Karezial
La tribu atteignait enfin l’oasis tant attendue. Les Yu se sont rués sur l’eau, ne montant les abris qu’après avoir calmé leur soif, puis se sont chargés d’entretenir le jardin perdu au milieu des sables. Nous avons mené les Mædn à la source. Haölillyo cueillait de quoi manger, tandis que Cokra et moi attrapions et cuisions des bêtes malchanceuses. Nous séchions de la viande et les fruits de la récolte de l’Ælv pour nos réserves quand Shidjaovesh nous a approchés :
— Merci d’avoir partagé vos histoires.
— De rien, lui a dit Haölillyo quand il a compris que nous n’allions pas répondre.
Il avait plus l’habitude que nous de ce type de platitudes. Shidjaovesh a plissé ses yeux pâles et souri. Il a croisé mon regard et maintenu le contact. Que voulait-il ?
— À nous de vous raconter des histoires.
Haölillyo et moi nous sommes tournés vers Cokra qui a haussé les épaules, indifférente. À l’invitation du jeune adulte, nous avons rejoint un cercle autour du conteur de la tribu. Il frappait des mains en rythme, bientôt imité par les siens. Une Yu a joué d’une flûte et l’orateur, très à l’aise avec le dialecte no que nous l’obligions à parler, a commencé son récit :
— Un chasseur du peuple de la lune rose sur un lit de flammes aimait une étoile sur un ciel de nuit étoilée.
— … Quoi ?
À l’expression de mes compagnons, je n’étais pas le seul à ne pas comprendre.
— Le chasseur roux a la peau claire, a patiemment expliqué le conteur, et il aime une jeune fille pâle aux cheveux noirs et brillants.
— Oh ! C’est très joli ! Comment décririez-vous notre ami Elu ?
Le Yu a réprimé son agacement.
— Étoile sur un lit de sable, du peuple de Mur.
— Magnifique, ai-je dit sans mentir. Et Cokra ? Et moi ?
— Votre peau est trop sombre, Damo. Nous n’avons pas d’expression.
J’ai froncé les sourcils malgré moi.
— Vous ne pouvez pas en inventer une ?
— Elle ne serait pas jolie de toute façon.
J’ai serré les dents pour retenir un juron.
— Qu’il aille se… a commencé Cokra.
— Avec des cheveux comme les tiens, l’a interrompu Shidjaovesh, les histoires diraient que tu viens du peuple de la poussière. Et Cokra, du peuple des cendres.
— Pas d’objets célestes pour moi ?
— Les couleurs de terre n’excitent pas la corde poétique des conteurs, a-t-il avoué en se grattant la nuque, gêné. Désolé ! Moi aussi je viens du peuple de la poussière, si ça peut te consoler.
L’orateur a tapé du pied. Shidjaovesh a sursauté et lui a fait signe de poursuivre.
— Le chasseur n’avait personne à qui narrer ses rêves…
— Comment ça ? ai-je à nouveau coupé.
— Ça veut dire…
— Ça suffit ! a protesté le conteur. Shidjaovesh, va raconter l’histoire aux Damo ailleurs.
Cokra a profité de son renvoi pour s’allonger seule au bord de la source. Shidjaovesh m’emmenait à l’écart, penaud et… troublé ?
— Je sais pas quelle histoire il allait raconter, s’est-il excusé.
— Qu’est-ce qu’il disait sur les rêves ?
— Eh bien… les rêves sont la porte de notre esprit, alors on peut les dire qu’à nos proches. Quand on n’a personne à qui les confier, c’est qu’on est très seul.
Ses mots m’ont rendu pensif. Les sentiments d’inconnus accouraient sans cesse vers moi. Leurs esprits ne me fermaient jamais leurs portes et, avec quelque effort, je lisais des souvenirs qui n’étaient pas les miens. Peut-être qu’avec moi, personne n’était vraiment seul.
Sans histoire à raconter, Shidjaovesh a fait du ciel nocturne sa toile.
— Tu disais que les étoiles sont des Mur lointains ? La possibilité m’avait jamais effleuré. Le monde des Damo et des Elu paraît… tellement vaste. Ici, on dit seulement que chacun des points de lumière est une prière.
— Votre monde est fait d’espoir, alors.
Il a ouvert la bouche et m’a observé.
— Tu as un regard différent. C’est rafraîchissant.
Il a ri doucement.
— Est-ce que vous jouez au jeu des constellations, à Shal ?
— « Constellations » ?
— Des dessins qu’on forme avec les étoiles.
— Ah, les Elu ont ça.
— Si on relie assez d’étoiles sans en réutiliser, on peut faire un vœu.
Nous avons joué. Jusqu’à ce que Shidjaovesh m’apprenne le nom de la prière que je venais de lier.
— Le Berceau, m’a-t-il soufflé avec mélancolie.
Ce n’était pas le sentiment que je ressens en toi. Pas la nostalgie poignante pour ce qu’on a connu, mais une émotion nébuleuse, éthérée. Le manque envers ce qui nous a peut-être un jour appartenu, si l’on en croit les siens, envers ce dont on ne sait rien, et sur lequel tous nos rêves peuvent se greffer.
— Tu crois vraiment aux histoires de ton peuple.
Il a baissé les yeux.
— Nous avons seulement le passé. Si c’est vrai. Rien d’autre.

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