De Pets en Paix
Les gardes ont failli se décrocher la mâchoire quand tu as traversé le pont qui sépare nos régions sauvages de leurs terres civilisées.
— C’est celle qui brise ses serments…
Tu as supposé que le surnom approchait l’insulte pour les Ælvn, mais tant qu’aucun orifice n’était impliqué, tu le prendrais comme un « Bonjour ».
— Vlamum ! les a salué Ruun par souci de faire plaisir.
— Hum…
— Nëluuj, vous… tu n’es pas la bienvenue.
— Ni la Nëluuj, a souligné un des gardes.
— C’est pas grave, je viens pas pour vous.
— Y’a une délégation kwashil qui nous attend, a annoncé Ruun avec importance.
Un des Ælvn, tremblant, vous a bloqué le passage, aussitôt imité par ses partenaires : il n’avait pas reçu d’ordres relatifs à ton retour. Tu as prétendu examiner la lance la plus proche, puis fixé les yeux du garde.
— Vire ta main si tu veux garder assez de doigts pour compter jusqu’à cinq.
Tu as poliment souri, comme Lyoonëi te l’avait appris, déstabilisant plus encore tes interlocuteurs.
— Et si vous repartiez d’où vous venez ? a proposé une garde optimiste.
— Et si on arrachait vos crânes de vos têtes ?
Ruun a gloussé ; Kaedꜵr s’efforçait de visualiser la scène.
— Ah, a-t-il fait en mimant un dénoyautage.
L’odeur d’urine vous a plissé le nez à tous trois.
— Nous aussi, nous pouvons échanger des grossièretés ! a dit le plus brave de la troupe. Ce n’est pas comme si vos maigres encéphales recelaient la moindre ingéniosité !
— Quoi ?
— Exactement.
Ruun, à la maîtrise fragile de la langue ælv, a béé un moment.
— … Mais quoi… ?
— Il dit que t’es maigre quelque part, est intervenu Kaedꜵr en grattant le riyaw.
— C’est lui qu’est maigre.
L’Ælv a soupiré.
— Oh, allez. Qu’allez-vous faire de toute façon ? Nous poignarder, peut-être ?
Vous vous êtes regardés un instant.
— AH !! a crié l’Ælv lorsque tu as mis son idée en pratique. Elle m’a poignardé ! Quelle… malade !
Tu n’y aurais pas pensé sans son aide, mais il est vrai que le chemin le plus court entre deux points passe souvent par la ligne d’une lame.
Crocs et armes sortis, vous avez poussé les gardes pour rejoindre la Cité. Vous couriez en direction du dôme des voyageurs, talonnés par une escouade d’Ælvn revanchards, sans la moindre piste sur vos contacts kwashil.
À votre place, Niashæl aurait fait preuve de diplomatie, surtout parce qu’elle ne savait pas s’amuser.
Arrivés bien avant vos poursuivants moins athlétiques, vous avez demandé aux passants de vous diriger vers la délégation kwashil. La présence de Dai leur était néanmoins redevenue inhabituelle : ils ont appelé les gardes qui ont formé une ligne pour vous repousser au-dehors. Toi et le riyaw leur avez échappé en escaladant les murs de plantes grimpantes jusqu’à l’étage supérieur, mais le Boꜵr et le Frreshie, plus lourds, ont manqué de temps. Ils se sont élancés vers la sortie, où les vigies du pont les ont cueillis.
— C’était juste pour rigoler, a assuré Ruun.
Kaedꜵr a confirmé d’un hochement de tête.
Des pas pressés s’approchaient de toi ; tu t’es rendu de ton propre chef à la masse rassemblée à l’entrée.
— Vos idiots du pont ont refoulé le Narës de Yudëlla en mission diplomatique !
Tu as porté tes mains à tes hanches, pas peu fière d’utiliser des mots glanés au cours des réunions interminables du conseil.
— Et la Naræs riao, euh… idem, a ajouté Ruun.
— Elle m’a poignardé ! a signalé le garde.
— Alors vous brisez les lois en plus des serments, maintenant ? s’est lamentée une autre d’une voix faussement chagrine.
— Elle serait-y pas un peu poète, celle-là ?
Concert de soupirs : avec les Dai, les cauchemars des milices ælv revenaient. Même avantagés en nombre, vous provoquer les mènerait vers une mort précoce, et la présence d’une bête sauvage – plus sauvage que vous, du moins – vous rendait plus imprévisibles encore.
— On va coucher là ou quoi ?
— Le garde blessé a couru. Il va bien, les a assurés Kaedꜵr.
— J’ai fait exprès de rien lui abîmer de grave, as-tu confirmé.
Le mur de piques ne s’est pas desserré.
— Vous l’avez poignardé comme Maafaala, celui dont comme par hasard vous n’avez jamais trouvé le meurtrier !
— Quoi ? La Nëluuj a tué Maafaala ?
— On se calme. J’étais avec Sooyolane en continu, à l’époque. Et puis j’avais largement assez de bannis pour m’occuper.
— On veut juste voir les Kwashil et on repart !
Tu as entendu des « oh » et des « ah » stupéfaits.
— C’est avec vous qu’ils sont venus parler de paix ?
Tu as éclaté de rire, te reprenant prestement avec un raclement de gorge.
— Voudriez-vous bien... as-tu commencé en ælv. Euh… annoncer à vos hôtes que les…
Tu as échangé quelques mots avec les Yudællan.
— … que les ambastadeurs sont arrivés.
La chef de la troupe s’est couvert le visage, exaspérée.
— Enfermez-les à clé dans une salle et allez prévenir les Kwashil.
Un garde est parti au pas de course. Les autres ont avancé leurs lances avec méfiance. Tu leur as arraché une hampe des mains et l’a retournée contre son propriétaire.
— On va s’escorter nous-mêmes, si ça vous dérange pas.
— Caei, a interpellé Kaedꜵr en te faisant signe de poser l’arme.
— Ils veulent nous enfermer comme des esclaves…
— Leur Cité, leurs règles, a-t-il insisté comme s’il ne venait pas de fuir une patrouille.
Tu n’imaginais pas le Frreshie te demander de renoncer sans une bonne raison : la curiosité l’a emporté. Tu as remis sa lance au garde – en poussant plus fort que nécessaire pour lui arracher un « ouf » surpris – et t’es laissée escorter.
On vous a fait entrer dans un salon modeste, mais bien plus luxueux que ce que les Yudællan avaient connu à la Cité.
— Ha, a fait Ruun. Vous nous avez caché que vous en aviez des comme ça.
Des gardes vous surveillaient à l’extérieur comme à l’intérieur, et la seule ouverture était verrouillée de toute façon.
— On fait quoi maintenant ? as-tu demandé.
— On attend, a répondu Kaedꜵr.
— Quoi ?! Je croyais que t’avais un plan !
— Ils sont partis chercher les Kwashil. C’est pour ça qu’on est venus.
Tu as fait la moue, sans rien trouver à redire. Vous avez attendu, mais la patience n’est pas le fort des Dai. Kaedor jouait avec le riyaw, Ruun cavalait autour de la salle et tu pratiquais tes mouvements. Ruun a alors cessé sa course pour s’asseoir auprès d’un des gardes qui bloquaient l’entrée, lequel l’a observé avec une curiosité mitigée. Ruun est reparti à l’autre bout du salon, le sourire aux lèvres.
L’Ælv échangeait un regard déconcerté avec sa partenaire quand l’odeur fétide lui est montée au nez. Il a émis un gémissement plaintif avant de s’éloigner, plié en deux. La commotion a attiré la troupe de l’extérieur qui a cru à une attaque, mais n’a vu qu’un Ælv outré.
— Vous avez vraiment les branches qui se touchent ! a-t-il hurlé.
— Les branches ? Quelles branches ? a demandé Ruun. Je suis pas un Rreu !
— Les branches de votre arbre généalogique, a-t-il éclairci avec un calme admirable.
— Arbre quoi ?
— … Vous êtes issus d’unions consanguines.
— Oh ! Dommage d’avoir dû l’expliquer, mais sinon bonne insulte. J’aime bien, c’est créatif.
Les renforts ont proposé de l’aide à leur coéquipier, mais l’Ælv outragé a décliné leur offre, les yeux humides et le visage cramoisi.
Affamée et fatiguée, tu as décidé que si les pitreries de Ruun constituaient la seule source d’amusement dans cette salle, tu ferais un meilleur usage de ton temps en dormant.
*
Tu arrachais la trachée d’un banni sous un ciel étrange, mais plus familier de quelque façon, quand on t’a réveillée. Il t’a fallu un instant pour retrouver ton calme et tes repères.
Des Ælvn vous ont demandé si vous désiriez faire entrer les Kwashil.
— C’est vous qui gérez la porte, je croyais ? s’est enquis Ruun pour les irriter.
L’Ælv a eu l’intelligence de le prendre pour de l’assentiment et a ouvert.
Tu as crié mon nom en levant une lame vers mon œil éborgné avant de réaliser ton erreur et d’approcher ta main à la place.
— Aïe, aïe, aïe. Royan va me tuer.
— On est tous en morceaux, ai-je dit en posant le doigt sur ta prothèse.
— Qui t’a fait ça ?
— Un crache-venin, ai-je répondu. Pas la peine de me venger, Awaut s’en est déjà chargée.
Tu as étudié la Kwashil au plumage noir puis remarqué Lautèg.
— Ça te fait pas trop mal ?
— Ça brûlait au début, mais plus maintenant. Labaşh a dit que les yeux guérissent vite.
Tu as lancé un coup d’œil vers le dernier Kwashil, brun au regard bleu pâle.
— Ouais, tu devrais y voir d’ici quelques cycles de Pirishæl si y’a pas eu trop de dégâts. Par contre tu risques de te coltiner le surnom de « Karekzial1 » un moment. On a des petits rigolos au clan.
— C’est toi « celle qui brise ses serments » ? a interrompu Awaut.
— Ouille, a fait Ruun. Mauvais départ.
Tu as émis un monosyllabe évasif.
— J’ai jamais voulu de leur promesse à la con.
Kaedꜵr a grogné, pensif.
— Ils sont du genre à donner honte de ronronner à un riyaw, a convenu Labaşh.
— On les connaît un peu aussi, a dit Awaut qui s’est assis en souriant. Ce n’est pas grave. Lautèg et Karezial disent du bien de vous.
— Ça compte plus que la parole d’un Èlv.
— Et vous avez déjà fait la paix avec un riyaw. Je m’attends à toutes sortes de miracles.
Tu nous avais toujours vus, Lautèg et moi, courbés par l’accablement, dénués de repères et privés de clan. Mais les quatre Kwashil devant toi ce jour-là dégageaient une aura quasi mystique. Peut-être était-ce l’odeur d’épice, les toges soignées, ou de voler si près des koxjin.
J’avais retrouvé mes parents, t’ai-je appris, ainsi qu’une foule de frères, de sœurs et de cousins. Moi qui avais cru mourir avant mon huitième cycle d’Essea sous le joug des Frreshien, biscornu et enfermé dans une masure grignotée par le marais, j’avais arrêté de me contenter de survivre.
— Jigokriæsh serait vraiment heureux.
— Foibissè, a corrigé Awaut que le sobriquet moqueur aggravait.
Tu as acquiescé. Même les morts avaient le droit de s’affranchir de leurs noms d’esclave. Le reste d’entre nous s’est également assis, quoique ma main a trouvé le vide avant de saisir le dos de la chaise convoitée.
— « Karekzial » ! a ricané Ruun avec un clin d’œil.
L’entrevue s’est déroulée sans accroc. Malgré leur respect pour les Ælvn, les Kwashil demeuraient farouchement dai, et riaient aux farces de leurs frères et sœurs perdus de vue qu’ils brûlaient de rejoindre, si ceux-ci consentaient à ne plus les tuer.
— Le cœur de l’alliance, c’est Yudælla, as-tu expliqué. Si chaque clan percute bien qu’en l’attaquant il s’en prend aux siens, tout clan allié à Yudælla est quelque part allié à tous les clans.
— Ensuite il y a Riao qui devrait être notre allié le plus stable, à moins que Caei se mette à réciter des chants kwashil. Ah merde, mauvais choix d’expression.
Labaşh, d’un sourire compréhensif, lui a fait signe de poursuivre.
— Boꜵr et Tick étaient déjà alliés à Riao. Ils nous ont trahis une fois, donc je compterais pas trop sur eux, mais ils ont trop perdu pour prendre l’alliance à la légère.
— Et on revient de Rokian, qu’on a convaincu de nous rejoindre.
— Sans trop d’effusion de sang, a bêtement précisé Ruun.
Les Kwashil ont évidemment réclamé des détails.
— Ils ont attaqué Yudælla avec des pierres volantes !
— Alors on a tué leur Naræs.
— Seulement leur Naræs ! On s’est retenus comme des chefs.
— Les Rokiann de Yudælla auraient pas été d’accord. Comme j’ai dit, Yudælla est le cœur de l’alliance.
Les Kwashil ont échangé quelques mots. À ta surprise, ils n’ont pas parlé leur langue du silence, laissant leurs interlocuteurs écouter leur conversation.
— Si c’est vrai… a repris Awaut en s’adressant à vous tous, vos méthodes restent évidemment dai, mais je pense que nous n’aurions pas pu en espérer davantage.
— C’est un premier pas très encourageant.
— S’il est possible de maintenir les alliances actuelles…
— Kwashil souhaite apporter son soutien.
Tu as réprimé un cri de victoire. L’alliance avec Kwashil n’était pas la plus difficile à sceller, mais l’Entente aurait paru incomplète sans sa branche la plus éloignée.
Labaşh et Awaut ont esquissé un sourire encourageant ; Lautèg et moi, le sourire de ceux dont les familles s’unissent.
Il s’est décidé que Lautèg et Labaşh iraient à Yudælla en compagnie de Ruun et Kaedꜵr pour conclure l’alliance, tandis que nous accompagnerions Awaut à Riao dès que la Cité aurait statué sur le sort de ses délinquants.
— On fait quoi maintenant ? as-tu demandé alors que la porte se refermait derrière les Kwashil en partance.
— Je me disais bien qu’ils nous relâcheraient pas tout de suite, a grommelé Kaedꜵr. Stupides Ælvn.
— Et tu nous as quand même fait nous rendre ?
Tu as étudié la salle et sans rien voir de particulièrement utile, hormis tes camarades.
— Au pire, on bute les gardes et on enfonce la porte.
Les Ælvn ont serré leurs lances.
— Pas besoin, a dit Kaedꜵr.
— Dis-moi ; la joue pas mystérieux.
Ruun a sorti deux tiges en métal de sa tunique.
— Où t’as eu ça ?
— Je les ai chiées, a-t-il gloussé.
— Il fabriquait des serrures à la Cité, a murmuré Kaedꜵr.
— Je vais savoir ouvrir ça, je pense. Y’a juste besoin d’assommer les deux asperges un moment.
Pas opposée à l’idée d’assommer des asperges, tu as décidé de rendre service à ton prochain. Tu t’es adossée près d’un des gardes tandis que Kaedꜵr s’approchait de l’autre, quand vous avez entendu des bruits de pas et abandonné l’opération. La porte s’est ouverte sur Nyemëlls.
— Toujours les mêmes… s’est lamenté le Llëmnoa.
— Nëëëëëm ! s’est réjoui Ruun qui le connaissait pourtant peu.
— Qu’est-ce que je suis censé faire de vous, maintenant ?
— Tu pourrais nous relâcher.
— On a un pacte avec Kwashil. Si vous nous laissez pas repartir, ils doivent nous venger.
Nyemëlls t’a regardée d’un air dubitatif.
— Kwashil… a accepté de participer à vos guerres ?
L’entretien n’avait pas réellement touché à ces sujets. Kwashil assurerait un soutien plus moral que physique, mais les Ælvn n’avaient pas besoin de le savoir.
— On peut pas juste sortir de là ? On a rien fait de mal.
— Vous avez blessé un garde, sans parler de votre tumulte au dôme des voyageurs…
— Il a empêché une handicapée de rentrer, as-tu justifié en agitant ta prothèse.
Nyemëlls a reculé pour éviter de se faire empaler.
— Il est certain que si vous le lui avez demandé ainsi…
Il a soupiré. Les Llëmnoa se trouvaient face à une impasse avec ce groupe : ils l’avaient envoyé chercher la solution à leur place, comme d’habitude. Il était dangereux pour la santé des gardes de s’en prendre à l’ancienne Nëluuj, sans parler des répercussions à plus long terme si les clans apprenaient qu’on avait maltraité leurs représentants.
— Puisqu’on se repose sur moi pour les décisions, vous êtes libres de rentrer chez vous à condition de ne plus causer de dégâts.
— On peut faire un tour dans la Cité quand même ? a demandé Ruun.
Nyemëlls a froncé les sourcils, puis son regard s’est arrêté sur toi.
— Vous avez parcouru un long chemin… Et il y a certainement des personnes que vous souhaiteriez voir… a-t-il dit en parlant de lui-même. C’est d’accord, mais un citoyen vous accompagnera.
Il a désigné des gardes comme chaperons et, sans surprise, s’est personnellement chargé de t’escorter. Tu as suivi ses pas pressés, songeant qu’une visite au dôme de Lyoonëi s’imposait.
— Tu continues à me causer soutenu quand y’a du monde, as-tu remarqué une fois les Ælvn hors de portée. T’as peur qu’on sache que la pourfendeuse de serments est de ta famille ?
— « Celle qui brise les serments ». Et oui.
Tu t’es forcée à rire.
— J’ai du mal à voir ce qui provoque cet accès d’hilarité.
— Bah, répandre de l’eau résout pas un problème, alors autant se marrer.
Il fronçait les sourcils. Il n’avait jamais entendu l’expression utilisée de la sorte.
— C’est vexant, as-tu admis.
Sa gorge s’est serré, mais il s’est bien gardé de le laisser paraître.
— Surtout venant d’un petit Llëmnoa de rien du tout, as-tu ajouté avec un sourire lutin.
— Je t’ai sauvé la vie ! La moindre des choses serait de m’accorder ton estime.
Mais tu t’es enfermée dans le silence.
— … Quoi ? a-t-il demandé, soudain craintif.
Tu as pris un moment pour formuler ta réponse.
— C’est juste… Hmm… Peut-être que t’aurais pas dû. Me sauver la vie, je veux dire.
À la fois outré et interloqué, il n’a rien trouvé à riposter et t’a fixée sans comprendre.
— Je me disais… Riao serait p’tet mieux sans son akci. Je dois me faire aider pour les merdes les plus basiques. Je sers à rien, là. Et cette saloperie pousse pas, as-tu râlé en agitant le bras.
Nyemëlls l’a pris comme une invitation à vérifier le membre amputé. Tu as supporté sans broncher qu’on te touche.
— Si, regarde, a-t-il dit inconscient du poids qu’il t’enlevait : j’avais coupé au niveau de la jointure, ici. On sent un début de cartilage là, et si tu te réfères à la pliure du coude, tu as bientôt gagné un brin et demi.
Tu as changé de sujet pour ne pas révéler l’ampleur de ton soulagement.
— Carunae s’est blessée en se battant contre le Naræs rokian.
— Euh… d’accord, a-t-il fait surpris. Attends, quoi ? Oh non ! Comment va notre mère ?
Tu pensais rarement à elle en ce terme, mais nul besoin d’en faire part à ton jumeau.
— Mieux. L’infection est en train de guérir, ça devrait aller.
— Bien, a-t-il soupiré, rasséréné. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose avant d’avoir eu la chance de la connaître.
Tu n’as pas répondu.
— Quoi ?
Tu as hésité.
— C’est juste que… Pas sûre que ça me ferait quoi que ce soit. Elle est rien pour moi. Je me sens même pas coupable qu’elle se soit blessée alors que c’est moi qu’aurais dû buter le salaud.
— Eh bien… L’affection se cultive.
— C’est un proverbe ælv ?
— Peut-être.
Il a semblé délibérer intérieurement.
— Je pense qu’il est temps de te risquer sur le chemin de l’attachement.
— Épargne-moi les câlins.
Il a dessiné un sourire crispé.
— Non, je dois cesser de m’imaginer que ce proverbe ne s’applique qu’aux autres. Que dirais-tu de rencontrer tes grands-parents ? Je te prierais seulement de bien te comporter.
— Tu crois pas que j’ai autre chose à faire, Nëm ?
Tu n’avais pas besoin qu’on te rejette à nouveau. Nyemëlls s’est enterré dans son aigreur et ne t’a plus adressé la parole jusqu’au dôme de Lyoonëi, ce qui te seyait parfaitement. Il t’a laissé en compagnie d’un soigneur auquel il a fourni une liste de directives, en échange de la promesse de te remmener à cet endroit précis au premier tiers de nuit.
L’Ælv a raidement confirmé et t’a escortée au quatrième étage, où Lyoonëi supervisait une leçon sous des regards vaguement familiers.
L’Apræncal, imperturbable, a désigné un disciple pour la remplacer et vous a fait signe d’approcher.
— J’ai entendu dire que tu étais de passage.
— À croire que tout le monde est au courant.
— Tu as envoyé Fuliazarai en séjour à la clinique, quand même.
Tu as haussé les épaules.
— Partante pour un entraînement ? a-t-elle proposé comme si la condition du garde la touchait aussi peu que toi.
— J’ai eu assez de combats pour tenir un moment, as-tu dit en lui montrant ta prothèse.
Elle a laissé échapper un gémissement pantois et fixé ton bras disparu, espérant peut-être qu’il repousserait sous son regard insistant. À ton grand regret toutefois, aucun miracle ne s’est produit.
— Le monde a assez de muscles comme ça, a-t-elle dit pour te remonter le moral.
— C’est plutôt marrant, venant de toi.
Elle a souri en coin pour toute réponse.
— Est-ce que tu es heureuse au clan, Caei ? Est-ce que ça te va de vivre dans un monde qui sacrifie les innocents pour survivre ?
Son regard s’était perdu dans le vide. Elle ne parlait probablement pas de ton bras, plus innocent depuis bien des meurtres.
— D’accord… Ça a vite pris une tournure philosophique, t’es-tu moquée.
Tu y as réfléchi néanmoins.
— Je veux d’un monde qui survit. S’il lui faut du sang pour y arriver, on est qui pour critiquer ?
Elle a hoché la tête.
— Un de mes disciples m’a raconté une histoire, l’autre jour. Son groupe de chasseurs s’était fait embusquer par un ragan énorme. Mon disciple portait un kartak qui aurait nourri son clan entier et n’a pas osé le lâcher. Il n’a donc pas pu aider son groupe, il n’y a pas eu de festin, et il a perdu son plus proche kaida.
— Et...?
— Il faut savoir gérer ses priorités ?
Tu as froncé les sourcils. Tout ça pour ça ?
— Il n’y a aucun mal à survivre, mais il est préférable de vivre, a-t-elle précisé.
Lyoonëi passait sans doute trop de temps auprès des Llëmnoa.
— J’ai juste l’impression que son pote était pas très fort en survie.
— Oui, a-t-elle admis. Je suppose qu’il faut d’abord se soucier de survivre et seulement ensuite de vivre. Tout de même, quel dommage de perdre une guerrière telle que toi.
Ton irritation s’est réveillée. Tout le monde parlait de toi comme si l’on avait déjà allumé le feu sous ta dépouille.
— Je dois dire, a-t-elle ajouté au sujet de ta lame prothétique, elle correspond bien plus à ta personnalité que ton ancien bras.
Ça ne contrebalançait pas les inconvénients d’après toi.
— Allez, a-t-elle poursuivi. On va montrer aux recrues tout ce que la technique peut compenser.
— Eh, essaie pas d’enjoliver. Tu veux juste ta revanche.
Elle a secoué la tête avec un sourire modeste.
— Je t’assure que non.
— C’est pas grave. Un peu d’action me dérangerait pas.
Lyoonëi était un repère stable. Les difficultés que tu éprouverais contre elle te diraient tout ce que tu voulais savoir sur ton niveau actuel.
*
Nyemëlls fulminait sur le chemin du retour. Comment osais-tu ? Il avait rassemblé toute son audace pour t’inviter à rejoindre sa famille, et tu l’avais méprisé ; comme s’il ne représentait rien pour toi.
Avait-il fait quelque chose de mal ? Était-ce un crime de chercher à te rapprocher des siens ? Les Dai se plaignaient sans cesse de l’opacité des échanges ælv, mais le même ésotérisme l’entravait chaque fois qu’il s’entretenait avec toi. Ce mur entre vous, il faisait écho à celui qui séparait vos deux espèces. Nyemëlls l’avait oublié, volontairement sans doute, mais ç’avait été apparent lorsque tu vivais encore dans la Cité.
Il s’est remémoré l’une de vos conversations, en quête d’une stratégie pour soumettre un clan. Tu venais tout juste de devenir Naræs, alors.
— Tu pourrais faire diversion et les infiltrer, t’avait-il proposé.
Tu avais marqué une pause. Il avait senti avoir dit quelque inconvenance.
— Pourquoi ?
— Pour abattre leur Narës dans son sommeil et attaquer lors du chaos résultant.
Nyemëlls s’était enorgueilli de son idée, ingénieuse en plus de répondre à la soif de sang qui t’animait vraisemblablement. Mais tu lui avais lancé un regard désapprobateur.
— Y’a tellement de trucs qui puent dans ce que tu viens de dire. On est vos voisins quand même, comment vous pouvez nous connaître aussi mal ?
— Peut-être parce que vous tuez tous ceux des nôtres qui osent approcher vos frontières ?
Il t’avait trouvée injuste. Les Dai ménageaient leurs efforts pour connaître les Ælvn et tu ne le leur reprochais jamais.
— Revenons au sujet de départ, avais-tu dit dans l’espoir de te soustraire à des questions épineuses. On veut pas d’une victoire imméritée pour laquelle les clans nous puniraient.
Je me suis cogné contre Nyemëlls, le sortant de sa rêverie.
— Ah, me suis-je excusé.
— Karezial ? Qu’est-ce que vous faites ici…
Sa voix s’est étiolée lorsqu’il a réalisé s’être aventuré jusque devant nos quartiers. Je l’ai senti agité et lui en ai demandé la cause.
— C’est Caei. Je crois qu’elle est plus rustre que tous les Dhaemon réunis.
— Hmm… Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Il a pris un moment pour répondre, ressassant la scène en quête de ce que je trouverais à lui reprocher.
— Elle refuse de rencontrer nos aïeux.
— Je n’ai rien à te reprocher, ai-je tenté de le rassurer. Ses priorités diffèrent, c’est tout. L’Entente la préoccupe, elle rechigne peut-être à devoir s’inquiéter d’autre chose.
— Pourquoi s’inquiéterait-elle ?
— C’est une demie, ai-je inutilement rappelé. On ne l’accueille pas d’ordinaire à bras ouverts.
— Moi aussi. C’est de ma famille qu’il s’agit, il n’y a pas lieu de s’alarmer.
— Toi aussi, tu aurais peur si la situation était inversée.
— J’aurais peur de leurs griffes et de leurs crocs.
— Les mots des Ælvn ont des crocs.
Il a réfléchi, puis secoué la tête.
— Je savais que vous prendriez son parti.
J’ai baissé les yeux. Nyemëlls masquait en vain sa fierté blessée.
— Je ne parviens pas à trouver un terrain d’entente. Je crains qu’elle soit même un peu dérangée.
— Au risque de la défendre, je ne pense pas que quiconque réchappe indemne aux sévices de son propre clan. Ce n’est pas… Ça n’a pas de sens, ou autant que de se faire attaquer par son armure. On y perd nécessairement l’esprit.
J’ai laissé le Llëmnoa méditer la question, mais ces sortes d’histoires lui étaient trop étrangères pour l’atteindre.
— Tu sais, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours trouvé qu’un abattement profond émanait d’elle.
— Vous confondez abattement et agressivité.
J’ai souri poliment. Il a porté une main à ses oreilles interminables – mais courtes, pour un Ælv –, puis avorté son geste à mi-chemin, mû par des instincts contradictoires.
— Qu’est-ce que vous allez faire ensuite ? Retourner à Kwashil, ou à Riao ?
Il s’escrimait à se détourner de ses préoccupations.
— La Cité ne veut plus de moi ?
Un sourire fautif lui a échappé, et nous avons parlé de choses et d’autres jusqu’à la tombée de la nuit où il m’a précipitamment abandonné. Je l’ai suivi au pas de course au dôme de l’Apræncal, laquelle nous a remis l’ancienne Nëluuj en personne, qui était de bien joyeuse humeur. Des bleus coloraient le cou de Lyoonëi ; elle transpirait.
— Tu t’inquiètes toujours pour Caei ? m’a-t-elle soufflé une fois Nyemëlls et toi suffisamment éloignés.
J’ai acquiescé.
— Pas besoin, a-t-elle dit en secouant la tête. Sa technique… elle n’est pas seulement sans défaut. Elle est… artistique ? Si tu t’es jamais demandé à quoi ressemblent des éons de pratique… Affronte-la.
Je n’ai pu qu’imaginer ce qu’il s’était produit, car tu m’as appelé. J’ai pris congé de l’Apræncal pour vous rejoindre au milieu des épanchements de Nyemëlls.
— C’est ta famille, que tu le veuilles ou non. Ils m’ont accepté, je ne vois pas pourquoi il en irait différemment pour toi. Essaie seulement, je te promets qu’ils t’accueilleront comme il se doit.
— Pas besoin de me faire une liste, c’est bon. Mais j’y vais juste parce que t’as dit qu’il y aurait à bouffer.
Il a souri et toi de même, encore grisée par ta victoire.
1 « Celui qui ne voit pas ».
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