XVIII - Les îles chantantes

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En chemin, ils s’arrêtèrent une seule fois pour chasser et refaire les bandages de Jack. La nuit commençait à tomber alors qu’ils étaient loin d’être arrivés. Kalene ralentit la cadence.

— Tant pis, nous irons demain, finalement.

— Où ça ? demanda Jack.

— Le Nexus est en quelque sorte un moyen de passer rapidement d’un endroit à l’autre.

Elle regarda Thor puis Serem, et revint finalement sur Jack. Elle lui chuchota :

— Du moins, pour de simples humains…

Elle reprit ensuite à voix haute :

— Il ne s’active qu’en début de soirée, lorsque le soleil touche l’horizon. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais pas plus que vous.

— Où allons-nous, alors ? s’étonna Thor.

— Voir quelques connaissances qui pourraient nous aider.

— Nous aider à quoi ? demanda Jack.

— À rassembler les Membranes et à reformer la guilde, rétorqua Serem.

— Mais vous n’aviez pas dit que seul Gorgon pouvait le faire ?

Serem soupira.

— Franchement, tu n’y mets pas du tien ! s’exclama-t-il. Allez, on peut lui dire, maintenant ?

Thor lui lança un regard noir.

— Eh bien quoi ? Avec tout ce que nous avons traversé, il a le droit de savoir, non ?

— Tu es trop indulgent, répondit Kalene. Mais c’est aussi en partie pour ça que je t’apprécie…

— Me dire quoi ?

Thor leva les bras au ciel, puis se résigna :

— Gorgon n’a jamais vraiment existé. Enfin, il n’existe pas en tant que personne à part entière.

Il regarda autour de lui, comme pour vérifier que personne ne pouvait les écouter.

— Gorgon s’apparenterait plus à un titre qu’à une personne : le plus puissant de la guilde devient Gorgon Khaos, jusqu’à ce que ce dernier se fasse tuer. Ce qui arrive très rarement…

— Donc, normalement, le vrai Gorgon serait le premier en quelque sorte, non ? demanda Jack, incrédule.

— Oui et non, c’est un peu plus compliqué que ça. Mais il y a du vrai.

— Quel est son véritable nom alors ?

— Ah ça, je pense qu’il est encore trop tôt pour qu’il le sache ! interrompit Kalene.

Thor opina de la tête, puis continua :

— Quoi qu’il en soit, c’est au Gorgon actuel de ressouder les Membranes.

— Qui est-ce ?

— Eh bien, c’est le problème… Quelques jours avant que Rouge n’ait trouvé le successeur, nous avons été trahis, et l’armée de Talyon s’est mise à marcher sur Coeuramer.

— Autrement dit, rétorqua Serem, nous n’avons actuellement aucun chef.

— Et Rouge ? Il pourrait s’en occuper, non ?

— Nous n’avons plus aucune nouvelle de lui depuis l’incident, et de plus il a toujours refusé de remplir ce rôle.

— Il était très attaché au tout premier Gorgon, ajouta Kalene. Il trouve que personne ne pourra jamais le remplacer, et qu’il faut quelqu’un capable de s’opposer au chef actuel s’il dévie trop des principes de la guilde.

— Et c’est bien sûr la seule personne capable d’endosser ce rôle, conclut Thor.

Jack commençait à y voir plus clair, même si certaines zones d’ombre subsistaient.

— Mais comment savez-vous tout ça ? Je veux dire, les autres membres de la guilde ne savaient même pas si Gorgon existait réellement ou non…

— Eh bien, parce que nous sommes les anciens bras droits du dernier Gorgon, expliqua Serem avec fierté.

Jack ouvrit grand les yeux.

— C’est vrai ? Tous les trois ?

Serem était un peu gêné. Il regarda Kalene qui évita de croiser son regard.

— Tous les quatre…, répondit-il finalement.

Jack baissa la tête et ne sut que répondre. Néanmoins, il ne tarda pas à demander avec entrain :

— Whoua ! Ça devait être super d’être son bras droit quand même ! Il était aussi fort que ce que l’on raconte ?

Thor l’interrompit :

— Nous n’étions pas vraiment ses bras droits. Mais plutôt son groupe préféré, même si nous n’étions pas le meilleur.

— Bah ! Bras droit, groupe préféré, c’est pareil ! Tant que…

— Nous sommes arrivés, les interrompit Kalene d’une voix monotone.

Il faisait encore sombre, mais le jour était en train de se lever. Ils s’arrêtèrent devant une tour géante en pierre. Sa base était carrée, mais les murs se terminaient en une spirale de plus en plus fine au fur et à mesure qu’elle grimpait.

Devant l’entrée, un peu décalée sur la gauche, on pouvait voir une pierre massive représentant un homme une dizaine de fois plus imposant que Rouge lui-même.

Ils s’en approchèrent, et Kalene demanda à Jack de la toucher. Il posa la main sur la pierre qui semblait encore chaude. Il attendit un instant mais rien ne se produisit.

Puis au bout d’un moment, il sentit une chaleur traverser sa main et envahir tout son être pour se concentrer au niveau de son torse. Les douleurs qu’il ressentait jusqu’alors s’estompèrent, et il se sentit à nouveau en pleine forme. Lorsqu’il retira sa main, la chaleur disparut totalement.

Il enleva ses bandages, s’aperçut que toute brûlure avait disparu et qu’aucune cicatrice n’était apparue.

— Quel est ce prodige ?

— C’est la pierre du Gardien d’Asmaar. Finalement, ce qu’on raconte est vrai ! s’étonna Thor.

— C’est… extraordinaire ! Regardez, je n’ai même plus mal !

Il se frappa le torse avec son poing, se faisant mal sur le coup. Serem se moqua de lui, juste avant que Kalene n’entre dans la tour. Ils se dépêchèrent de la suivre.

Après avoir gravi des escaliers interminables, ils arrivèrent dans une pièce surplombant la plaine. Elle était de forme hexagonale, comportait un demi-toit et ne possédait que deux murs sur cinq. Autrement dit, malgré le fait que le soleil pointait ses premiers rayons, on pouvait apercevoir sans problème les créatures paître au loin. Le ventre de Serem se mit à gronder.

— Ça ne vous dirait pas, une bonne brochette de lapin ? Ou de…

— C’est une super idée ! s’exclama Jack plein d’entrain, n’en revenant toujours pas de sa guérison miraculeuse.

— Bon, eh bien, j’y vais…

Juste avant de descendre, il fixa les escaliers. Après un moment d’intense réflexion, il se retourna et vint s’asseoir contre un mur.

— Finalement, je vais me reposer un petit peu avant ça.

Jack continuait de contempler la petite salle : sur les deux murs restants étaient dressés de grands miroirs aux encadrements ornés de fines gravures. Lorsqu’il passa devant eux, il ne vit pas son reflet.

— Euh… c’est normal ce truc ? dit-il d’un air anxieux.

— Quoi donc ? demanda Thor en s’approchant.

Il passa lui aussi devant le miroir, et ne vit pas non plus son image s’y refléter.

— Tiens, c’est étrange… Ces miroirs reflètent les décors mais pas nous.

Il les contempla de haut en bas et de long en large.

— Que sais-tu d’eux, Kalene ?

— Pas grand-chose, si ce n’est que c’est grâce à eux que nous pourrons traverser.

— Et où allons-nous précisément ? demanda innocemment Jack.

— Aux Îles Chantantes. C’est le seul lieu que dessert ce Nexus.

Et comme pour éviter toute question, elle continua :

— On les appelle ainsi car le vent est assez fort là-bas. Et en soufflant à travers les grottes et cavernes de l’île, qui est un vrai gruyère, soit dit en passant, le vent semble jouer une mélodie. On a alors l’impression que ce sont les îles elles-mêmes qui chantent.

— J’en avais entendu parler, rétorqua Thor, mais je n’ai jamais pu y aller. On raconte qu’il est impossible de les atteindre par la mer. Certaines grottes, qui sont maintenant recouvertes par les flots, sont devenues les repaires d’imposantes créatures marines.

— Elles ne sont pas méchantes, confia-t-elle. Elles vivent simplement leur vie, mais elles sont si énormes qu’elles ne voient pas les navires. Elles les engloutissent ou les écrasent sans même s’en rendre compte. Pour elles, nous n’existons pas.

— Comment sais-tu tout ça ? demanda Serem, intrigué.

— J’ai fait quelques recherches qui m’ont amené jusque dans ces îles. Mais je vous en apprendrai plus une fois là-bas. Pour l’instant, nous ne sommes pas encore tout à fait en sécurité.

En plein milieu de la journée, alors que Serem était parti à la chasse et que Thor se reposait dans un coin, Jack vit Kalene regarder le paysage au loin. Elle semblait pensive.

Mais ses sens étaient en alerte car lorsque Jack s’approcha d’elle sans vouloir la déranger, elle tourna vivement la tête pour vérifier si c’était bien un allié. Elle se remit ensuite à contempler les grandes étendues.

— Tu devrais te reposer, dit-elle. Sinon, tu ne tiendras pas le coup.

Il se posa à côté d’elle et se mit lui aussi à regarder le paysage. Il tenta de poursuivre la conversation mais elle l’interrompit :

— Je sais ce que tu vas me dire, mais ce n’est pas la peine. Tu aurais fait pareil si tu avais pu.

Il referma la bouche, comme coupé dans son élan, puis se mit à réfléchir et demanda finalement :

— Comment ?

— Comment quoi ? demanda-t-elle froidement.

— Comment se fait-il que, par moments, le temps s’arrête ?

Elle soupira profondément.

— Tu es trop jeune pour le comprendre, et de toute façon tu es encore loin d’être prêt.

— Mais… je veux savoir ! C’est la première fois que je vois quelqu’un qui est comme moi. Et c’était quoi, cette créature ? Et…

Elle posa alors son doigt sur la bouche du jeune homme.

— Écoute, tu poses beaucoup trop de questions. Apprends par toi-même, l’expérience est la meilleure base de la connaissance.

Il voulut parler, mais elle laissa son doigt sur sa bouche.

— Chut… Ne dis plus rien. Tu dépenses ton énergie.

Elle retira alors doucement son doigt et regarda Jack dans les yeux. Ceux de l’adolescent, interrogateurs, semblaient demander des explications. Mais il ne dit rien.

Elle soupira à nouveau et ajouta :

— Si tu veux, il y a quelques livres sur l’île qui pourraient t’intéresser. Je te les ferai apporter.

Il voulut la remercier, mais elle posa son index sur ses propres lèvres, puis se tourna à nouveau. Le soleil était encore haut dans le ciel, mais il ne tarderait pas à se coucher. Au loin, elle vit la silhouette de Serem courir à vive allure derrière une sorte de cerf. Il le rattrapa, le projeta à terre d’un coup d’épaule, puis termina sa course à petites foulées. Il revint ensuite sur ses pas, s’arrêta où il avait percuté la créature et la prit sur ses épaules.

En revenant vers la tour, il salua fièrement Kalene qui ne répondit pas à son geste. Peu importait, Serem salivait d’avance : ce soir, ce serait pot-au-feu pour tout le monde.

Le soleil commençait à décliner lorsqu’ils terminèrent le délicieux repas préparé par Serem.

— Tu mets toujours de l’herbe en guise de légumes pour ton pot-au-feu ? demanda Jack.

— Toujours ! Ça a bien meilleur goût et ça passe mieux. En plus, on peut mettre plus de viande, de cette façon les légumes ne prennent pas de place inutilement !

— Mais ce n’est plus du pot-au-feu, dans ce cas-là ! le taquina Thor.

Les trois comparses continuèrent à débattre des propriétés culinaires de la viande bouillie, tandis que Kalene contemplait toujours le soleil se couchant au loin.

— Tout va bien ? s’enquit Thor.

— Il va être temps, s’empressa-t-elle de répondre. Préparez-vous, nous n’avons que peu de temps pour passer.

Au bout de quelques minutes, ils jetèrent le reste de viande et dispersèrent les cendres.

— Ça commence.

Le soleil couchant changeait en effet légèrement de couleur. C’est à ce moment que ses rayons commencèrent à se refléter dans les miroirs disposés dans la salle, pour faire apparaître sur le sol une mosaïque de couleurs. Divers symboles bougeaient par terre, comme si une entité s’amusait à les disposer d’une certaine façon. Au bout d’un moment, lorsque le soleil disparut encore un peu plus derrière l’horizon, les dessins se stabilisèrent. Une passerelle lumineuse apparut sur les symboles et sembla s’étendre à l’infini en direction du nord-est.

— Maintenant !

Kalene sauta sur la passerelle et disparut en un éclair. Jack eut un moment d’hésitation et regarda ses compagnons. Serem fit un signe de tête, lui prit la main et l’emmena jusqu’au symbole.

Jack vit la tour s’éloigner à toute vitesse. Lorsqu’il osa regarder sous ses pieds, il vit d’abord la plaine située sous lui défiler à une vitesse inouïe. Puis, tout à coup, il aperçut les côtes passer rapidement et laisser la place à une mer agitée. Tout semblait s’être accéléré et, en peu de temps, il vit de nouveau des côtes et une autre tour, cette fois-ci avançant à pleine vitesse vers lui. Il eut l’impression qu’il allait la percuter mais lorsqu’il arriva à son contact, il s’arrêta net. Serem lui lâcha la main. Il regarda autour de lui mais ne vit pas Kalene. Thor apparut soudainement.

Ils se regardèrent l’un l’autre, comme époustouflés.

— Impressionnant, ce moyen de locomotion ! Il faudra que je m’en fasse construire un, ricana Serem.

Ils virent les symboles se mouvoir à nouveau, puis la passerelle s’effaça. L’obscurité gagna la tour.

— Bon, vous venez ?

La voix de Kalene résonnait dans les escaliers.

— Il vaut mieux ne pas la faire attendre, conseilla Thor.

Ils descendirent les marches quatre à quatre.

La lune avait pointé le bout de son nez, projetant une lumière blafarde sur la surface de l’île. Les contours se dessinaient dans l’obscurité, montrant un endroit vallonné aux multiples bosses.

Ils marchaient d’un bon pas quand, au loin, le son de la mer claquant sur les rochers se fit entendre. C’est à ce moment que le vent se leva et que le sol se mit à vibrer, une note grave sortant du flanc et de l’île. Puis une autre, un peu plus aiguë cette fois, sembla provenir du côté nord.

C’est ainsi qu’une véritable mélodie naturelle prit naissance dans les entrailles de l’île et se fit entendre à travers les vallées, mélangeant bruit des vagues et souffle du vent. Le sol vibrait au rythme de la musique, donnant l’impression que la terre était en train de danser. Les quatre compagnons écoutaient les notes silencieusement, admirant cette musique produite par la nature. Peu de temps après, le vent diminua et les sons s’estompèrent.

Le groupe arriva devant un petit village entouré d’une muraille de pierre. Kalene s’arrêta devant l’entrée, frappa à la porte et attendit que quelqu’un vienne leur ouvrir.

Des yeux les fixèrent à travers une fente, puis une voix s’exclama :

— Ah, c’est vous !

Le bruit d’une manivelle se fit entendre et la lourde porte en bois craqua lorsqu’elle s’ouvrit avec lenteur. Un garde en armure apparut. S’adressant à Kalene, il fit une révérence :

— Bon retour parmi nous, Princesse.

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