Le Malla

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Sur le chemin du retour, tu as rêvé d’un horizon dévasté. Une solitude aiguë et insoutenable t’a réveillée alors qu’un kshara s’emparait discrètement de nos provisions. Tu l’as confronté.

— Ne te blesse pas de nouveau, t’ai-je conseillé. Il a une meilleure portée que toi.

J’ai aussitôt regretté de me mêler de tes batailles, mais le kshara te dépassait d’une tête. Tu as ignoré ses coups de bec et de corne et l’as fait fuir sans mal.

— Il a peut-être le bras long, mais il voit rien derrière lui, au moins. Pas comme… euh…

Tu as perdu le fil de tes souvenirs. Pas comme quoi ? Aucun exemple ne me venait, mis à part peut-être les pacikn, qu’on s’efforçait cependant de maintenir en vie.

Tu as secoué la tête, abandonnant la recherche futile, et nous sommes repartis.

*

Une odeur de corps brûlés nous est parvenue depuis le clan. Tu as accouru à pas anxieux. Un seul Riao alimentait le bûcher.

Kalan, qui était de garde, nous a accueillis gravement.

— Naox a tout le temps froid. Même près du feu et couverte. Froide comme la mort.

Tu l’as suivie au pas de course jusqu’à la hutte de Naox, espérant de toutes tes forces. Elle tremblait et se rigidifiait tour à tour.
Sourcils froncés, tu as réprimé ton désarroi. Inutile d’inquiéter davantage le clan.

— Pas de morsure ?

— On a vérifié, mais y’a pas de traces. C’était pareil pour Ouli. Ça peut être qu’une maladie.

— Merde, as-tu dit entre tes dents.

— Le malla, nous a signalé Awaut en arrivant. Ne touchez ni la salive ni le sang des infectés.

— On sait, a grogné Kalan. C’est pour ça qu’on a brûlé Ouli.

Caurra a couvert Naox d’un kælm supplémentaire.

— Le pauvre. Sa mort servira à rien.

— Heureusement qu’il avait déjà une descendance.

— On peut l’enterrer et planter un arbre sur sa dépouille, comme les Ælvn.

— L’arbre au moins vivra de son corps… C’est mieux que rien. On peut faire ça.

— On a assez d’herbes de vasha ?

— Assez pour tout le monde, si ça s’éternise pas.

— On a aussi préparé des bouillons.

Tous les Riaon en état s’affairaient. Leur angoisse me pesait.

— Les Dai ne craignent pas souvent leur ennemi.

— C’est pas vraiment un truc qu’on peut vaincre comme ça, m’as-tu répondu. Et c’est la maladie qu’a détruit le clan Moska, y’a pas de quoi rigoler.

Awaut et moi avons pris nos distances avec les souffrants comme avec les Dai a priori sains afin de ne pas contaminer Kwashil par mégarde. Les victimes du malla augmentaient au fil des jours ; la frustration se mêlait aux marasmes.

— Pourquoi tu descends pas ton âme, Caei ? t’a demandé Aoka. On en aurait besoin maintenant !

Il était inévitable qu’on te pose la question un jour ou l’autre. J’avais entendu des Riaon reprocher à Royan de t’avoir secourue à Yudælla, croyant que la mort t’aurait éveillée, dotée des pleins pouvoirs des koxjin. Ils pensaient que tu aurais alors pu pourfendre le malla, de même que tous leurs adversaires.

Tu ne lui as adressé qu’un monosyllabe désintéressé, concentrée à broyer des herbes de vasha.

— Pourquoi tu veux pas nous le dire ? a insisté Vio. On est du clan, quand même.

Tu as levé la tête de ton ouvrage, confrontée à l’impuissance des mots.

— Je sais pas comment l’expliquer. Kaz comprend peut-être.

On m’a aussitôt cherché pour que j’ouvre les portes de ton esprit. Des impressions tantôt familières, tantôt étrangères m’ont envahi, où j’ai trouvé la réponse à leur question.

— Je comprends. Mais il n’y a pas de mot. Ce n’est pas… désirable, c’est tout ce que je peux dire.

— Pas désirable pour qui ?

— Pour Caei, pour les koxjin.

J’ai haussé les épaules.

— Pour tout le monde.

Les Riaon ont sourcillé.

— Mais tu peux pas nous dire pourquoi ?

Comment verbaliser ces sensations ?

— Descendre serait… douloureux ? Non, ce n’est pas ça. Mais les conséquences vous changent. Même si… même si on ne fait que redevenir qui on était… Qui on est.

— Donc c’est chaud pour Caei, d’accord. Mais si on a besoin de sa force ?

— Je décide pas consciemment, tu sais, as-tu répliqué. J’ai pas envie, donc ça n’arrivera pas.

— Et y’a pas moyen de te faire vouloir ça ?

— C’est le truc pour lequel y’a pas de mot. C’est pas désirable. Pour moi, pour toi, pour les autres.

— Mais quand tu appelleras ton âme, ça voudra dire qu’il est temps ? Donc ce sera une bonne chose ?

Tu l’ignorais.

Si je décide de l’appeler.

Tu ne l’as pas laissé paraître, mais l’idée de décrocher ton âme te perturbait. L’implication d’un tel geste s’égarait dans de vastes brumes : tu ne voulais pas t’éveiller. Y serais-tu contrainte et serait-ce d’aucune aide ? Tu ne savais ni comment ni pourquoi, ni même si tu risquais de te perdre. Resterais-tu toi-même ? Il t’est apparu impératif de t’agripper fermement au sol et à sa réalité.

— Karezial a compris pourtant, se sont plus tard dit les Riaon. Donc c’est pas un truc que seuls les koxjin peuvent saisir.

— À moins que…

— Tu t’es déjà dit que, peut-être, le Kwashil est pas comme nous ?

— Tu veux dire… ?

— Il lit les âmes. Et maintenant, il comprend les koxjin ? Je connais pas d’autre koxaso qui peut faire ça.

Un frisson les a parcourus. Même proches, amis ou alliés, les koxjin mettent toujours les jeunes âmes en émoi.

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