Karezial
Shidjaovesh cherchait fréquemment ma compagnie depuis cette nuit-là, et je ne la lui refusais pas. Tout comme Haölillyo construisait son savoir des Mædn à partir de ses entretiens, je construisais celui de cette tribu.
Les Yu auraient pu avoir l’allure du mystère, ai-je songé, tant nous méconnaissons leur culture. Mais cela n’est vrai que parce que les derniers des trois espèces n’intéressent pas les miens.
Shidjaovesh s’est moqué ; j’ai rougi de honte.
— Donc si j’ai bien compris, a-t-il dit, un grain de sable…
— Oui.
— … très très lourd…
— Mmh… oui.
— … a explosé ?
— Oui ?
— Sans raison ?
— Oui...?
— Et vous savez pas pourquoi ?
— Non.
Il a gardé son sourire taquin.
— Avoue que c’est un peu ridicule.
— Hé ! Ce n’est pas pire que vos histoires d’aigle à peau de lézard.
— Mais c’est un œuf ! Bien sûr que le monde est né d’un œuf, c’est logique !
— Tu peux remplacer le grain de sable par un tout petit œuf, si tu veux.
Il s’est mordu la lèvre, incrédule.
— Je sais pas lequel est le plus absurde entre vos kogunshi et ça.
— Je croyais que tu prenais les koxjin pour des dieux oubliés ?
— J’ai peur de ça… Pourquoi mon peuple aurait volontairement oublié des dieux ? C’est dangereux…
Dangereux ?
— Vos dieux vous font du mal ?
Il a surveillé les alentours et jeté un regard furtif au ciel.
— Ça arrive... Les kogunji aussi ?
— À leurs ennemis, ai-je dit en haussant les épaules. Comme tous les Damo. Tu te souviens de Peliamin ?
— Oui. Je pense pas que c’était un dieu, parce qu’il avait pas de magie. Son adversaire par contre, peut-être.
— Palahim, le héros Tichek.
Il a acquiescé.
— Tu connais d’autres sorciers kogunji ?
— À part Caei, la plupart ont foulé nos terres il y a très longtemps. Certains Elu croient que les… les chefs de Shal en sont, mais c’est peu probable. Parmi ceux dont on est sûrs… après Peliamin, Malakei est la plus notable.
— Vous en avez parlé. C’est une mauvaise kogunji.
Je me suis tu un instant. Difficile de défendre Malakei dont il nous reste peu de traces et dont nous ne connaissons plus que le succès macabre. J’ai inspiré profondément.
— Malakei… était une koxji ancienne. Les koxjin sont déjà anciens, alors je te laisse imaginer les éons qu’elle a traversés. Il semble qu’elle s’était donné pour mission de restaurer les liens brisés entre le pays voisin de Pjenk’êsu et le royaume de Lyaasüe, le nom que portait Shal à l’époque. D’après les Elu, Malakei a appris quelque chose de terrible en Pjenk’êsu. Les démons du désert lui auraient enseigné la force de l’ombre et l’auraient nourrie de paroles venimeuses.
— Oh. Et ?
— À mon avis, ce sont des inventions de leur part. On ne contrôle pas les koxjin.
Shidjaovesh a hoché la tête. Ses dieux non plus n’obéissent pas aux commandes des mortels.
— Tout ce qu’on sait à coup sûr, c’est que deux clans ont disparu suite à ses actions. Le clan Rreu, et un autre dont on a perdu le nom.
Le Yu a eu l’air peiné.
— Elle a beaucoup tué…
J’ai acquiescé.
— Comme nos dieux, a-t-il ajouté.
J’ai pris une poignée de sable que j’ai laissé s’écouler, sitôt emporté au loin par le vent.
— Est-ce que vous les pardonnez ? Est-ce que vous leur pardonnez toutes les vies volées ?
Il a considéré ma question sérieusement, mais sa réponse n’a pas changé :
— On n’a pas à pardonner les dieux. Ils font ce qu’ils veulent. Il faut l’accepter.
— Qu’en est-il des Damo ? Quand ils vous ôtent l’âme ?
— C’est horrible, a-t-il soufflé.
— Et vous-mêmes ? Quand vous tuez ?
— C’est… nécessaire.
— Pourquoi vous en prenez-vous à la tribu ?
— … Lorsque c’est nécessaire.
J’ai claqué la langue ; sa nervosité s’est accentuée.
— Je suis pas sûr.
— Et les petits frères des Damo ?
— Les petits… ah ! Il y a aucun mal à ça, a-t-il dit, certain cette fois-ci.
Ma déception a dû colorer mon visage, car il a regretté sa réponse.
— Shidjaovesh, quelle est la créature la plus insignifiante à vos yeux ?
— Les insectes.
Nulle hésitation. J’ai froncé les sourcils.
— Pourquoi est-ce qu’on ne serait pas les égaux de cette fourmi-ci ?
J’en ai pointé une dont la petite colonie survivait à l’étendue désertique. Shidjaovesh a d’abord cru que je me moquais de lui. Il a toutefois décidé de jouer mon jeu :
— Pour commencer, tu parles même pas à la fourmi.
— Mais la fourmi n’en a pas besoin. C’est nous qui requerrons trop de choses. Le besoin de comprendre, de classifier, de poser des questions… La fourmi est, voilà tout.
— Ta fourmi a ses propres besoins, à peu près autant qu’un caillou, a-t-il répondu en empoignant une roche plate. Est-ce qu’il est mon égal aussi ?
Je lui ai pris la pierre des mains, semblable à celles que Cokra confiait à ses amis, pour la porter à mon oreille. J’ai fait mine d’être surpris et l’ai incité à l’écouter. Je l’ai posée contre son oreille en la tapotant rythmiquement. Shidjaovesh, un instant sidéré, a souri en réalisant la supercherie.
— Remarque intéressante, ai-je concédé, mais la pierre manque de vie. D’après vos propres standards, elle occupe une catégorie entièrement différente. Je ne dis pas que le sol que je foule n’a aucune valeur, au contraire, mais il ne craint pas qu’on le piétine, tandis que la fourmi en serait aussi ennuyée que moi.
Il a reposé la roche qui avait perdu son peu d’utilité.
— Comment est-ce que tu le sais ? Tu peux même pas le demander à la fourmi.
J’ai haussé les épaules.
— Elle fuit le danger et se bat pour sa survie. Ça me suffit. Je ne parlais pas le yu au début, mais je savais que vous n’aimiez pas qu’on vous marche dessus.
— Et pourtant, est-ce que votre espèce nous traite en égaux ?
J’ai étendu mes ailes et me suis frotté le cou.
— Mon espèce… a beaucoup de défauts.
Il a ouvert la bouche, sans mot dire. Il m’a regardé, anxieux, mains jointes.
— Je vais souffler une prière au vent, en enterrer une dans le sable, et en brûler une aux flammes.
— Une prière pour quoi ?
Il m’a considéré, le cœur bruyant.
— Si je le dis, ça se réalisera pas.
Mais je savais ; je lisais son âme comme toutes les autres.
Comme j’aimerais ne jamais avoir pu le lire.
À ce moment-là, pourtant, il me rendait si heureux.
Un cri a retenti depuis l’arrière de la file de Yu. Une femelle avait trouvé le peigne manquant, ou peut-être l’un des dizaines d’autres qui lui ressemblaient en tout point, qu’elle a promptement cassé en deux.
— Elle dit qu’elle a tué le démon ! a traduit Shidjaovesh.
La Yu brandissait fièrement les deux moitiés du terrible monstre.
Haölillyo l’a ignorée, Toca béait, Cokra a roulé des yeux et j’ai distraitement acquiescé. Nous n’allions pas féliciter quelqu’un, même une Yu, pour avoir vaincu un bout d’os.
Un mâle a paru la réprimander.
— Il dit que ça devait être un tout petit démon de rien du tout si elle y est arrivée.
La femelle a laissé libre court à sa colère. Le mâle la jalousait pour un bête peigne ? Il l’a frappée pour son insolence. Cokra a enragé et s’est approchée du Yu, arme à la main.
— Cokra, Cokra ! ai-je appelé en m’interposant physiquement.
— Je le découpe et on se casse, Kaz ! Ras le cul des Yu !
— Ne reste pas planté là et cours, ai-je dit au mâle.
— Pourquoi tu l’aides ? C’est un con ! Je crois peux pas vous soutenez même pas clan votre ! a-t-elle crié à la tribu. Votre situation est tellement merde déjà.
J’ai relâché Cokra. N’avait-elle pas raison ? Au bord de l’extinction, les Yu survivent fragilement dans un désert qui refuse la vie. Les éléments, leurs dieux et ma propre espèce cherchent à les tuer. Ils ne peuvent compter que sur les leurs. Leur union seule les sauve, pour l’instant, de l’anéantissement. Et pourtant, ils persistent à s’entre-déchirer.
Un clan dai aurait aussitôt banni ce Yu pour ses actions, mais cette scène se répétait ad nauseam au sein des tribus, où des Yu insignifiants en traitaient d’autres comme une espèce inférieure.
Ne comprenaient-ils pas qu’ils appartenaient tous, ensemble, à l’espèce inférieure ?
Cokra a rattrapé l’agresseur qui s’était enfui après avoir surmonté sa paralysie. Elle a porté la main au cou du Yu et, contre toute attente, ne l’a pas tué sur le champ.
— Bannissez ou pas, lui ? a-t-elle fulminé.
Toute la tribu s’était arrêtée après avoir relevé la Yu et observait la scène trop récurrente à leur goût : l’un des leurs aux griffes d’un Dai.
— Dites vite ! Il meurt ou il bannit ? Il attaque vous !
Mais le silence a persisté.
Cokra, dégoûtée, a jeté au sol le mâle toussant et crachant.
— Jamais vous attaquez la tribu ! C’est… tout le monde sait ça ! La bande de malades, a-t-elle ajouté en dai à notre intention.
— Ce ne sont pas nos affaires, a grondé Haölillyo.
— Rien à carrer.
— Pourquoi leurs histoires t’affectent-elles autant ? Ce sont seulement des Yuman.
— On touche pas à son propre clan, c’est tout. C’est dégueulasse de faire ça.
Les Yu n’avaient toujours pas bougé. Haölillyo a soupiré.
— Évitez de violenter les vôtres et la Damo devrait se calmer.
— C’est vraiment une femelle ? a rauquement demandé le Yu en se frottant la gorge. Elle est ni jolie ni obéissante. Pourquoi vous la gardez ?
J’ai serré les poings. D’une source rarement puisée, ma propre colère a parcouru mes veines, mêlée à celle dont m’imprégnait le Yu. Que savaient-ils de la valeur d’une jeune âme ?
— Je vais lui fermer les yeux pour toujours quand elle dormira ! a-t-il promis.
Haölillyo a soupiré de nouveau, comme si l’espèce entière le décevait. La tribu l’a imité, d’aucuns incitant en gestes l’importun à se taire.
— Si t’y arrives, tu mérites vivre, lui a dit Cokra avec grand sérieux.
Elle a fait hésiter le Yu, très tenté. Toca s’est posté bras croisés devant la Tick, comme pour la protéger, elle, ou plutôt son tibia qu’il dépassait à peine. Elle lui a tapoté la tête avec un sourire réservé à ceux de son clan.
*
Les Mædn ont averti que leur chemin bifurquerait bientôt de celui des Yu. Elles suivraient les terres ocre, où leur nourriture exotique abonde, pour donner naissance à la prochaine génération. Haölillyo les accompagnerait, nous a-t-il dit. Il emmènerait donc Toca, et Cokra n’attendait que de pouvoir quitter les Yu. J’étais le seul indécis, mais personne n’avait plus vu aucun signe de toi depuis des jours. Il était temps d’explorer de nouvelles pistes, d’autant que nous nous étions écartés de la ligne droite que tu semblais tracer depuis Riao.
Quand Shidjaovesh l’a appris, il m’a attiré à l’écart de sa tribu. Il avançait précautionneusement en surveillant les alentours. Le cœur battant comme s’il avait couru pour sa vie, il m’a tenu la main en silence. Je n’ai rien trouvé à dire, cherchant ses yeux baissés.
Son regard clair et aimant a enfin rencontré le mien. J’y ai lu des choses indéfendables et, mû par un élan semblable, je l’ai embrassé. Je m’étais amouraché de ce Yu.
Je me suis abandonné à la délicatesse qu’il déposait sur mes lèvres. Toutes les sensations de tous les amants transis qui avaient jamais croisé mon chemin se réverbéraient.
Mon premier baiser. Avec un Yu. Loin des miens et de nos terres.
Il a porté sa main libre sur sa poitrine, qu’il a frappée par trois fois. « Tu fais battre mon cœur », ai-je compris plus tard.
Quelle folie, me suis-je alors dit. Quelle idiotie. Il mourra dans moins d’un siècle, comme le reste de son espèce.
J’ai ouvert les yeux. Venais-je vraiment de songer à vieillir ensemble ? J’avais une mission ; pas question de passer un huitième de vie dans une tribu. Shidjaovesh m’a adressé un sourire aussi doux que ses baisers.
Nul besoin de lire son âme pour deviner ses pensées.

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