ce lieu où le temps n’existait pas, il comprit que l’homme qui venait d’entrer en lui était en fait un esprit double : une résonance de la magie passée, qui n’existait que dans l’esprit des anciens mages et de leurs descendants. Cette magie avait pris la forme d’une ombre aux contours humains, et possédait à présent une intelligence propre, ainsi qu’une énergie rouge ou bleue. Pour comprendre plus clairement, un esprit double rouge s’apparenterait plus à un homme, tandis qu’un esprit bleu serait plutôt assimilé à une femme ; même si l’équivalence entre esprits et humains est fortuite.

Ces esprits s’éveilleraient rarement, et dans la plupart des cas les humains mourraient sans jamais en avoir conscience. En général, un choc psychologique ou une intense émotion les réveillerait et, de ce fait, permettraient à leur hôte de développer par la suite des aptitudes presque inégalées.

La seule manière de pouvoir en prendre totalement le contrôle serait de réussir à l’éveiller soi-même, et d’être suffisamment fort mentalement afin de le combattre intérieurement pour prendre le dessus.

Un frisson parcourut l’échine de Syl. La pression de l’autre esprit sur le sien le poussait dans ses derniers retranchements. Il tenta de le combattre mais n’y parvint pas.

— Ne cherche pas à te débattre, tu ne ferais qu’abîmer ton esprit. Or, j’ai besoin de toutes tes forces pour parvenir à mes fins !

L’objectif de ces esprits était simple : se rapprocher au plus proche d’une source de magie pure afin de retourner dans le flux, et ainsi retrouver sa liberté d’antan. Mais dans le monde actuel, il n’en existait qu’une seule, contée dans les légendes d’Anstrilla : Shâadodrag.

C’était une créature mi-bête mi-démon, que beaucoup assimilaient à un dragon de par son apparence, mais qui ne se considérait pas comme tel. C’était la dernière créature capable de faire appel à la source, étant reliée directement à elle. Elle possédait donc la seule source de magie existant en ce monde.

Comme tous les éléments magiques étaient reliés entre eux, les esprits doubles l’étaient à Shâadodrag. Ce qui leur permettait de faire appel à la magie. À condition, bien entendu, que le dragon leur en donne le droit : il avait beau être coincé dans sa prison de cristal, il était prêt à prêter sa force à ceux qui avaient décidé de le servir.

Car dès qu’un utilisateur souhaitait utiliser la magie, l’esprit double entrait en contact direct avec l’énergie même du dragon. Ce qui permettait à Shâadodrag d’être lié, à cet instant précis, au mage.

Syl le comprit rapidement lorsqu’il sentit un flux traverser son corps. Des yeux rouges apparurent ensuite au-dessus de sa tête, remplaçant le ciel rouge par un ciel noir.

— Qui es-tu ? demanda une voix caverneuse et menaçante.

— Je… je suis Syl…

— Pas toi ! rétorqua l’esprit dans sa tête.

C’est alors que Syl se mit à parler dans une langue qu’il ne comprenait pas, ses lèvres remuant sans son consentement. Au bout d’un moment, la discussion cessa et les énormes yeux rouges le fixèrent.

— Très bien, j’accepte que vous utilisiez ma magie.

Puis le regard menaçant disparut et le ciel redevint rouge.

— C’est bon !

— Qu’est-ce qui est bon ? demanda Syl.

— À présent, nous sommes sous les ordres du Grand Dragon, et nous pouvons utiliser ses pouvoirs. Ce qui signifie…

Syl s’éveilla tout à coup au beau milieu de sa cellule. Il se releva d’un coup sec, regarda autour de lui et vit la pièce parfaitement claire. Il toucha ses anciennes blessures mais il ne sentit que sa propre peau. Même la flèche avait disparu. Il ne souffrait plus.

Bien au contraire, il était en pleine forme et arrivait à percer l’obscurité pourtant totale. Il se sentit renaître, et le pouvoir qu’il touchait du doigt lui donna un sentiment de supériorité complète.

L’ombre ajouta :

— Arrête donc de t’éloigner en pensées vaines !

Syl sentit son bras bouger. Une boule de feu sortit de son doigt, faisant voler la porte en éclats. Il regarda sa main avec satisfaction et vit la bague qu’il avait enfilée. C’était un bijou en or serti d’un œil rouge.

— Mais c’est le symbole de cette guilde ! Qu’est-ce que cela signifie ? Tu es avec eux ?

— Ce ne sont que des imposteurs, ne fais pas attention à eux. Ils n’utilisent ce symbole que pour faire peur. Maintenant, concentre-toi !

Ses jambes l’emmenèrent hors de la cellule.

Au dehors, tout était calme. Il fit exploser les portes sans que personne ne soit alerté, ce qui le surprit sur le coup, étant donné le vacarme que cela produisait.

Peu après, il passa devant une statue étrangement familière. Elle semblait si parfaite que l’on aurait dit une personne réelle.

— C’est une personne réelle.

Syl regarda autour de lui et écarquilla les yeux. Tout était figé autour de lui, comme si le temps s’était arrêté… En fait, il s’était bel et bien arrêté.

— Ceci est l’un de nos pouvoirs, et tu en verras bien d’autres.

Il avança au milieu de ses ennemis et une irrésistible envie lui vint à l’esprit.

— N’y pense même pas, nous avons des choses plus importantes à faire !

Syl tenta de prendre le contrôle d’un de ses membres, mais l’esprit le repoussa aussi aisément qu’un adulte devant un enfant.

— Écoute-moi bien, pauvre humain. Maintenant, tu n’es plus que mon ombre, une pensée à travers un corps qui n’est plus le tien. S’il le faut, je t’annihilerai d’un claquement de doigts. Mais la force de ton esprit m’est précieuse. Alors, calme-toi et obéis.

Son corps passa devant un miroir et il se vit, portant un masque rouge flamboyant à la place du visage. Des habits noirs avaient remplacé les siens et des cheveux de feu se dressaient sur sa tête.

— Maintenant, tu es un Magmort, et Shâadodrag est notre maître !

Ils sortirent de la cité sans aucun problème, esquivant les patrouilles immobiles comme s’ils contournaient arbres et rochers.

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