Têtes de Roc

20 minutes de lecture

— Imagine t’as trois malakun et demi, a dit Royan à son auditeur distrait.
— Je graille vite çui qu’est coupé avant qu’il pourrisse.
— Mais… T’es tellement passé à côté de la plaque que tu viens de créer une nouvelle direction.

Taki a haussé les épaules. Royan avait parlé de fruits le premier. Il pouvait continuer à les compter s’il le voulait, mais les malakun étaient faits pour être mangés.

Carunae leur a signalé de se taire. Quelque chose bougeait dans les fourrés.

Royan a humé l’air.

— C’est les Yudællan.
— Kaedꜵr ? as-tu appelé sans certitude.

Flanqué de six guerriers, le Frreshie carmin est sorti de sa cachette.

— On vous a attendu, vous a reproché Vaam d’un ton sec.

— Calme, Vaam, l’a priée Palash.

— On était occupés avec Boꜵr et Tick, a expliqué Niashæl.

— Vos alliés ?

— Maintenant oui, as-tu répondu. Pour l’instant.

— On était pas sûrs que tu viennes toi-même, a dit Palash.

Il a croisé ton regard mauvais et cessé de fixer ton moignon. Tu as rajusté ton kælm pour le couvrir.

— Bon de vous revoir.

Beaucoup de mots pour Kaedꜵr ; il devait vraiment le penser. Un jeune riyaw a trottiné vers lui. Ton groupe et toi avez dégainé.

— Non, non, non ! a fait Ruun en battant des bras. Le Naræs l’a sorti d’un pépin et il nous suit depuis quelques jours.

— Il est inoffensif.

Vous avez rengainé avec méfiance. Le jeune félin ne représentait certes aucune menace. Taki et toi avez secoué la tête, incrédules.

— On fait quoi du coup ? Droit sur Rokian ?

— Sûr qu’ils vont pas juste nous attaquer ?

— Sûr de rien, mais ils encourraient des représailles.

— S’ils foncent sans réfléchir, ça nous fera une belle jambe.

— Sérieux ? Vous poireautez ici depuis chais-pas-quand et vous avez toujours rien décidé ? s’est impatienté Taki.

— On peut rentrer par la porte d’entrée, a proposé Royan. Montrer qu’on est pas là pour attaquer. C’est comme ça qu’on fait d’habitude, non ?

Personne ne s’y est opposé. Vous vous êtes donc dirigés vers Rokian.

— Alors, a commencé Vaam pour rompre le silence, tu te plais à Riao, Taki ?

— Bof.

— D’accord… Et les autres ?

— Super ! a exulté Royan. Avec Caei comme Naræs, je peux faire ce que je veux !

— Des hauts et des bas, a dit Niashæl. Quelques surprises aussi, pas toujours positives… Mais la Cité n’était pas nécessairement mieux.

Vaam a hoché la tête à chacune de leurs réponses, puis t’a scrutée pleine d’anticipation. Après un moment inconfortable, tu as deviné qu’elle attendait ton avis.

— Ben… Je suis Naræs.

Elle a acquiescé plus vigoureusement, comme si tu soulevais un argument fort pertinent.

— C’est juste qu’Arkimal hésite à y retourner, a expliqué Arvas. Il se sent bien à Yud, mais l’appel du clan reste fort.

— Taki hésite aussi, je pense.

— Parle pas pour moi.

— T’as choisi, alors ?

Il a grommelé pour toute réponse.

— Où va ta loyauté, Taki ? Yudælla ou Riao ?

— Honnêtement ? À Taki.

Tu as souri. Il n’avait peut-être pas besoin de clan s’il se suffisait à lui-même.

— Tu le laisses dire ça, Caei ?

— C’était mon espion, tu te souviens ? S’il avait été trop fidèle à Riao, il aurait été super nul.

— Il est peut-être barré, mais c’est notre barré à nous !

Royan a posé un bras autour des épaules de l’intéressé qui l’a repoussé en grognant.

Ruun a lancé une pierre pour s’occuper et sonné un écureuil qui avait choisi ce moment pour sauter.

— Oh… Je crois que j’ai trouvé mon dîner.

— Vous avez pu reconstruire Yud ?

— Pas encore, faudrait pas qu’on nous attaque maintenant.

— On a eu une naissance ! s’est enthousiasmé Zinkieo.

— C’est pas dit que le bébé soit viable. Il avait une jambe mal-formée alors on la lui a coupée en espérant qu’elle repousse mieux.

— Bonne vue, bonne ouïe, bon odorat et tout, sinon.

— Il a une chance, donc on est quand même assez contents.

— Yudælla va pas durer des générations si rien change, a rappelé Kaedꜵr.

— C’est vrai, on a juste pas assez de Dai. Même pas sûr qu’on puisse se permettre de perdre le sang des plus faibles.

— Il nous faudrait des Dai d’autres clans, mais ils quitteraient pas le leur volontairement.

Tu ne voyais pas le problème.

— Ça pourrait prouver leur bonne volonté ; pour cristalliser une alliance. Riao peut envoyer quelques Dai de temps en temps. On ferait tourner plutôt que de leur imposer un quasi-exil.

Tu as songé à la pénurie de descendances que redoutait ton clan.

— Ce serait bien pour les Riaon aussi, ils s’opposent vraiment pas à une nouvelle génération. Et on proposerait la même chose aux alliés.

— Comment on déciderait du clan auquel appartiennent les enfants ?

— Ils décident eux-mêmes, non ? Eux ou leurs parents. On s’en fout.

C’était un problème pour l’avenir ; des affaires plus pressantes vous occupaient.

— Peut-être qu’ils auront pas besoin de choisir d’ici là, si l’Entente se fait.

Vous avez acquiescé, quoiqu’il soit trop tôt pour se perdre en pronostics.

— Ah, y’a aussi la meikæs dont on te parlait qu’est de retour, a ajouté Zinkieo.

— À côté du clan ? Elle est folle ou quoi ?

— Chais pas. Kaedꜵr l’a trouvée brave alors il nous a demandé de pas la blesser. Elle revient de temps en temps maintenant, et elle attaque personne.

— Vous êtes genre en harmonie avec la forêt ou quoi ?

— Elle se sent en sécurité à Yud, je pense, a répondu Vaam en ignorant Royan.

— Elle attend des petits, aussi. On aura p’tet une famille de meikæsn pour garder le clan !

— C’est Jarat qui doit être ravi. L’auu vous a adoucis, hein ? les as-tu taquinés.

— Pfeuh.

— Une bien brave bête, l’auu, a repris Arvas. Plein d’égards pour Saæl. Si ces meikæsn ont ne serait-ce qu’un cinquième de la vaillance de Lorka, ils peuvent rester.

Taki a gloussé.

— Si vous continuez à adopter toute la forêt, vous aurez bientôt plus rien à chasser.

— Tu te poileras moins quand notre armée de quadrupèdes fondra sur toi ! a répondu Vaam, son rire théâtral amenuisé par les ronronnements du riyaw qui se frottait aux jambes de Kaedꜵr.

— Je te mangerai quand j’aurai faim, a faussement menacé le Frreshie.

— J’aperçois le clan, a coupé Carunae.

Tu t’es approchée pour regarder à travers le feuillage.

— Tu penses qu’ils nous ont sentis, Royan ?

— Depuis un moment.

— Bon, plus qu’à passer par la grande porte. Restez sur vos gardes.

Inutile de le leur rappeler. Ils avaient déjà tous dégainé et avançaient avec précaution. Un groupe de Rokiann, qui suivait le riyaw des yeux avec confusion, vous attendait à l’entrée du clan. Leur Naræs Orla se tenait entre eux : le Rokian qui t’avait volé ton bras.

— Vous êtes venus nous rendre Tso ? a grondé l’un d’eux en montrant les dents.

Royan a émis un rictus gêné. Niashæl s’est avancée dos courbé.

— Nous venons vous présenter une humble requête.

— Nash, qu’est-ce que tu fous ?

Tête baissée, elle évitait le regard du Naræs adverse, encouragé par sa faiblesse manifeste.

— T’arrêtes de ramper ? a grogné Taki avec dégoût. Tu nous fiches la honte.

Elle ne comprenait pas vos objections.

— Je fais preuve de diplomatie…

— Ça suffit les chuchotements, ça va pas vous sauver, vous a dit Orla.

— Tso, tu peux revenir. S’ils essaient de t’attaquer, on les bute.

Royan a souri, embarrassé.

— En fait…

Orla l’a coupé pour plonger sur Niashæl, dont la posture assujettie l’irritait. À la surprise des Rokiann, elle l’a mis à terre en portant sa propre épée à son cou.

Sous le choc, les Dai sont restés figés un instant.

— Euh… as-tu fait. Donc on vient pour parlementer ?

Le Naræs rokian s’est massé la nuque à l’endroit où le fil de son épée avait entamé la chair.

— C’est toi la Naræs riao ? Tu devrais pas te faire passer pour faible comme ça. C’est malhonnête.

Tu as ri de l’audace d’Orla, qui n’avait pas idée du sang-froid dont vous faisiez preuve en le laissant respirer.

— Les catapultes, c’était honnête, peut-être ? C’est moi qui dirige Riao. Et Yudælla est notre allié.

— On a mis les autres clans au courant de vos, hm… « tactiques », l’a informé Ruun.

— Yudælla venait juste de naître ! On n’avait même pas encore fini de monter les défenses !

— C’était un truc de lâches, votre attaque.

— De l’opportunisme sans honneur, a convenu Arvas.

— Ouah, ouah, ouah, a fait Orla en battant des bras pour vous tenir éloignés. On savait pas du tout ce qu’il y avait de votre côté, j’ai pas voulu prendre de risques.

— Pas de risques ? Sur un champ de bataille ? s’est moquée Vaam.

— On a gagné, a rappelé un Rokian.

— À l’aide de flèches et de rochers volants ! Vous avez failli tuer des enfants en bonne santé sans les laisser riposter ! Vous avez complètement perdu la tête ?!

Encore une fois, Kaedꜵr vous livrait là un discours d’une longueur improbable.

— Et vos archers ont tué et blessé plusieurs de mes Rokiann.

— Y’a pas de mal à la jouer déloyal quand le combat l’est.

Ruun a craché à terre en guise de conclusion.

— De toute façon vous savez qu’ils servaient seulement à nous défendre jusqu’à ce qu’on finisse de monter la barricade et de forger des armes correctes.

— Je m’en fous, ils étaient là quand même.

— Ils sont pas comparables à vos catas.

— Vous auriez pu contenir une armée de dix mille têtes pour ce qu’on en savait ! est intervenue une Rokian.

— Y’avait qu’à pas nous attaquer !

— De toute façon, as-tu ajouté sans masquer ton aigreur, vous pouviez être absolument certains que c’étaient pas des catapultes qu’on cachait à Yudælla ! C’était faible et lâche de balancer des rochers sur un clan fraîchement formé. Vous avez perdu cette bataille parce que vous vous êtes tournés vers la technologie ælv pour vaincre un nouveau-né.

Un Rokian au pelage bicolore a secoué la tête. Ses lèvres tombaient là où ses crocs les avaient poussées pendant des siècles.

— Y’a qu’à convenir qu’on a tous utilisé des méthodes inconventionnelles et repartir de zéro !

— Sauf que c’était nécessaire que pour un seul des deux camps, a rétorqué Ruun.

— Vous comptez vraiment insister là-dessus ? Parce que si vous aviez à ce point besoin d’archers pour protéger Yudælla, c’est que votre clan est faible et que vous avez dépensé du temps et de l’énergie à le sauver pour rien. Vous avez perdu une bataille, et pour commencer à gagner vous feriez bien de vous faire des alliés. Si vous voulez vraiment en trouver, débarrassez-vous de votre fierté.

— T’as fini ? as-tu grondé.

— Ouais, a grogné un Orla irrité.

— Riao, Boꜵr et Tick ont déjà formé une alliance avec Yudælla.

— Normal, a dit Kleshiæl. Ils vont pas taper sur les leurs, eux.

Il a observé les Rokiann, dont plusieurs ont plaqué les oreilles. La présence de Boꜵrn et de Tickn à Yudælla n’avait pas exactement convaincu le clan double de vous rejoindre, mais ça n’avait pas non plus freiné les négociations. Tu n’as pas corrigé Kleshiæl.

— Et Yud doit faire le deuil de ses guerriers tombés par seule malchance.

Arvas a vivement acquiescé.

— Ils se sont même pas fait tuer par faiblesse. C’est pas acceptable.

— Le clan du tigre le condamne aussi. Vos rochers volants ont tué et blessé des Riaon forts.

— Nos alliés Boꜵr et Tick partagent notre avis, a ajouté Carunae, et proposent que Rokian soit puni. Ils invitent Yudælla à lancer une attaque à distance contre vous.

Royan a ouvert la bouche, mais gardé le silence.

— Merde, on a énervé Boꜵr, a chuchoté le vieux Rokian bicolore.

— Je voudrais voir leurs Naræsn d’abord…

Orla ne pouvait cependant pas ignorer qu’on punirait son assaut indigne.

— Vous êtes vraiment une bande de Munain, est intervenu Kaedꜵr.

— Ouais ! Vous mériteriez qu’on vous fasse pareil, mais les Rokiann de Yudælla toléreraient pas la perte des leurs. On condamne seulement l’auteur de ce plan abject.

— Vous voulez… lancer des rochers sur Orla...?

— C’est pas juste ! cria un Rokian.

— Précisément.

Tu as remarqué ta bouche ouverte et l’a promptement refermée. Kaedꜵr se montrait d’humeur loquace.

Orla, courroucé, a dégainé. Hors de question qu’il meure aussi bêtement. Encerclé par des Rokiann, il devait encore se sentir en sécurité. Tu as soupiré pour garder ton calme et ôté ta propre lame de son fourreau.

— Tu vois, quelqu’un a passé quelques tiers de ciel à frapper un morceau de métal incandescent jusqu’à ce qu’il adopte cette forme. Mais un corps en vie, ça, c’est vraiment impressionnant. Il a fallu des essoan pour modeler ton squelette, ta chair, le détail précis de ta peau, sans parler de tes pensées. Des éons pour former une créature qui ressemble à un Dai. Et tout ça, as-tu dit en pointant l’épée sous son menton, sera réduit à néant quand j’y glisserai mon sabre né de quelques coups de marteau.

Royan a songé qu’il avait pris bien plus d’un tiers de ciel pour forger ta lame – sa première, après tout. Orla, quant à lui, a remarqué la raison de ta rancœur sous ton kælm.

— C’est toi qu’as battu l’Apræncal, non ?

Tu as plissé les yeux, mais ne l’a pas démenti.

— Pourquoi on parlotte, alors ? Pourquoi t’attaques pas puisque t’es sûre de gagner ?

Par flair ou par hasard, il avait mis le doigt sur la question qui te taraudait depuis ton départ du dôme de Lyoonëi. Tu savais te battre, et seulement te battre. Tout le monde pourtant, toi y compris, attendait non tes coups mais tes mots. Pourtant, les Dai ne t’écoutaient que parce qu’ils croyaient à ta force. Le jour où tu perdrais, tu perdrais absolument tout.

— Tu l’as dit, je suis sûre de gagner, as-tu bluffé. Où est le plaisir ? À la place, on peut s’allier et devenir encore plus forts.

— Vous avez besoin d’une rédemption, a ajouté Arvas. Vous battre et mourir à nos côtés serait un début.

— Tu serais sûre de gagner ? a répété Orla. Avec un bras en moins ?

Tu as fixé un regard malveillant sur son sourire moqueur.

— Même avec un bras en moins. Même sans bras. Même si j’étais plus qu’un tronc je te ferais passer le pire moment de ta vie.

Une surprise subtile lui a traversé le visage, suivie d’un rictus amusé.

— Elle a le sens de l’humour. On ferait mieux de pas se mettre la Naræs riao à dos.

— Et Tso récupère son épée, a ajouté une Rokian rousse. C’en est fini pour les Riaon de lui voler son labeur.

Royan s’est balancé d’un pied sur l’autre, mal à l’aise ou pris d’un besoin pressant.

— Alors, euh… C’est mon clan, en fait, a-t-il bredouillé en te désignant.

Les Rokiann ont partagé des grimaces déconcertées. Royan a émis un rire nerveux.

— Riao ? Vraiment ?

— Hum, Caei, plus précisément. C’est mon tovæl. Alors Riao aussi un peu du coup, si tu veux. Yud aussi, je suppose. Mais Rokian aussi, bien sûr !

— Pourquoi qu’il me file toujours des maux de crâne, a râlé un Rokian en soufflant.

Royan se tripotait les doigts comme un enfant pris en faute.

— Tu fais ce que tu veux, Tso, tant que tu t’en prends pas à Rokian.

— Aucun risque !

— Parce qu’on hésitera pas à t’exiler s’il le faut.

— Surtout que t’as l’air d’avoir des clans de secours.

Royan a émis un rire plus gêné encore.

Kaedꜵr a rappelé la raison de votre venue, mais le chef rokian ne cédait pas. Son clan a paru favorable à l’alliance, mais Orla lui-même, trop fier, le voyait comme une défaite. Orgueilleux, as-tu pensé, pour un Dai dont on devra bientôt racler la bouillie du sol.

Le temps pressait et tu n’envisageais pas d’attendre que Rokian ait trouvé son prochain Naræs pour obtenir ta réponse. Orla se résignerait, ou tu l’y forcerais.

— On règle ça en se battant. Juste toi et moi.

Tu as vu Kaedꜵr plisser les yeux de contentement, apparemment confiant, et la grimace tiraillée de Royan.

Une Rokian a couru vers Orla pour lui parler dans leur langue du silence. Le Naræs ne l’a d’abord pas prise au sérieux, puis a affiché un air grave devant son insistance.

— On dirait que t’es pas celle que tu prétends être.

— Ah bon ? as-tu dit, étonnée.

Orla t’a dévisagée avec méfiance. Les Rokiann plaquaient les oreilles ; tu as réalisé la teneur de leur conversation.

— Oh.

Allait-il refuser l’alliance à cause de ton métissage ?

— Ça change rien.

Orla a ri sèchement et les Rokiann ont grondé, outrés.

— Ça change tout ! Je me bats pas contre une koxji !

Tu as employé toute ton énergie à masquer ta surprise.

— Euh… Comme tu l’as dit, j’ai qu’un bras.

— Vous voulez pas qu’on utilise des projectiles parce que c’est injuste, alors je vais pas me battre contre une koxji !

— On n’a pas besoin de te battre, a souligné Carunae. On devrait juste t’écraser sous des pierres.

Elle avait raison, mais oubliait le facteur temporel.

— Et si tu affrontes quelqu’un d’autre ? as-tu proposé. Pour une alliance ?

Orla a fait mine de réfléchir malgré ses options limitées.

— Alors peut-être qu’on peut trouver un terrain d’entente. Si je gagne, pas de rocher.

— Hors de question, est intervenu Kleshiæl. C’est seulement pour l’alliance.

— Estime-toi déjà heureux qu’on te donne une chance de crever au combat.

Orla s’est assombri, mais il avait pressé son avantage au maximum. Au regard des circonstances, il n’aurait pas pu espérer davantage.

— C’est n’importe quoi, s’est plaint un Rokian.

Kaedꜵr t’a prise à part.

— C’est qui le plus fort, après toi ?

— Nash, je crois ? Quoique Carunae est restée dans la forêt plus longtemps, et elle a été Naræs.

— On cherche pas un pari risqué.

— On peut juste demander qui veut écraser cette raclure.

— Moi, a proposé Carunae en s’étirant.

Son intrusion dans votre conversation t’a irritée de façon passagère, quoiqu’elle avait le mérite de clore la question. Tu as rengainé ta lame ; Carunae a brandi la sienne.

— Je vais commencer par te prendre un bras pour venger celui de Caei.

Tu n’aimais pas qu’elle se charge de tes revanches alors que tu étais encore capable de t’en occuper toi-même, mais supposais qu’un parent avait parfois besoin de se sentir utile. Sa défaite ne t’arrangerait pas non plus, donc tu l’as encouragée en pensées.

— Viens-là, toi, a dit Kaedꜵr en prenant dans ses bras le riyaw qui s’était approché des combattants.

*

Orla, un sabre large et une lame de parade en main, attaquait avec la violence de ceux qui risquent leur vie, tandis que Carunae persistait à le frapper au bras.

— Bute-le juste, as-tu crié. Tu lui arracheras le bras quand il sera mort.

Tu ne comptais plus les erreurs des deux combattants, impunies pour la plupart. Malgré son talent comparé au reste des Dai, tu aurais tranché la gorge d’Orla dès son troisième pas, qu’il avait fait trop long. Il ne se trompait peut-être pas sur l’injustice de te mesurer à lui.

Exposant son torse où la lame de parade d’Orla est venue se plaquer, Carunae a enfin profité d’une ouverture et enfoncé son épée dans la nuque du Rokian. Il s’est écroulé. Carunae a précautionneusement retiré le sabre adverse de sous sa propre armure en maintenant un air neutre.

À force de tirer, frapper et tourner, elle a fini par décrocher le bras du mort, ce qui t’a paru superflu. Ça ne suffisait toutefois pas à Vaam, qui ronchonnait qu’elle aurait vraiment voulu écrabouiller Orla.

Royan affichait des expressions contradictoires. Les Rokiann ont montré les crocs, mais se sont retenus de vous attaquer.

— On est alliés, alors ?

Tu as cherché le regard de Kaedꜵr ; vous avez acquiescé de concert.

— Vous avez notre support. Mais si vous avez la brillante idée de trahir l’alliance…

— Alias la dernière volonté de feu votre Naræs, hein.

— … Riao, Yudælla, Boꜵr et Tick s’abattront sur vous avec la colère des koxjin. On refusera toute alliance future avec Rokian. On récitera votre lâcheté jusqu’à la fin des temps pour que les descendants de vos descendants ne se connaissent plus que le nom de « traître ».

Quelques Rokiann se sont agités, d’autres vous trouvaient mélodramatiques.

— C’est bon. Ça nous arrange aussi de toute façon, on préfère se ranger du côté des koxjin.

— Vous savez que votre Yudælla durera pas ? Quand vos Rokiann auront été trop longtemps loin du clan, ils nous reviendront.

— On peut récupérer le corps ou on doit laisser votre furie lui arracher d’autres bouts ?

Tu t’es tournée vers Kaedꜵr.

— C’est à toi de voir, Kad. C’est vous qui vouliez lui lancer des cailloux, là.

Vaam a regardé le Frreshie avec espoir. Il a haussé les épaules et Vaam a frappé des mains avec entrain. Même Taki l’a estimée un peu trop enthousiaste.

Vous avez échangé des pacikn avec les Rokiann, qui se sont retirés organiser les luttes de succession.

Un vingtième de ciel plus tard, votre groupe était parvenu à suspendre un rocher à un arbre. Ton seul bras avait suffi pour apporter ta contribution : une victoire en ce qui te concernait. Le corps d’Orla tiré dessous, ne restait qu’à couper la corde pour venger les Yudællan dont il avait causé la fin prématurée. Kaedꜵr a signalé à Vaam de s’en charger. Tu t’es écartée largement : ta confiance envers les rochers s’était ébranlée depuis l’incident. La pierre a chuté avec un ploc décevant qui n’a impressionné que le riyaw.

— Hm, a fait Vaam. Dommage qu’il l’ait pas senti.

Palash a secoué la tête.

— Il était pas con, cet Orla, mais quel connard.

— Il était con comme une pierre, tu veux dire ! Il se faisait des ennemis sans réfléchir et pour rien.

— Une pierre n’a pas besoin d’être futée, a répondu Carunae. Elle doit seulement être forte, et il l’était.

À ton tour de trouver qu’on poussait le mélodrame.

— Nos Rokiann seront rassurés, a ajouté Palash, mais je sais pas si Yud va être ravi de l’alliance. Le clan du loup a quand même tué les nôtres… On peut pas juste oublier.

— J’aimerais bien qu’on leur rende la pareille, mais les Rok de Yudælla seront pas d’accord.

Royan s’est raclé la gorge pour attirer l’attention de Vaam et lui a lancé un regard accusateur.

— C’est nos alliés maintenant, as-tu rappelé. Et ils ont juste suivi leur Naræs. Vous auriez fait pareil.

— Que tu dis. Si je sens que ça schlingue, compte pas sur moi, perso.

Tu as ri de la franchise de Taki.

— Au fait, a demandé Niashæl à Kaedꜵr, tu les as traités de « Munain ». Qu’est-ce que c’est ?

— Un clan.

Il n’en a pas plus dit, tous les regards posés sur lui. Il a inspiré profondément, comme pour se préparer au combat.

— Ils pensaient triompher avec des projectiles et des armes à énergie. Ils ont attaqué Rreu ; ils ont gagné. Pendant qu’ils récupéraient le butin de guerre, les rescapés ont tout raconté au reste de Chal. Munai est rentré dans son clan en feu. Les autres Dai se sont unis pour les anéantir. Même les ennemis de Rreu. Après ça, y’a plus eu de Munain.

— Ah, a sobrement fait Niashæl. Je n’avais pas réalisé que tu les menaçais.

Tu étais plus impressionnée par le flot de paroles de Kaedꜵr, maintenant occupé à tapoter la tête du riyaw.

— On fait quoi, alors ?

— On retourne à Yudælla.

— Je fais un saut par la Cité pour parler alliance avec Kwashil.

— Kwashil ? Je les avais complètement oubliés.

— Je crois qu’ils voulaient voir Kaedꜵr aussi. J’ai surtout demandé l’alliance pour Yud, de toute façon.

— Il faudrait remonter la Rivière… C’est assez loin.

— J’ose pas délaisser Yudælla trop longtemps, a dit Kaedꜵr.

Tu n’as pas répondu. Il était Naræs, il pouvait faire comme bon lui semblait.
Tu as soudain réalisé que Raski et Saan lui avaient à coup sûr relayé tes doutes quant au crime de Madrec, mais il ne semblait pas l’avoir confrontée. Le meurtre de l’Ælv importait peu, as-tu raisonné : les Yudællan avaient quitté la Cité avant que celle-ci ne cherche à se venger.

— On peut dormir et décider au réveil.

— Ou après le banquet ? a proposé Royan.

— On est alliés, mais…

— On a buté leur Naræs, quand même…

— Pas dit qu’ils veuillent bien de nous.

— Ce sera une mission en solitaire, Royan.

— Je vais demander.

Carunae a vérifié ce que vous aviez emporté depuis Riao. Elle a semblé déçue.

— Tu sens le sang, lui a fait remarquer Royan avant de s’éloigner vers Rokian.

Un court silence s’est installé.

— C’était quoi, ça ? as-tu demandé.

Elle a posé la main sur son cœur.

— C’est assez profond. J’ai besoin de désinfectant et d’esnaln, si vous en avez.

— Tch, tu pouvais pas le dire plus tôt ?

Elle a retiré sa tunique imbibée de sang et révélé une méchante entaille au travers de laquelle tu étais presque sûre de voir des os.

— T’es restée comme ça ? Ça va pas ou quoi ? lui a reproché Ruun.

Palash lui a tendu de l’esnal en l’informant à regret qu’il ne leur restait plus d’antiseptique après les mésaventures de Zinkieo avec une bande de brawin. L’intéressé a souri penaudement. Vous aviez tous rempli vos gourdes cependant : Carunae a nettoyé la plaie du mieux possible. Royan est revenu en chantonnant.

— Ils disent que vous pouvez venir à condition de plus tuer personne… Carunae, t’as un truc pas propre du tout sur la poitrine.

— Je sais.
— D’accord.

Il a haussé les épaules et ouvert la marche vers son clan.

— Ils prennent un peu trop bien la mort d’Orla, non ? s’est enquise Niashæl.

— Ils vont pas le pleurer devant d’autres clans, cela dit.

Elle a sondé le clan avec suspicion. Le souci du paraître n’était-il pas l’un des reproches adressés aux Ælvn ? La crainte d’exprimer son deuil recelait à ses yeux quelque chose de malsain.

Arvas a sollicité des cataplasmes auprès des Rokiann, qui se sont félicités des efforts d’Orla avant de désinfecter l’entaille rougie. Un Rokian aux mêmes cheveux blancs que Niashæl s’est chargé de nettoyer la tunique de Carunae, et on vous a invités avec un enthousiasme modéré à rester jusqu’à ce que le vêtement ait séché. Carunae s’est aussitôt endormie et tu as profité de la générosité de vos hôtes pour faire taire ton estomac criant.

À son réveil, Carunae avait mauvaise mine et le visage brûlant. Une Rokian lui a servi un remède pour chasser la fièvre, un autre lui a apporté sa tunique encore chaude d’avoir séché auprès des flammes.

Au moment du départ, tu as intérieurement délibéré des Dai à emmener avec toi dans la Cité. Tu laisserais le choix à Royan et Kaedꜵr. Carunae devait rentrer à Riao pour récupérer : tu la ferais accompagner par Niashæl et Taki pour garantir sa sécurité. À bien y réfléchir, mieux valait que Royan les accompagne également, à moins qu’il ne souhaite rester à Rokian. Il s’est attristé, lui qui pensait te suivre, mais s’est résigné.

Taki a endossé Carunae, qui avait du mal à garder les yeux ouverts. Le groupe s’est mis en marche vers le couchant.

Kaedꜵr a accepté de t’accompagner pour rencontrer la délégation kwashil, ne gardant avec lui que Ruun et renvoyant chez eux les autres Yudællan, qui se sont éloignés vers le levant combler les rangs d’un clan déjà réduit.

*

La première lettre vous est parvenue alors que vous longiez la Rivière : Niashæl craignait pour la survie de Carunae. Tu as jeté le message au feu en observant Kaedꜵr. Il s’évertuait à attirer le riyaw près d’un bassin, espérant amoindrir l’odeur du crottin où il avait eu la joyeuse lubie de se rouler.

— Encore un Riao qu’a peur de l’eau, s’est-il plaint.

Le décès éventuel de Carunae affectait Niashæl bien plus que toi. Tu ne comprenais pas pourquoi. Tu avais connu l’ancienne Naræs plus longtemps, sans parler de votre lien de sang. La différence tenait peut-être en ce que Carunae t’avait abandonnée, tandis qu’elle avait pris Niashæl sous son aile.

Carunae te portait dans son kælm, à une époque. Le monde était alors doux et tendre. Mais ensuite...

Tu ne voulais pas d’une mère qui te perdait, qui te jetait comme un jouet cassé.

Kaedꜵr a renoncé à son entreprise infructueuse et Ruun a fait taire le feu. Vous avez poursuivi votre route le long du fleuve, à son niveau le plus bas depuis des essoan, toujours trop large pour le traverser à la nage.
Un Aigir curieux vous observait. Ruun l’a salué, et l’Aigir lui a rendu un salut hésitant.

Aux abords de la Cité, où tes rêves te montraient les Dai dans la gorge desquels tu avais planté tes griffes, un second message t’es parvenu. L’état de Carunae s’améliorait, mais la nouvelle t’a aussi peu affectée que la première.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0