Tournés vers les cieux

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Royan devenait distrait. Il ne nous entendait pas l’appeler, perdait le fil des conversations, rougissait à proximité de Niashæl et versait les bouillons à côté des bols. Ses coups de marteau manqués marquaient ses doigts au point que le clan l’avait surnommé Ivre-de-Ciel, où son regard s’abîmait souvent. Tu t’inquiétais pour lui, même s’il souriait aux koxjin accrochés là-haut. L’ensemble du clan, en comparaison, vivait le crépuscule de ses jours. Carunae est tombée de fatigue un soir ; sa chaleur la fuyait. Là où l’infection l’avait affaiblie, le malla s’était immiscé.

Les poings serrés, tu as pénétré la hutte où l’ancienne Naræs s’éteignait malgré les soins d’Askai. Il s’est dispensé de te rappeler d’éviter le contact physique, auquel tu te dérobais volontiers. Tu t’es pourtant surprise à retenir la main qui s’avançait vers elle.

Ta mère t’observait, un sourire aux lèvres ; l’effet de la fièvre, peut-être.

— Je n’ai pas été là pour vous. Pour mes enfants.

Attendait-elle une réponse ? Tu ne pouvais tout de même pas lui dire qu’elle avait raison. Si ?

— Tu te rattraperas, as-tu menti.

Elle a ri faiblement.

— Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire de Lamme ?

Aucune de vous n’avait le temps pour des histoires, mais Niashæl aurait trouvé impoli de refuser ses dernières volontés à une mourante, alors tu as secoué la tête. Carunae a chantonné un air inconnu, puis entonné ses paroles tristes :

e fiily vaila Lamme
patya vaameraae motsadmeya kaeme
e fiily krshka Lamme
markam motsa koofwaalae
uu yavem feelmaalshe kaksee omadi
gwol gorran ancas askinnye
veo saærl kyeslemce
kraperi yavemkaem fiilype
e tsarayaem kakopya pearayashtaeya
e yæn amra Lammenya zac
akshare kox fey

Et Lamme pleura des larmes de joie

Quand l’aîné se jeta au secours du cadet

Et Lamme pleura des larmes de douleur

Quand ses deux enfants furent tombés.

Ô, le goût doux-amer de la chair familiale.

Plus proche que jamais,

Infiniment plus lointaine.

Leur chair était salée des larmes de Lamme

Et disparut à nouveau dans le corps qui les avait engendrés.

Et quoique Lamme vive

Son âme s’était déjà éteinte.

Quand elle a cessé de chanter, le silence s’est appesanti.

— Je vous ai toujours aimés, ton frère et toi.

Elle avait la voix et les mots faibles.

— Je suis rassurée de partir avant vous.

Tu n’avais pas d’opinion sur le sujet, mais n’as pas trouvé utile de le partager.

— Vous avez même commencé à vous entendre.

— Je suppose qu’on s’est rabibochés. C’est un cul serré comme tous les Ælvn, mais c’est un type bien, je crois.

Elle t’a sondée.

— Tu as l’air tellement normale…

Tu as froncé les sourcils. Elle passait directement aux insultes ?

— Et pourtant… Tu nous quitteras, je le sens.

Tu as haussé les épaules. Tout le monde meurt.

— Est-ce que tu te souviens du jour où tu as dit que tu devais fonder Yudælla ? C’est à ce moment que j’ai su que tu étais koxji. Ils n’ont jamais aucune raison de faire ce qu’ils font. Et ils partent toujours.

Elle a tremblé une dernière fois, puis cessé de ciller. Elle s’était envolée. Comme une koxji.

La raison de ton existence, la source de toutes tes joies et peines. Inerte.

Ainsi s’est éteinte la Naræs qui avait survécu à la forêt, à son frère et à son clan ; elle avait aimé un Ælv et traversé des failles qu’aucun autre Dai n’oserait approcher, et tu te demandais seulement si Nyemëlls t’en voudrait.
Une stupeur silencieuse t’a envahie. Tu ne connaissais toujours pas cette personne qui t’avait donné la vie puis s’était enfuie. Tu éprouvais de la colère à son égard, sans qu’elle la mérite entièrement. Tu ne connaissais pas cette ombre à la lisière de tes jours ; cette inconnue qui t’approchait, le désespoir au bord des yeux ; qui s’agrippait furieusement aux rives de ton âme. Tu ne lui avais pas facilité la tâche. Personne ne t’avait jamais simplifié la vie, croyais-tu, alors tu en avais fait de même. À celle qui aurait dû être ta mère.

La Naræs était vraiment morte, cette fois. Tu étais Naræs, à présent, pour de vrai. Mais pas à la hauteur ; jamais. Peut-être réussirais-tu à le dissimuler, à faire semblant de savoir t’y prendre, et qu’à force de prétendre, tu y parviendrais.

Il te manquait le savoir-faire de Carunae. Ta force seule comblerait-elle tes lacunes ? Personne ne pouvait plus t’exiler, mais personne n’avait besoin de toi non plus. Aucune petite Caei n’espérait que tu restes à ses côtés. Il y avait certes Royan, mais c’était toi qui craignais qu’il s’en aille un jour.

Que dirais-tu à Nyemëlls ? La vérité, évidemment. À quel point se sentirait-il blessé ? Pleurerait-il votre mère ? Ou les enfants de Carunae seraient-ils les seuls que son trépas indifférerait ?

Tu as regretté d’avoir renoncé à te rapprocher d’elle. Même si elle revenait d’entre les disparus, pourtant, tu garderais tes distances. Elle t’était trop étrangère. Le seul souvenir précis en sa compagnie était le pire de ta vie. Et surtout, tu ignorais comment te rapprocher d’elle, comment te rapprocher des autres sans artifices. Ce talent te manquait. Les gens s’invitaient d’eux-mêmes dans ton cœur ou n’y entraient jamais.

Tu considérais le corps inutile, inconsommable. La pire des morts ; dans un lit, loin du combat, sans dernier but, sans avoir défendu ni nourri. Vaine. Futile. Pire qu’un nouveau-né.

Pas étonnant qu’elle m’abandonne encore. Est-ce que le malla l’aurait tuée si elle s’était pas battue contre le Rokian ?

Tu n’aurais su dire ce que tu ressentais, à supposer que quoi que ce soit t’agitait l’âme.

— Je saurai jamais ce que c’est d’avoir une mère, as-tu murmuré au bloc de chair morte. Et tu sauras jamais ce que c’est de l’être.

Tu as gardé une pensée pour toi, une idée que tu n’osais pas même partager avec le corps éteint. Il y a plus d’une façon d’être fort. Tu admirais Carunae de s’être opposée à son propre peuple, à ses propres préjugés.

Mais ça, tu ne le dis jamais. Ni à elle, ni à personne.

*

Malgré les éclaircies en présence du loup jovial, l’humeur de Niashæl s’assombrissait. Le décès de Carunae lui pesait plus qu’à quiconque. La main tendue de cette inconnue, Niashæl n’avait jamais regretté de l’avoir saisie.

Elle a ajouté son propre message à ta lettre pour Nyemëlls. Il avait eu l’intention de mieux connaître sa mère, alors Niashæl a épuisé plusieurs pacikn à lui raconter tout ce dont elle se souvenait. Tu as songé, non sans dépit, que tu n’aurais pas trouvé tant de choses à dire sur l’auteure de tes jours. Peut-être étais-tu seulement plus concise que la tigresse blanche.

Niashæl continuait d’écrire sa lettre auprès du feu quand tu t’es endormie.

Tu t’es éveillée dans une clairière, désorientée. Où étions-nous, Royan, Niashæl et moi ? Que faisais-tu hors du clan ? La sueur de ta fièvre sur ton front. Tu l’as essuyée, couvrant ta main de sang. Perplexe. Douleur lancinante à l’abdomen. Tu as inspiré avant de relever la tête, sans comprendre ce que tu voyais. Tu as fermé puis rouvert les yeux, mais la scène n’avait pas changé : quelque chose t’avait dévoré le côté droit. Tu t’alarmais. Tu t’efforçais de te redresser, mais ton bras te manquait maintenant jusqu’à l’épaule. Tu piégeais un cri de frustration et de douleur entre tes dents quand tu as entendu au loin la voix de Royan. Tu l’as appelé, au risque d’avertir des prédateurs. Tu l’as appelé en toussant du sang. Sa voix se rapprochait progressivement.

« Caei ! Réponds-moi ! » ordonnait-il. « Réveille-toi ! » implorait-il.

Tu as ouvert les yeux. Tu frissonnais, habitée par un froid viscéral.

— Oh non.

Presque pire que ton rêve.

— Laissez surtout pas savoir que la Naræs est malade, même aux alliés ! a feulé une voix que tu n’as pas reconnue de suite.

Royan t’a pressée de boire à un bol, enroulée dans une couverture supplémentaire et rapprochée du feu. Tu ne pouvais que soupirer en grelottant.

Tu n’as gardé qu’un souvenir très flou des jours suivants. Tu ne ressentais plus qu’un froid glacial.

Tu as éternué et Royan t’a quittée, sans doute écœuré par ta faiblesse. Tu as regardé son dos s’éloigner par l’embrasure, trop chétive ne serait-ce que pour l’appeler. Il est possible que des larmes se soient mêlées à ta sueur. Tu as sombré dans un sommeil agité où des créatures aux appendices trop nombreux s’agglutinaient à ton chevet, sous un ciel d’une couleur qui n’existe pas, envahi de lumières bruyantes.

Tu as rouvert les yeux, pressée d’oublier ces délires incohérents, et soulagée de voir Royan nourrir le feu. Tu t’es probablement rendormie, car ton souvenir suivant a eu lieu de nuit. Niashæl te servait une purée de fruits cuits. Tu aurais voulu les repousser, mais ta force t’avait parfaitement abandonnée. Tu n’as pas eu le temps de t’apitoyer que tu fermais de nouveau les yeux. À ton réveil, Royan t’enroulait dans un kælm supplémentaire. Quand il t’a touché le front pour vérifier ta fièvre, tu as enjoint ta main d’attraper la sienne, sans résultat. Tu as pu émettre un demi-soupir avant de succomber de nouveau au sommeil.

Le loup était toujours là, à ton énième réveil. Sur le point de s’en aller. « Reste », essayais-tu de lui dire. Puis tu t’es accommodée de ton silence forcé, car ton amitié n’apportait plus rien au Rokian. Pris d’un étourdissement, il s’est rassis néanmoins, le temps de se ressaisir. Tu as rassemblé les vestiges de tes forces pour enlacer son dos. Il t’a ébouriffé les cheveux. Il ne te restait que l’énergie d’espérer qu’il comprenne ta gratitude avant de te rendormir, laissant Royan se dégager de ton emprise fragile.

— … t’a acceptée en totalité, après tout.

— Tu penses ? Mais je suis seulement moi. Elle croyait devoir faire de la place pour un peuple entier. C’était… bondé. Je suffoquais, à vrai dire. Et de toute façon, est-ce que je suis obligée d’aimer tous ceux qui ne détestent pas ce que je suis ?

— Quoi qu’il en soit, je l’ai trouvée ouverte envers nous. Elle nous a acceptés sans se montrer hautaine et a fait l’effort de parler dai. Je pense que tu devrais finir les choses correctement.

— Mais je ne suis pas revenue depuis des cycles ! On ne s’est même pas écrit, elle ne croit quand même pas...?

— C’est une Ælv, bien sûr que si. La moitié des parchemins qu’on m’a fait copier traitaient d’âmes sœurs. Je ne serais pas étonné qu’elle pense vieillir avec toi.

— Mais c’est ridicule.

— Ils le font tous, je te ferais dire. Tu n’as pas remarqué que leurs unions datent presque toutes de leur enfance ?

Tu as entendu Niashæl hoqueter.

— Qu’est-ce qu’il se passera quand elle réalisera que l’amour de sa vie fricote avec un Rokian ?

— On s’était disputées de toute façon, je pense vraiment qu’elle…

— Quoi ? À cause de Caei ?

— Chut, a-t-elle fait, gênée.

— Écris-lui, c’est tout.

Niashæl s’est retournée sur quelque chose d’apparemment rassurant.

— Oh ! Va chercher Royan, elle se réveille.

— Il dort.

— Hm. Laissons-le, alors.

Tu as senti la main de la tigresse sur ton front. Tu n’avais plus si froid. Tu n’avais plus froid du tout. Tu avais même beaucoup trop chaud sous cet amas de couvertures.

— La fièvre est partie.

Tu as entendu un soupir apaisé. Tu devais t’admettre satisfaite de découvrir que ta survie réconfortait quelques Dai au moins. Le plus soulagé de tous était Royan, qui t’enserrait si fort que tu as cru mourir pour de bon. Comment, même malade, même délirante, avais-tu pu douter de son amitié ? Tu lui as rendu son étreinte.

— Me laisse pas, d’accord ?

— Jamais.

Il a ri en se frottant le nez.

— De toute façon, je pourrai pas perdre ta trace avec tous les bains que t’as manqués !

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