Mes Aïeux !

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— Les clans ne sont pas si spartiates que je le croyais. Ils travaillent le bois et le métal, pour commencer.

— On aimerait mieux pouvoir se passer du bois, mais bon.

— Je comprends, il est navrant d’ôter une vie, a répondu celle que Nyemëlls appelait « grand-mère ». Nous-mêmes tâchons d’en utiliser le moins possible.

— Non, je veux dire qu’il y a rien de louable à abattre un arbre. Parce que la plupart peuvent pas s’enfuir, vous voyez ?

Le cœur de ton frère a manqué un battement. Il a observé ses aïeux avec anxiété tandis que tu te resservais sans réaliser ta maladresse.

Le langage relâché de Nyemëlls te surprenait. Peu d’Ælvn nous parlaient ainsi : ils réservent cette familiarité aux proches, aux amis. Nous n’en faisons pas partie. Nous, il faut nous garder à distance, sous couvert de politesses nébuleuses. Peut-on le leur reprocher ? Un Dai trop proche risque de mordre. Tes grands-parents le savaient, et ne t’adressaient qu’une langue châtiée.

Nyemëlls s’est raclé la gorge.

— L’essentiel, c’est que les Dhaemon recherchent l’équité. Voilà un point commun…

— Je l’ignore, a coupé votre grand-père. J’ai lu qu’ils possèdent un savoir immense concernant l’ensemble des enfants d’Essea, mais s’en servent exclusivement pour les chasser.

— Ben oui, faut bien nourrir les bestiaux du clan.

Le père de votre père a repoussé son assiette, geste dont Nyemëlls reconnaissait la teneur alarmante.

— Mon enfant, tu avais la chance unique parmi les Dhaemon de faire partie d’un peuple civilisé. Et pourtant, te voici.

Tu as levé les yeux, cuillère en bouche. Que s’était-il passé ? Tu as léché ton plat avant de chercher à comprendre.

— Je me suis toujours demandé pourquoi les Dhaemon étaient devenus si violents malgré nos environnements similaires. Des vents dangereux soufflent certes en dehors de la Cité, mais ils ne justifient pas tant de rage.

— En fait, on a moins de vent par chez nous. C’est la bouffe le problème. Je doute pas que les plantes essaient rarement de vous tuer, mais nous on a besoin de viande.

— Je ne pense pas qu’une culture se résume au temps ou à son régime alimentaire, est intervenu Nyemëlls.

— Attends ton tour, lui a rappelé son aïeule.

— Bien sûr, pardon.

Tu as gloussé du ridicule de la situation ; le grand-père t’a jeté un regard belliqueux.

— Ce n’est pas une manière de se comporter, jeune fille. Nyemëlls a pu être apprivoisé, tu n’as donc aucune excuse. Cesse de te conduire de façon si vulgaire, sinon gare.

Une menace sans menace ? Tu n’as pas masqué ta confusion.

— Elle a été Nëluuj, a fait remarquer ton frère. Vous ne pouvez pas lui parler ainsi.

— Tu es bien Llëmnoa, n’est-ce pas ? Cela ne t’empêche pas de respecter tes aînés.

— Et j’ai l’impression d’avoir une sauvageonne à table.

Tu avais moucheté ton côté de la nappe, mais tu aurais voulu les y voir, à une seule main. Tu as vidé ton assiette, l’as repoussée puis pris congé des Ælvn.

— C’est pour ça que tu étais si nerveux ? a demandé son grand-père à Nyemëlls, qui a soupiré pour toute réponse.

— Ne soupire pas, tu n’as pas été élevé dans un clan.

*

— Je les ai pourtant préparés au pire, m’a confié Nyemëlls. Ils m’ont dit qu’ils étaient prêts, qu’ils avaient envie de la rencontrer. Je ne me suis même pas demandé ce que Caei penserait d’eux. Je suis tellement désolé… Ils étaient glaciaux et hautains, elle a dû se sentir terriblement blessée.

Tu es aussitôt ressortie des quartiers de la délégation kwashil en apercevant le Llëmnoa. Il t’a appelée. Tu es de nouveau entrée avec réticence.

— Je viens chercher Kaz. Faut qu’on s’exile de cette Cité merveilleuse.

— On retourne à Riao, ai-je précisé.

— Tu allais partir sans me dire au revoir ? a demandé ton frère.

Tu as levé un sourcil perplexe.

— C’est les Ælvn civilisés qui disent au revoir. Moi, je suis une sauvage.

Il s’est recroquevillé.

— Je te prie de bien vouloir m’excuser. J’avais espéré… Ils ont été très impolis.

— Bah. Je suis pas assez bien même pour ma famille ælv, c’est tout. C’est pas comme si Baraghi m’avait pas prévenue.

Tu t’es massé l’épaule.

— Au moins, j’ai mangé.

Nyemëlls est resté prostré, bien que personne n’ait rien à lui reprocher.

— Je sais pas à quoi je m’attendais, as-tu finalement dit. J’aurais dû avoir retenu la leçon, depuis le temps.

— Depuis le temps… Tu veux dire avec les autres Dhaemon ?

Tu as hoché la tête, mais regretté ton infantilisme. Quel besoin d’en parler au Llëmnoa ?

— Pourquoi est-ce qu’ils ne t’ont pas acceptée ? Ne le prends pas mal, mais tu es tellement irréfléchie, téméraire et insolente que je ne vois pas comment… Tu es la plus dhaemon des Dhaemon que je connaisse. Ils sont aveugles s’ils ne te comptent pas parmi les leurs.

Tu t’es retenue de sourire et as pris le temps de la réflexion.

— Il me faut au moins ça pour passer pour un peu plus d’une moitié de Dai, j’imagine. Les autres sont déjà Dai, ils ont rien à prouver. Moi, je suis obligée de faire dans l’excès.

Tu as vu à son expression que tu lui contais une histoire familière.

— Mais bon. Même si j’avais tout bien fait et tout bien dit, je pense pas que tes vieux voudraient d’un truc abîmé comme moi.

— Tu n’es pas abîmée, a assuré Nyemëlls malgré ton infirmité criante. En fait, compte tenu de ce que toi et tes amis avez vécu, je vous trouve très résistants.

Tu m’as regardé, des questions dans les yeux.

— J’ai vu des Ëlvessei brisés par des événements comparativement anodins : je ne pense pas qu’eux ou moi aurions surmonté vos épreuves.

Il a trituré l’ourlet de sa robe.

— Je sais bien que tu te fiches de ce que je peux bien penser, mais je te trouve très solide émotionnellement.

Tu as reculé.

— Ça ne m’impressionne pas que tu puisses frapper dix personnes en même temps. Mais de te dresser fièrement après avoir enduré des choses que je peine à imaginer, je dois l’admirer. Je sais que nous sommes rarement d’accord, mais… tu as mon respect. Fais-en ce que tu veux.

Tu ne te souvenais pas de le lui avoir demandé, mais ses paroles t’ont émue malgré tout. Que valait le respect d’un Ælv ? Pire, d’un sang-mêlé ? Et pourtant, tu t’es surprise à cligner des yeux pour évacuer un surplus d’humidité.

— Va falloir décoller, j’ai déjà passé trop de temps à la Cité.

Tu m’as fixé ; tu savais que j’avais ressenti ta faiblesse passagère.

— Lautèg et Labaşh sont partis depuis un seizième de ciel. Je vais prévenir Awaut. Au revoir, Nyemëlls.

— Au revoir. Revenez vite.

Tu as ri sèchement.

— Tu viendras à Riao, plutôt. Je promets qu’on te mangera pas. Quasi sûr.

Tu as amorcé un pas vers la sortie puis t’es immobilisée. Tes yeux ont dansé sur mes ailes.

— T’aurais pas un sh’shël à me passer ? as-tu demandé à Nyemëlls.

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