Karezial

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— Il avait dû pourrir là pendant des éons, racontait Cokra, parce que ça sentait presque comme la gueule de Shtane.

— Si vous pouviez changer de sujet, a coupé Haölillyo.

Depuis notre rencontre avec cette tribu, son âme s’était colorée d’un trouble sombre. Cokra ne l’avait pas remarqué, en partie parce qu’elle s’en désintéressait. Mais l’inquiétude de l’Ælv ne le lâchant pas, j’ai fini par m’enquérir :

— J’ai appris quelque chose des Mëdh, m’a-t-il dit. Je sais comment Cokra le prendra, et je ne suis pas certain de ta réaction. Alors je le garderai pour moi.

Toca ne m’en a pas dit davantage quand je l’ai interrogé :

— Haölillyo m’a demandé de ne pas le dire… Il dit que ça vous rendra tristes.

J’ai insisté. L’enfant s’assombrit.

— J’aimerais vous dire, mais pas vous rendre tristes… et Haölillyo m’en voudra si je désobéis… T’es colère ?

J’ai soupiré. Toca était tiraillé entre ses loyautés, comme de nombreuses âmes de ma connaissance. Si je continuais à le presser, il me dirait ce que Haölillyo nous cachait. Mais je risquais alors de blesser le jeune Yu, et l’idée me dégoûtait presque autant que s’il s’était agi d’un Kwashil.

— Je ne t’en veux pas, ai-je dit à l’enfant soulagé.

Nous avons marché. Les Mædn ont dévoré un essaim de plantes-poudre, nous rappelant notre faim à tous. Haölillyo ne parlait plus et Cokra épanchait son humeur maussade. Nul besoin de lire son âme pour deviner qu’elle salivait au souvenir du cadavre yu abandonné dans la terre.

Une Yu mature est venue à ma rencontre, supposant que je serais le plus à même de lui accorder ma patience.

— Vous rendez les enfants curieux. Est-ce que vous pourriez leur parler de vos régions ?

Elle a poussé cinq jeunes Yu à ma hauteur. Ils avaient la peau brune des Dai et les cheveux noirs et bouclés. Trois aux yeux bruns ; l’un bleus, l’autre verts. Tous aussi maigres que des esclaves. Sans doute cherchait-elle à les distraire de leur faim.

— Lugvai m’assure que les petits monstres ne craignent rien auprès de vous…

— Monstre ? Quel monstre ? s’est enquise Cokra.

— Elle parle des enfants, a soupiré Haölillyo.

La Tick les a considérés avec attention et leur a fait signe de montrer les dents. Ils se sont exécutés.

— Ça, des monstres ? Ils pourraient pas blesser un insecte s’ils le voulaient.

Haölillyo a soupiré de nouveau. La Yu souriait poliment.

— Et pourquoi elle me sourit ? a demandé Cokra. Je la rends pas joie, que je sache. Alors tu arrêtes peux de semblant, a-t-elle ajouté en no.

La Yu a béé un instant, puis est repassée à son sourire poli, soucieuse de ne pas aggraver la Dai.

J’ai entendu Cokra souffler pour maîtriser sa colère.

— Pourquoi elle fait semblant ? Elle veut quoi ?

— Les enfants. Elle veut que nous leur parlions de Chal.

Cokra, la respiration agitée, a violemment soufflé par le nez.

— Sont fourbes et mielleux comme les Ælvn.

Haölillyo lui a lancé un regard en coin sans la gratifier d’une réponse.

— Comme les Ælvn, ai-je confirmé pour calmer Cokra. Elle croit que tu veux qu’elle sourie, c’est tout.

Je me suis tourné vers la Yu.

— Pas de mensonges. Même un sourire faux, il ne faut pas.

Son sourire a aussitôt disparu, plus par peur que par un effort conscient.

Plus tard, les enfants nous suivaient encore, encouragés par mes histoires. Certains mots du no m’échappaient, quoiqu’ils n’existent probablement pas. Je leur substituais ceux de la langue dai. « C’est quoi une rivière ? » demandaient-ils alors. « C’est quoi une forêt ? » Mousse, cascade, torrent… Autant de choses qu’ils ne pouvaient qu’imaginer.

— Raconte-leur l’histoire de Falma, ai-je encouragé Cokra.

— Falma ? Mais c’est pour les mômes.

J’ai pointé les enfants.

— Ouais, d’accord.

Et Cokra a fait renaître le vieux récit dans une langue qu’il n’avait jamais connue. Toca et les enfants l’ont écoutée religieusement, sans prêter attention à ses erreurs ni se formaliser lorsqu’elle butait sur un mot.

— C’est vraiment mignon, comme histoire, a dit l’aîné.

— Mignon, ouais, a admis Cokra. Et presque vrai, aussi. Mais ça dit pas que frères et sœurs ont malades et morts petit temps après, et que la mère a tué soi. Tout ça.

Ni le choc sur leurs visages ni leurs larmes n’ont empêché Cokra de continuer, car c’était la vérité.

— Tout est heureux si on omet assez de choses.

L’un des enfants s’est mis à gémir, puis trois des cinq ont hoqueté, bientôt suivis des deux autres. Seul Toca est resté de marbre, lui qui ne croyait pas au bonheur.

Le bruit a alerté leur mère, qui a ignoré sa petite stature et, rouge de colère, confronté Cokra.

— Honte à toi, Damo ! Honte à toi et aux tiens !

Mais Cokra n’avait pas honte.

— La Damo les a fait pleurer !

Le reste de sa tribu a lorgné Cokra avec consternation, n’osant en venir aux gestes avec la Dai gigantesque.

C’est Haölillyo qui s’est le plus offusqué.

— Elle a demandé à une Dhaemon de divertir ses enfants… À quoi d’autre s’attendait-elle ?

Un nouvel incident a aussitôt éclipsé celui-ci : la disparition d’un peigne. Leur colère oubliée et remplacée par une inquiétude palpable, les Yu nous ont approchés à pas rapide, laissant croire à Cokra qu’ils nous accusaient de vol. La Tick a sorti les griffes, forçant les Yu à courir pour échapper à son champ de vision comme à ses conclusions hâtives.

Les Yu cherchaient en réalité à nous prévenir de tuer le peigne sans tarder si nous le trouvions. Plutôt que de leur demander comment et pourquoi, ou la myriade de questions que l’esprit yu n’avait visiblement pas considérée, nous avons acquiescé et poursuivi notre route. Même l’Ælv semblait las de traiter avec les tribus.

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