Karezial
Une fois la tribu suffisamment éloignée du gouffre à son goût, nous avons monté un campement temporaire au milieu du rien pour nous soustraire à la chaleur du zénith. Les Mædn commençaient à s’affaiblir et leur nourriture se raréfiait. Elles survivaient jusqu’alors en gobant les boules cotonneuses portées par les rafales qu’elles-mêmes ne craignaient plus, attachées les unes aux autres, et à nous, par les cordes de Haölillyo.
Nos propres réserves s’amenuisaient, mais les Yu nous garantissaient atteindre une source d’ici deux jours de marche. Deux jours me paraissaient longs, et, à leurs airs harassés, mes compagnons de voyage partageaient mon avis.
Adossé à Cokra sous une tente de fortune, mes pensées s’éloignaient de ces terres abandonnées des koxjin pour se tourner vers les clapotis de la Rivière de Chal.
— Pas étonnant que les âmes anciennes évitent de s’incarner chez les Yu.
Haölillyo, dos à Toca qui somnolait sous la même pièce de tissu, a marmonné. Les Mædn se balançaient paresseusement dans les environs, indifférentes aux chauds rayons de Mur.
— Les ssajianü ont peut-être rendu visite aux Yuman, a répété Haölillyo en articulant. Et les Yuman l’auraient oublié, quoiqu’ils n’apprécieraient sans doute pas m’entendre le dire. Ils les ont peut-être pris pour des « mages » ou des « dieux ». Ou peut-être que les ssajianü les ignorent.
Il a haussé des épaules fatiguées.
— Ce serait super bizarre, a dit Cokra.
— Ils négligeraient une espèce entière ? Je les croyais impartiaux. Est-ce qu’il est possible qu’eux aussi exècrent les Yu ?
— Ce serait surprenant, mais…
L’Ælv luttait contre un bâillement drainé.
— … peut-être que les ssajianü n’incarnent que des individus capables d’impacter ceux qui parcourent Ëssea. Que pourrait faire un Yuman ? Leur existence entière consiste à arpenter les terres ensablées entre les aires fertiles ; à marcher d’une dune à l’autre en priant pour que le point d’eau suivant subsiste ; à se laisser porter par les vents ou à s’affaiblir en luttant contre. Ils sont impuissants face aux Ëlvessei et aux Dhaemon.
— Un koxji serait pas impuissant, a fait remarquer Cokra.
Haölillyo a gardé les yeux fermés, respirant l’air brûlant.
— Mais ce ssajianü se tiendrait seul. À quoi servirait alors sa venue ?
Il a épongé la sueur de son front.
— Peut-être… que la Nëluuj est partie porter secours aux tribus ?
J’ai faiblement secoué la tête.
— Les cieux l’ont juste rappelée, probablement.
— Elle est jeune. Ça me semble tôt.
— « La grandeur attend pas l’âge », a cité Cokra.
J’ai gardé le silence, abattu.
— Elle est forte, n’est-ce pas ? a poursuivi Haölillyo. Elle craignait peut-être de blesser ceux qui parcourent Ëssea ?
Des cris et grognements ont interrompu le fil de nos pensées. Un cercle de Yu avait lié les pieds et poings de l’une d’entre eux et faisait couler son sang pour dessiner des symboles au sol.
— Qu’est-ce qu’ils font ? avons demandé Cokra et moi, à ceci près que Cokra y ajouta un juron.
Haölillyo avait détourné les yeux, mais nous a répondu :
— À l’évidence, ils appellent la pluie.
— Je ne comprends pas le lien de cause à effet.
— C’est encore un de leurs trucs de dieux nazes ?
L’immolation m’a déconcerté, quoique j’aurais dû y voir le parallèle avec ma propre espèce : nous aussi, nous mutilons depuis tout ce temps. Nous sacrifions-nous pour un monde meilleur, ou comme prélude à notre mort ?
Haölillyo a secoué la tête.
— Et dire que les Dhaemon nous trouvent étriqués. Vous êtes… mesquins.
Pourtant, sous ses reproches, son timbre de voix trahissait son malaise. Cokra a éclaté d’un rire fatigué, contraste frappant avec les cris agonisants qui s’échappaient du cercle yu.
— Ça compte comme un gros mot, pour Hao ?
J’ai haussé les épaules.
— Oouuuh ! C’est sa première grossièreté ! On déteint sur lui, Kaz ! Adorable.
Je me suis abstenu de lui faire remarquer qu’elle avait l’apanage des injures au sein de notre groupe.
— Peut-être que Cokra avait raison, nous a dit Toca.
Elle a acquiescé sans attendre la suite.
— Elle a dit que le Peuple est fou, une fois. Et Danavi a dit que les Damo, les Kashi et les Elu sont tous fous. J’ai demandé aux Med ce qu’elles pensaient, et elles ont dit que quand toutes leurs créatures sont folles, les créateurs doivent l’être aussi.
Haölillyo a tapoté la tête du petit Yu.
— Chacun sait que c’est le monde qui est fou.
Shidjaovesh, dans une tente adjacente avec son frère, évitait de poser les yeux sur le rituel macabre et a croisé les miens.
— Ils prient les dieux, s’est-il chargé d’expliquer. Pour faire pleuvoir.
— Ça marche souvent ?
— Non. Les dieux sont rarement d’humeur.
— Pourquoi elle ? Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ?
— Ça porte malheur d’être née femme, a dit Hanveshdep avec froideur.
— Calme. Notre mère te ferait manger ces mots.
Cokra a laissé échapper un ricanement sardonique, trop denté au goût des Yu.
— C’est seulement malheur parce que vous pense c’est malheur, leur a-t-elle dit en no.
— Quelqu’un se sent personnellement attaqué, on dirait, s’est moqué Hanveshdep sans réaliser les risques à fâcher la Tick.
Par chance pour lui, Cokra s’est contentée de se gausser.
— Un Yu qui se croit supérieur, est-elle parvenue à dire entre deux éclats de rire. T’entends ça, Kaz ?
J’ai acquiescé. Hanveshdep ne semblait pas conscient du danger auquel il avait réchappé.
— Cokra, tu es vraiment une femme, alors ? s’est enquis Shidjaovesh. Et Karezial ?
— Ouais, a-t-elle grogné agacée. Je ris maintenant, mais ennuyer continue et j’ai vos têtes sur mes genoux, sans le corps attaché.
Elle avait le ton si sérieux que la peur de Hanveshdep lui a coulé le long de la cuisse.
— Je suis mâle, ai-je répondu.
— Oh, a fait Shidjaovesh en évitant soigneusement de regarder Cokra. Pas facile de différencier les hommes des femmes avec les Damo…
— Et pourquoi tu besoin ? a râlé Cokra.
Je lui ai donné un coup de coude pour la pousser à lâcher l’affaire. Elle s’est trompée sur le sens de mon geste, qu’elle a interprété comme une incitation à continuer.
— Jamais Damo, hm… comment on dit « procréer » ?
Haölillyo a levé les yeux au ciel avant de lui procurer le mot recherché.
— Jamais procrée Damo avec Yuma, alors tu besoin pas… mesurer chances. C’est zéro.
Je portais une main à mon front. La discussion oscillait entre le comique et le surréaliste. Les deux frères ont avidement acquiescé toutefois, soucieux sans doute d’échapper au courroux de la Tick.
La pluie a omis de répondre à l’invitation yu – à l’exception de celle dont Hanveshdep subissait encore les répercussions odorantes. Nous avons levé le camp lorsque Mur a entamé sa chute vers le couchant. Les Yu ont abandonné leur victime dans le sable et Haölillyo, à grand-peine, a convaincu Cokra de ne pas déterrer le cadavre qui nous aurait pourtant donné des forces. Mon propre estomac protestait sonorement, et Cokra a juré qu’elle dévorerait Haölillyo si elle se sentait mourir de faim. L’Ælv a seulement soupiré en continuant d’avancer.
Annotations